Articles de yona-ghertman

  • Le prix du repentir

    LE PRIX DU REPENTIR

     

     

    Mamie en colere

     

    Le Talmud est entrelacé de textes de portées différentes. La distinction entre des textes à visée strictement légale et des textes de forme narrative ou homilétique, les aggadot, a tout son sens. Mais certains passages semblent devoir se dérober à ce classement.

    Le traité Souka nous en fournit un très curieux exemple. Dans ce passage , le Talmud traite de la possibilité de réaliser un commandement au moyen d’un objet volé. In fine, les maitres statuent sur le cas d’une Souka dont les branchages qui en constituent le toit,  proviendraient d’un vol.

    La Guemara (31a) dit qu’une telle Souka permet de s’acquitter du commandement d’habiter la Souka.

    Cette solution pour le moins étonnante se justifie de manière très précise. Le vol est, c’est une évidence, totalement prohibé par la Tora et ce quelle que soit la personne lésée. L’objet volé doit faire l’objet d’une restitution. Dans certaines hypothèses, cette restitution pourra faire place à une réparation pécuniaire.

    En l’espèce, les branchages ont été intégrés au toit. Les maitres du Talmud ont créé une loi spécifique à ce genre de cas : le décret des repentants ou plus précisément ici le « décret de la poutre ». Le cas princeps est le suivant : un voleur subtilise une poutre qu’il intègre à la structure de sa maison. La stricte loi de la Torah devrait l’obliger à démolir sa maison pour restituer cette poutre à son légitime propriétaire. Mais les Sages ont estimé qu’une telle exigence aurait un effet inacceptable. Face aux désagréments que crée une telle situation, les auteurs de vols pourraient-être découragés de se repentir. : le passif moral si lourd soit-il ne doit pas peser sur le fauteur au point de l’empêcher de s’amender.

    Les Sages ont donc décrété que dans un tel cas la poutre deviendrait la propriété du voleur, qui en revanche devra rembourser la personne lésée.

    C’est une déclinaison de ce principe qui va être mise en œuvre dans le dialogue exposé par la Guemara.

    Les serviteurs de l’Exilarque avaient volé du bois à une vieille dame, matériau qu’ils avaient intégré dans rien moins que la Souka de leur maitre. Cette femme s’insurge et hurle : « l’exilarque et tous les rabbins de sa maison sont installés dans une Souka volée ! ».

    Rav Nahman se trouvait être le responsable des gens de l’exilarque. Et celui-ci ne réagit en rien à ces accusations publiques. La femme poursuit de plus belle en faisant appel à une référence quelque peu elliptique : « quoi donc ! Une femme dont le père avait 318 serviteurs crie devant vous et vous n’y prêtez pas attention  ? »

    Rachi nous enseigne que le père en question est le patriarche Avraham. La femme spoliée en appelle donc à son ascendance abrahamique.

    Rav Nahman se tourne vers ses élèves et dit : « elle n’est qu’une braillarde, elle n’a droit qu’à la valeur des [planches] de bois . »

    Du simple point de vue du récit on peut synthétiser ainsi ; une vieille femme spoliée réclame la restitution des bois qu’on lui a volés et qui sont entrés dans la structure d’une Souka. Rav Nahman refuse obstinément cette restitution et s’en tient à une réparation pécuniaire.

    Nombre d’éléments singuliers sautent aux yeux à la lecture de ce texte. Tout d’abord son caractère choquant : pourquoi s’ingénier à refuser de réparer le tort de la façon dont elle le réclame ? Cela parait un abus de pouvoir. Pourquoi cette référence à Avraham ? ? Au fond qu’est-ce qui se joue dans ce dialogue pour que le Talmud prenne la peine de le rapporter dans le détail ?

    Les commentateurs insistent sur un point qui semble ici assez déterminant : la personne lésée pouvait bénéficier d’une compensation financière durant la fête ou même récupérer le bois à l’issue de celle-ci. Mais ici elle refuse les deux solutions : ce sont les bois immédiatement ou rien.

    Le refus de principe de Rav Nahman, confronté à une demande qui ressemble désormais à une position idéologiquetant il est vrai que d’autres solutions étaient à même de réparer le dommage causé, nous permet de lire cet épisode comme une véritable confrontation.

    La vieille dame est lésée, elle critique publiquement les Sages. Elle en appelle alors à la figure d’Avraham.

    Son discours peut être compris ainsi. Avraham était à la tête d’un grand nombre de serviteurs. Or il veillait à ce que ses serviteurs ne soient jamais auteurs de vols. Ne devrait-il pas en être ainsi de l’exilarque ou même de Rav Nahman, le responsable de ses serviteurs ?

    Mais on peut pousser un pas plus loin. Ici, le renvoi à Avraham fait office d’argument à l’appui de sa réclamation Ce qu’elle demande c’est l’application de la justice Abrahamique, ou de ce qu’elle croit être cette justice,  à laquelle elle prétend avoir droit en tant que descendante du patriarche.

    Ce que hurle cette femme c’est : les Sages ont abandonné le souci de justice d’Avraham , ils bafouent les valeurs du père.

    Notons qu’à aucun moment Rav Nahman ne dialogue avec cette femme. Gageons qu’il acte que face à un discours idéologique, il n’y a pas de dialogue possible, pas d’échange fécond.

    Mais alors que veulent les maitres ? Nous avons posé comme préalable qu’en aucun cas il n’est question, ni de considérer le vol comme permis, ni même d’envisager que le dommage causé ne soit pas réparé. En d’autres termes : la justice s’exerce bien ici, sans possibilité d’y échapper.

    Il semble plutôt qu’ici Rav Nahman veuille à tout prix s’inscrire en faux par rapport à une application stricte de la réparation à l’identique.

    Pourquoi ? Parce que si cette modalité de réparation est la plus juste, elle ferme la porte à toute possibilité de repentir. Et c’est là tout le souci de ce qui n’est autre qu’une institution rabbinique (et pas une injonction de la Torah).Cette institution des Sages, constitue bien une atteinte, même si limitée, au principe de réparation mais dans un seul but : permettre à l’auteur du méfait de revenir de ses actes, sans mettre d’obstacle insurmontable sur son chemin. On perçoit dans cet épisode à quel point Rav Nahman est prêt à supporter le regard critique, et même la part d’opprobre que suppose la mise en œuvre de cette institution. Mais c’est au prix de tout cela qu’elle doit prévaloir.

    Ce qui intrigue ici c’est que le poids de cette atteinte est supporté par nul autre que la victime du vol elle-même !

    Peut-être peut-on proposer une explication. La réparation à l’identique est juste, elle remplit la victime de tous ses droits et la restaure dans son état initial. Mais elle tient l’autre à distance. Le projet proposé par les Sages et ici défendu par Rav Nahman de manière virulente, c’est de pousser la victime à sacrifier une part de cette réparation au profit du repentir de l’autre. Le fauteur n’est pas un malfrat à désigner à la vindicte de la société, tout juste bon à payer sa dette à la société. Non, je dois, au prix même d’une partie de mes droits les plus élémentaires, faire place à sa possibilité de revenir. Préférer à un monde statique dans sa justice parfaite, un monde fait d’hommes qui peuvent s’amender.

    A la mémoire du rav Ariel Amoyelle zts''l

    David SCETBON

     

     

  • Le site des études juives a-t-il encore une raison d'être ?

    Le site des études juives a-t-il encore une raison d’être ?

    Y a-t-il encore un intérêt à écrire

    des articles et des livres de Torah en français ?

     

    Talmud 1

    La situation du judaïsme français à notre époque est paradoxale. D’un côté, les ouvrages en français, ainsi que les sites internet présentant des informations riches et complètes se sont multipliés ces dernières années. D’un autre côté, il est plus rare de trouver des publications combinant un strict respect de l’esprit talmudique et de la Halakha,  avec une profondeur de pensée.

    En ce qui concerne les données exhaustives que l’on peut trouver sur des questions halakhiques, le site « Torah-Box » a opéré une révolution incroyable. En utilisant correctement leur moteur de recherche (ou tout simplement « Google »), il est possible de découvrir des réponses rédigées en français, avec des références nombreuses et précises sur beaucoup de questions pratiques (notamment grâce au travail colossal du Rav Gabriel Dayan).

    Cependant, en ce qui concerne les réflexions de fond, les érudits ayant accès aux textes restent très souvent sur l’hébreu/araméen et ne voient pas l’intérêt de traduire les débats talmudiques dans la langue de Molière. Certains s’y risquent tout de même, à l’instar du Rav Gérard Zyzek qui dirige la Yéchiva des étudiants de Paris. Il a produit ces dernières années des ouvrages très profonds ayant l’objectif de traduire des questions existentielles en termes talmudiques (ou l’inverse ?). Ses études sont très utiles pour les personnes qui étudient dans les textes et se servent de ce qu’il écrit pour affiner la compréhension des sujets talmudiques concernés. Cependant, l’aspect technique de certains passages rend la lecture quelque peu ardue aux non-initiés. Mais surtout, la diffusion de ce genre d’ouvrages est limitée.

    Au début des années 80, on pouvait trouver des ouvrages abordant des sujets de la Torah associant problématiques talmudiques poussées et réflexions profondes. Ainsi, lorsque le professeur Benno Gross a traduit les deux livres exceptionnels du Rav Y.D Solovetchik (Le Croyant Solitaire, 1978 ; l’Homme de la Halakha, 1981), le public intéressé était présent. Aujourd’hui ces livres sont devenus des classiques. Dans un autre registre, le commentaire sur la Torah du Rav Elie Munk, La Voix de la Torah, est également devenu un ouvrage de référence.

    Quel accueil aurait de nos jours ce genre de travaux en français ? Tout d’abord, le marché du livre est saturé, notamment depuis la crise du Covid qui a vu le nombre de manuscrits augmenter considérablement, tout comme le prix du papier. De plus, le développement considérable d’internet et des cours disponibles en vidéos fait que beaucoup préfèrent « regarder » que « lire ». Et même lorsqu’il s’agit de lire, le format se fait plus court. On passe si vite d’une information à une autre, que le format acceptable est celui du « billet » court diffusé sur un réseau social. A l’inverse, un long article de fond décourage d’emblée. Enfin et surtout, le public juif non-hébraïsant a tendance à se tourner vers un judaïsme très « mystique », et/ou vers une approche moderne traduisant les textes de la Torah dans un langage de « développement personnel ».

    Cette dernière méthode a été initiée en partie par le Rav Yé’hia Benchetrit. L’objectif de « l’étude » est double : Faire prendre conscience de l’importance de pratiquer les mitsvote, et accéder à l’épanouissement personnel. Les deux sont d’ailleurs complémentaires : En « démontrant » que la clef du bonheur individuel (couple, santé, famille, argent, lâcher-prise, etc.) se trouve dans la Torah, cela incite à s’impliquer concrètement. Cette méthode opère un renversement dans la manière d’étudier : Au-lieu d’examiner les textes et d’en tirer des conclusions pratiques, il s’agit désormais de présenter des paradigmes et de chercher des textes pour les confirmer.

    Une telle approche rencontre un franc succès car des problèmes de la vie de tous les jours sont abordés. Il n’est pas demandé de beaucoup réfléchir, car les citations talmudiques sont rapportées les unes après les autres pour conforter le discours. C’est accessible, souvent accompagné d’humour - plus ou moins fin – et le charisme du conférencier ou de l’auteur donne un aspect spectaculaire à l’enseignement. On comprend donc aisément que la majorité soit attirée par une telle parole, plutôt que par de longs écrits nécessitant une concentration optimale afin d’en comprendre quelques lignes.

    Cependant, était-ce vraiment mieux « avant » ? Y a-t-il vraiment eu en quarante ans une décadence des générations ? La génération post-68 ne comptait-elle en son sein que des intellectuels à la recherche de sens, alors que nos contemporains se retournent exclusivement vers un discours spectaculaire ou réconfortant ?

    En ce qui concerne le rapport actuel au « livre », il est certain que le rapport aux « écrans » a modifié la donne, et que les choses sont donc différentes. Cependant, rien n’est moins sûr quant à la préférence pour un discours qui marque les esprits, par rapport à un discours obligeant à réfléchir. En effet, on trouve déjà un tel constat dans un texte talmudique remarquable :

    Rabbi Abahou et Rabbi ‘Hiya bar Abba se sont retrouvés dans une ville. Rabbi Abahou y dispensa un cours de aggada (récits du Talmud), alors que Rabbi ‘Hiya bar Abba y dispensa un cours de Halakha. [Quand les gens apprirent que R. Abahou dispensait un cours de aggada], tout le monde quitta le cours de R. ‘Hiya bar Abba pour aller le voir. [R. ‘Hiya] en fut malade.

    [R. Abahou] lui  dit : je vais t’illustrer cette situation par une parabole : deux hommes [arrivent en ville]. L’un vend des pierres précieuses [d’une valeur inestimable], alors que l’autre vend des objets de pacotille [de faible valeur mais très prisés]. Vers qui [les gens] vont-ils se ruer ? Chez celui qui vend les objets de pacotille.

    (Sota 40a)

    Dans le texte rapporté ci-dessus, R. ‘Hiya apparaît comme frustré de voir son public se détourner de son cours pour partir chez R. Abahou. Le premier propose un cours de Halakha alors que le second propose un cours de aggada. Bien qu’il existe des manières d’étudier les aggadote de manière très approfondie, le contexte de l’histoire nous laisse penser qu’il était plutôt question en l’espèce de raconter des histoires avec une portée morale.

    Pourquoi R. Abahou, qui est un sage réputé, adopte-t-il une démarche apparemment plus démagogique que talmudique ?

    C’est qu’en agissant ainsi, le plus grand nombre se rassemble et se rapproche de la Torah. Le peuple juif n’étant pas composé uniquement d’érudits, il convient de proposer également un discours accessible à tous[1]. En outre, Rabbi Abahou reconnaît la supériorité du cours de R. ‘Hiya en le comparant à des pierres précieuses. Il admet complètement que l’idéal est de pousser les gens à étudier des sujets qui nécessitent concentration et investissement. Sûrement incite-t-il lui-même son public à se diriger vers le Beth haMidrash, et à se plonger vers une réelle étude de la Torah.

    Malgré tout, ce texte ne répond pas complètement à la problématique qui nous préoccupe : Est-il opportun de proposer au public juif francophone des publications combinant un strict respect de l’esprit talmudique et de la Halakha,  avec une profondeur de pensée ? En effet, deux discours sont présentés ci-dessus : Celui adressé au grand public (aggada) et celui destiné à une minorité capable de s’attarder sur des raisonnements techniques et difficiles (Halakha).

    En réalité, cette dichotomie est totalement admise de nos jours dans le monde juif francophone : En parallèle des enseignements « spectaculaires », une minorité active étudie assidument et en profondeur la Halakha au Collel ou au Beth haMidrach. D’autres étudient le daf ha-yomi, consistant à parcourir chaque jour une page de Talmud. A propos de ce dernier exercice, si certains le font en profondeur lorsqu’ils disposent de leurs journées entières pour cela, une majorité se contente de saisir le déroulement général du raisonnement, mais sans interroger pleinement le texte.

    Or, même ainsi, il s’agit d’un travail technique et difficile, qui peut s’avérer très utile pour accéder à une connaissance générale du Talmud. L’idéal serait d’avoir le temps d’étudier le daf ha-yomi en parallèle d’une étude approfondie de sujets ciblés. Telle est d’ailleurs l’approche de toutes les Yéchivote : un partage du temps entre la békioute, une étude rapide et complète[2] ; et le i’youn[3], une étude exhaustive obligeant à rester longtemps sur un sujet déterminé.

    Il est fondamental que la Halakha soit étudiée de manière approfondie afin d’en comprendre pleinement les mécanismes. Certes, cela n’est pas possible pour tout le monde, et celui qui n’y arrive pas doit au moins connaître les conclusions pratiques pour pratiquer correctement les mitsvote[4]. Cependant, en ce qui concerne ceux qui ont la capacité de le faire, il s’agit le plus souvent d’avrekhim, c’est-à-dire d’hommes mariés étudiant toute la journée au Collel, ou du moins à mi-temps.

    Pour ces derniers, quel est l’intérêt d’ouvrages en français ? Quant à l’étude approfondie de la Halakha, les ouvrages en hébreu – et en araméen – sont amplement suffisants. De plus, si un jeune-homme fait téchouva et qu’il ne sait pas étudier directement dans les textes, l’utilisation d’ouvrages d’érudition dans sa langue maternelle risque de le freiner dans sa progression pour apprendre à être autonome dans l’étude. En effet, quelle que soit la langue travaillée, rien ne vaut l’étude dans le texte originel, toute traduction faisant perdre de facto de la précision à l’idée mise sur papier.

    Dès lors, quel est l’intérêt de traduire en français des problématiques talmudiques et halakhiques ? D’un côté, l’aspect technique de ce genre d’études risque de rendre la lecture difficile pour le plus grand nombre ; et de l’autre, ceux qui ont la faculté de suivre les méandres du raisonnement talmudique sont plus à l’aise avec des ouvrages en hébreu ; ou tout-au-moins, gagneraient-ils à l’être.

    A ce stade, la conclusion logique serait d’arrêter d’écrire en français et de se concentrer sur l’étude « classique » du beth ha-midrach. Cependant, en agissant ainsi, il manquerait quelque-chose. Ou plutôt : Il me manquerait quelque-chose, ainsi qu’à ceux qui, comme moi, ont grandi en se posant des questions existentielles, aussi bien sur le monde que sur la nature humaine.

    En effet, un travers que l’on trouve beaucoup chez les ba’alé téchouva est de s’investir pleinement dans l’approfondissement des textes halakhiques, tout en se suffisant de concepts assez simplistes en ce qui concerne la pensée juive. Dès lors, les questionnements qui se posaient avant la téchouva n’ont plus lieu d’être, car balayés par des discours relayant le sens premier des aggadote ou de slogans s’y rattachant : « Tout est pour le bien » ; « les tiraillements internes sont une ruse du yétser hara » ; « le monde a été créé pour Israël » ; etc.[5].

    Certains avancent dans leur vie de cette manière et ne s’en portent pas plus mal. D’autres, dont je fais partie, restent alors avec un sentiment de frustration : N’est-il possible d’avoir une réflexion profonde sur la société qu’en lisant Georges Orwell ou Aldous Huxley[6] ? De se façonner une conscience politique qu’en lisant Rousseau ou Montesquieu[7] ? De réfléchir aux mécanismes sous-jacents à notre conscience qu’en lisant Freud ou Lacan[8] ? S’il en est ainsi, pourquoi passer autant de temps à étudier la Torah, pour systématiquement aller chercher ailleurs des réponses aux grandes problématiques du monde qui nous entoure ?

    Il me semble au contraire que toutes les idées abordées par les penseurs et les ouvrages cités le sont également dans le Talmud et la littérature rabbinique de manière générale… Mais encore faut-il les percevoir en adoptant une lecture transversale des textes, de laquelle surgit des thèses systématiques constituant la véritable « pensée juive ».

     Ainsi, depuis que j’ai commencé à écrire, j’ai cherché à traduire des questionnements existentiels en me fondant exclusivement sur des écrits rabbiniques[9]. Or, pour ce genre de travaux, l’usage du français me semble bien plus adéquat que celui de l’hébreu. Bien entendu, s’agissant de ma langue maternelle, il m’est plus aisé d’écrire ainsi. Mais surtout, car je m’adresse à un public de semblables qui désire avoir accès à une étude authentique de la Torah, tout en abordant des questions à propos desquelles ils avaient l’habitude de lire en français, dans un langage traduisant les idées des thématiques concernées.

    Lorsque j’ai créé Le site des études juives, il y a une douzaine d’années, des amis m’ont rejoint pour écrire articles et billets. Il y a aujourd’hui une petite bibliothèque de textes bien référencés, discutant de problématiques diverses, selon l’esprit mentionné ci-dessus. Cependant, avec le temps, l’âge aussi, ainsi que les préoccupations personnelles et professionnelles de chacun, le site a progressivement cessé d’être alimenté.

    A ceci s’ajoute un paradoxe interne au principe d’un site internet : Pour se faire connaître aux intéressés, il faut être capable de diffuser correctement sur les réseaux sociaux, et donc de rentrer dans le formatage de notre époque, auquel les articles de fond ne se prêtent pas. Le même constat peut être établi en ce qui concerne la publication de livres : Pour les diffuser, il convient de faire une publicité adéquate, ce qui en plus d’être chronophage et très rarement rémunérateur[10], oblige encore à se plier aux codes de toutes sortes de médias dont l’esprit ne correspond pas au fond de l’ouvrage mis en avant.

    Il n’y aura pas de conclusion à cet article : D’un côté, je ressens comme un besoin d’écrire et de continuer à traduire les conclusions de mon limoud en termes d’idées adaptées à un public francophone. D’un autre côté, je suis très dubitatif sur la portée que cela peut vraiment avoir. On pourrait me rétorquer : « Et alors ? Même s’il y a peu de lecteurs véritables[11], qu’y a-t-il à perdre en écrivant ?! ». C’est que l’écriture prend beaucoup de temps, d’autant plus lorsqu’il s’agit de traduire des concepts talmudiques en français et de leur donner une forme intelligible. Cela oblige en amont à bien maîtriser en hébreu le sujet étudié, puis dans un second temps à l’adapter en français. Il s’agit d’un travail colossal … Im irtsé Hachem.

     

    [1] Cf. cette idée détaillée dans le commentaire du Béér Chéva (Rav Yissakhar Eilenburg ; Pologne 1550-1623) sur Sota 49a, s. v. « véihyé shémé rabba déaggadta ».

    [2] Littéralement « baki » signifie « expert ». Il s’agit donc d’obtenir une expertise générale en accumulant les connaissances sur le Talmud.

    [3] On traduit habituellement « i’youn » par « approfondi ». Il me semble que ce mot vient de « ‘ayin », «œil », car celui qui étudie en profondeur arrête ses yeux un moment sur le passage en question.

    [4] Selon le Rav Shnéour Zalman de Lyadi (1745-1813), la mitsva d’étudier « toute la Torah » est composée de deux facettes complémentaires : Certes, il convient d’approfondir chaque sujet de la Torah, et à ce propos l’étude est infinie. Cependant, en parallèle de ce travail de fond, il importe de connaître tous les sujets de Halakha dans les grandes lignes afin de savoir correctement pratiquer les mitsvote (Shoul’han ‘Aroukh HaRav, Yoré Déa, Hilkhote Talmud-Torah 1, 5).

    [5] Le Rambam, dans son introduction à la Michna (perek ‘helek), fustige les prédicateurs considérant que les récits rabbiniques doivent être compris dans leur sens premier. Ces derniers ne pensent pas qu’il puisse exister un sens caché et se contentent de rapporter ces récits tels quels, sans tenter d’approfondir leurs messages. Le célèbre commentateur de la Michna ne ménage pas ses critiques à l’égard de telles personnes. Pour lui, ceux qui ne font pas l’effort de se détacher du sens littéral représentent la catégorie des «pauvres d’esprit». En expliquant de la sorte les écrits rabbiniques, les partisans de ce système d’étude rabaissent les Sages en croyant les exalter car ils font passer le peuple juif pour un peuple de sots, alors que les préceptes de la Torah doivent originairement montrer aux nations que le peuple juif est un peuple à l’intelligence élevée, comme le prouve l’intelligence de leurs lois.

    [6] Georges Orwell, La ferme des animaux (1945) et 1984 (1989) ; Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (1932). Il y a bien entendu pléthore de références à mentionner en ce qui concerne les analyses de la société dans la littérature. J’ai choisi de citer ces ouvrages de référence connus du grand public, mêlant dystopies et réflexions sur la société.

    [7] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762) ; Montesquieu, De l’esprit des Lois (1748). Là encore, bien d’autres ouvrages pourraient être mentionnés, mais il me semble que ces derniers ont l’avantage d’être les deux plus connus, ayant encore une répercussion sur le modèle politique occidental actuel.

    [8] Sigmund Freud (1856-1939) et Jacques Lacan (1901-1981) sont les deux auteurs ayant le plus influencé les réflexions modernes liées à la psychanalyse. Ici encore, il s’agit des deux noms les plus connus, mais il y a évidemment aussi pléthore d’ouvrages proposant des réflexions sur l’exploration de l’inconscient et du subconscient.

    [9] Dans La loi juive dans tous ses états (2013), je propose une réflexion systématique et assortie d’exemples concrets sur l’importance du juridique dans la Torah. Dans Une identité juive en devenir (2015) et La conversion au judaïsme (2021), les textes étudiés permettent d’apporter un éclairage sur les questionnements identitaires du peuple juif. Dans Une lecture du livre de Job (2018), c’est l’aspect théologique qui est mis à l’honneur, avec le rapport à la foi et à la providence divine. Enfin, avec Leçons de vie (2023), l’analyse des récits du sefer Béréchit, et notamment des interactions entre les personnages bibliques, permet de faire émerger une analyse psychologique de l’humain en général. Dans tous ces ouvrages, bien que les thématiques soient différentes, la démarche est proche : Analyser les textes - notamment talmudiques – afin d’en extraire une pensée construite et systématique (livres publiés aux éditions Lichma).

    [10] La triste réalité des écrivains – tous genres concernés – est  que la grande majorité des auteurs payent pour se faire éditer, et arrivent à peine à rentrer dans leurs frais.

    [11] En ce qui concerne les ouvrages, certains auteurs ayant un esprit commercial et/ou une conviction profonde quant à l’importance de diffuser leur pensée vont utiliser beaucoup d’énergie à vendre eux-mêmes leurs ouvrages, que ce soit en organisant des conférences, ou tout simplement, en « plaçant » leur « produit » dès qu’ils rencontrent une connaissance. Si celui qui sait être convaincant arrive effectivement à vendre et à rentrer dans ses frais, voire à faire du bénéfice, l’acheteur à qui on a un peu « forcé la main » risque de ne pas lire le livre, ou de vite l’abandonner s’il ne correspond pas à ses propres aspirations.

    Quant à la diffusion d’articles sur internet, l’illusion des « clics » sur les réseaux sociaux peut faire croire que tant de personnes ont lu l’article, alors qu’une grande partie de ceux qui y ont accédé n’ont lu que le titre, ou les premières lignes avant de passer rapidement à autre chose.  

  • Faut-il faire attention au regard des autres ?

    Faire attention au regard des autres ?

    Homerer regard

    En arrivant près du Jourdain, juste avant de rentrer en terre d’Israël, les hommes des tribus de Gad et de Réouven interpellent Moïse : « Si nous avons trouvé grâce à tes yeux, que ce pays soit donné en propriété à tes serviteurs ; ne nous fais pas passer le Jourdain » (Nb. 32, 5). Dans un premier temps, leur demande n’est pas motivée. Aussi Moïse se met-il en colère, les suspectant d’avoir peur de la guerre qui les attend.

    C’est alors que ces derniers se justifient : « Nous voulons construire ici des parcs à brebis pour notre bétail (…). Et nous, nous irons en armes devant les bné-Israël, jusqu’à ce que nous les ayons amenés à leur destination (…) » (Nb. 32, 16-17). En entendant ce discours, la colère de Moïse s’atténue, et il les enjoint de faire suivre leurs paroles par des actes concrets, afin d’être « quittes envers D.ieu et envers Israël » (Nb. 32, 22).

    Cette recommandation a une portée pratique dans la Halakha. Par exemple, les responsables communautaires chargés de ramasser la tsédaka ne doivent pas laisser peser de suspicion sur eux (Yoré Déa 257, 1). Ou encore, si le Dayan (juge rabbinique) constate que l’une des parties d’un procès le soupçonne d’avoir favorisé injustement l’autre partie, il doit aller vers lui pour expliquer les motivations de sa décision (‘Hochen Michpat 14, 4).

    D’une manière générale, il existe une obligation pour chacun de ne pas laisser germer dans les esprits l’idée d’un comportement incorrect (Chékalim 3, 2). C’est là une spécificité de la Torah qui étonne ceux qui la découvrent : L’avis des autres est important. On aurait pu penser qu’il suffit d’être honnête avec D.ieu et avec soi-même… Mais non : le respect de la Torah ne s’envisage qu’en société. Or, pour le bon fonctionnement du groupe, il importe d’écarter les images négatives projetées sur les uns ou les autres.

    Toutefois, on constate que Moïse, demandant ici aux tribus de Gad et de Réouven d’agir afin ôter toute suspicion pesant sur eux, est lui-même la cible d’accusations diverses. En effet, il est suspecté d’avoir des relations interdites avec des femmes mariées ; ou encore, de tirer profit de sa position pour s’enrichir (cf. Sanhédrin 110a ; Shémote Rabba 51, 6).

    Est-ce à dire que Moïse lui-même n’aurait pas fait attention à son comportement, provoquant ainsi cette suspicion ? La réponse se trouve dans l’appellation de ceux qui le critiquent : « les railleurs de la génération ». Même en faisant attention au regard des autres, il y a toujours certaines personnes qui sont là uniquement pour critiquer. Or, en agissant de la sorte, ils sèment la zizanie dans le groupe, et s’en excluent de facto.

    Ainsi, l’opinion de ceux qui sont constamment dans la critique importe peu. L’obligation d’avoir une attitude sans ambigüité concerne exclusivement le rapport entretenu vis-à-vis des gens de bonne volonté.


    Yona GHERTMAN

  • La louange de la bouche fermée (Chémini)

    La louange de la bouche fermée

    (paracha chemini)

    63526389 sourire smiley avec la bouche fermee et les joues roses vector illustration 1

    Nous sommes le huitième jour de l’inauguration du Michkan (Tabernacle). La joie est au rendez-vous, matérialisant l’apogée de la relation entre D.ieu et son peuple. C’est ce jour qu’Aharon haCohen et ses fils commencent leurs fonctions sacerdotales. Il faut que tous les anciens d’Israël soient présents, pour qu’il n’y ait aucun doute sur la légitimité d’Aharon en tant que grand prêtre. Aussi tous sont-ils convoqués avant de commencer les festivités, se manifestant surtout par des offrandes grandioses apportées en l’honneur de D.ieu (cf. Rachi sur 9, 1).

    Un feu s’élance de devant D.ieu et consume le sacrifice (9, 24), marquant l’apogée de ces festivités. Alors, « à cette vue, tout le peuple poussa un cri de joie, et ils tombèrent sur leurs faces » (Ibid.). On retrouve dans ce dernier verset deux éléments devant être en symbiose : l’extase (« cri de joie ») et la crainte de D.ieu (« ils tombèrent sur leurs faces »).

    Malheureusement, c’est l’aspect de rigueur qui prévaut par la suite, puisque les fils d’Aharon, Nadav et Avihou, meurent en apportant leur offrande. Plusieurs raisons sont proposées par nos maîtres, alors que le texte témoigne simplement qu’ils apportent « un feu étranger qu’Hachem n’avait pas exigé » (10, 1). C’est que la pratique de la Torah doit se faire dans la joie, mais elle doit être cadrée et s’inscrire pleinement dans le respect des injonctions divines. Malgré la terrible perte de ses fils, Aharon reste digne et ne dit rien. Il importe désormais d’avancer, même si la douleur reste vivace, et d’apprendre les règles relatives au culte des Cohanim (les prêtres). Un débat se fait d’ailleurs entendre entre Moïse et ces derniers. Fait marquant, bien que Moïse soit incontestablement l’autorité spirituelle supérieure, le texte témoigne : « Moïse entendit » (10, 20). Et Rachi de préciser : « Il reconnut (son erreur) et n’eut pas honte de dire : Je ne l’avais pas entendu ».

    Après cet épisode, le texte stipule : « L’Eternel parla à Moïse et à Aharon, en leur disant : ‘Parlez ainsi aux enfants d’Israël : Voici les animaux que vous pouvez manger’ » (11, 1-2). Il s’agit de la première occurrence des lois concernant l’alimentation : la cacheroute. Rachi note que l’expression « en leur disant » fait référence aux fils d’Aharon restés en vie après l’inauguration du huitième jour, El’azar et Ithamar : « L’Eternel fit d’eux tous également ses messagers pour transmettre cette parole, parce qu’ils avaient gardé le silence, et accueilli avec amour le décret divin lors de la mort de Nadav et Avihou ». Le point commun entre ce passage et ce qui précède n’est autre que ‘la bouche’. La grandeur est de savoir la garder fermée, aussi bien par le silence, qu’en s’abstenant des aliments interdits.

     

    Yona GHERTMAN

  • La louange de la bouche fermée (Chémini)

    La louange de la bouche fermée

    (paracha chemini)

     

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    Nous sommes le huitième jour de l’inauguration du Michkan (Tabernacle). La joie est au rendez-vous, matérialisant l’apogée de la relation entre D.ieu et son peuple. C’est ce jour qu’Aharon haCohen et ses fils commencent leurs fonctions sacerdotales. Il faut que tous les anciens d’Israël soient présents, pour qu’il n’y ait aucun doute sur la légitimité d’Aharon en tant que grand prêtre. Aussi tous sont-ils convoqués avant de commencer les festivités, se manifestant surtout par des offrandes grandioses apportées en l’honneur de D.ieu (cf. Rachi sur 9, 1).

    Un feu s’élance de devant D.ieu et consume le sacrifice (9, 24), marquant l’apogée de ces festivités. Alors, « à cette vue, tout le peuple poussa un cri de joie, et ils tombèrent sur leurs faces » (Ibid.). On retrouve dans ce dernier verset deux éléments devant être en symbiose : l’extase (« cri de joie ») et la crainte de D.ieu (« ils tombèrent sur leurs faces »).

    Malheureusement, c’est l’aspect de rigueur qui prévaut par la suite, puisque les fils d’Aharon, Nadav et Avihou, meurent en apportant leur offrande. Plusieurs raisons sont proposées par nos maîtres, alors que le texte témoigne simplement qu’ils apportent « un feu étranger qu’Hachem n’avait pas exigé » (10, 1). C’est que la pratique de la Torah doit se faire dans la joie, mais elle doit être cadrée et s’inscrire pleinement dans le respect des injonctions divines. Malgré la terrible perte de ses fils, Aharon reste digne et ne dit rien. Il importe désormais d’avancer, même si la douleur reste vivace, et d’apprendre les règles relatives au culte des Cohanim (les prêtres). Un débat se fait d’ailleurs entendre entre Moïse et ces derniers. Fait marquant, bien que Moïse soit incontestablement l’autorité spirituelle supérieure, le texte témoigne : « Moïse entendit » (10, 20). Et Rachi de préciser : « Il reconnut (son erreur) et n’eut pas honte de dire : Je ne l’avais pas entendu ».

    Après cet épisode, le texte stipule : « L’Eternel parla à Moïse et à Aharon, en leur disant : ‘Parlez ainsi aux enfants d’Israël : Voici les animaux que vous pouvez manger’ » (11, 1-2). Il s’agit de la première occurrence des lois concernant l’alimentation : la cacheroute. Rachi note que l’expression « en leur disant » fait référence aux fils d’Aharon restés en vie après l’inauguration du huitième jour, El’azar et Ithamar : « L’Eternel fit d’eux tous également ses messagers pour transmettre cette parole, parce qu’ils avaient gardé le silence, et accueilli avec amour le décret divin lors de la mort de Nadav et Avihou ». Le point commun entre ce passage et ce qui précède n’est autre que ‘la bouche’. La grandeur est de savoir la garder fermée, aussi bien par le silence, qu’en s’abstenant des aliments interdits.

    Yona GHERTMAN

  • La lumière et les ondes positives (Tetsavé)

    Les ondes positives transmises par la lumière

    (Tetsavé)

    Fe0029 hanouka fiole

    « Et toi, ordonne aux bné-Israël, et qu’ils prennent pour toi de l’huile d’olive pure concassée pour le luminaire, afin de faire monter en permanence la flamme » (Ex. 27, 20)

    L’utilisation de l’huile d’olive pure concassée pour la Ménorah (candélabre) permet d’assurer la meilleure lumière possible. On retrouve une idée similaire, liée à l’olivier, lors de la sortie de l’arche de Noé : « Et la colombe revint vers lui le soir, avec une branche d’olivier arrachée dans son bec » (Gen. 8, 11).

    Le Kéli Yakar (R. Salomon Ephraim de Luntschitz, 1550-1619 Europe de l’Est) s’interroge : Pourquoi préciser que la colombe est revenue le soir ? Il répond que la branche d’olivier rapportée a un autre objectif que de montrer la diminution des eaux. Il s’agit de la plante permettant de produire la meilleure lumière grâce à son huile. La colombe permet donc d’amener la lumière à la sortie de l’arche, alors que Noa’h, sa famille et les autres animaux étaient dans le noir. Le Midrash appuie cette explication : « De même que la colombe a apporté la lumière sur le monde, vous aussi vous apporterez de l’huile d’olive et vous allumerez devant moi… ».

    Par ailleurs, il est enseigné dans le Talmud : « Entre les bougies de ‘Hanoukah et celles du Shabbat, il est évident que celles du Shabbat ont priorité en raison du Shalom-baït (paix familiale) » (Shabbat 23b).  Dans un premier commentaire sur ce passage, Rachi explique qu’il est question d’un pauvre n’ayant pas assez d’argent pour acheter les bougies de Shabbat et celles de ‘Hanoukah. S’il est obligé de choisir entre les deux, il doit privilégier celles de Shabbat. Dans le commentaire suivant, Rachi explicite l’idée de fond : [« En raison du Shalom-baït »] : « (…) car les gens de la maison souffrent de devoir s’asseoir dans le noir ». Il explicite son propos par ailleurs : «Lorsqu’il n’y a pas de bougie, il n’y a pas de paix, car il ne cesse de trébucher lorsqu’il marche dans l’obscurité » (commentaire sur Shabbat 25b).

    Ainsi, la lumière est associée à la paix. Pour être en paix, il faut être capable de bien voir. Une maison bien éclairée apporte des ondes positives. A l’inverse, l’obscurité augmente les tensions. Si l’on mange dans le noir le repas de Shabbat, et que l’on ne voit rien au moment de ranger la table, cela risque de mal se passer. Si l’on n’est pas éclairé dans le salon afin de lire tranquillement une fois le repas terminé, cela va diminuer le plaisir du Shabbat, et risquer encore de provoquer des disputes inutiles.

    L’obscurité empêche de voir ce qui nous attend, augmentant le stress, et risquant de provoquer de la tension. A l’inverse, la lumière permet de voir clairement les choses. Or, une perception juste de ce que l’on voit permet d’avancer dans la sérénité.

    Yona GHERTMAN

  • La libération d'Egypte : un enjeu universel

    La libération d’Egypte : Un enjeu universel

    Paracha Bo

    Sortie d egypte

     

    Alors que les plaies ont commencé à s’abattre sur l’Egypte, Moché continue à visiter le Pharaon pour lui demander de laisser partir son peuple. La nouvelle menace est celle des sauterelles.  Elles s’attaquent à toute la verdure épargnée par la plaie de la grêle.  Une nouvelle fois, le Pharaon supplie Moché et Aharon afin qu’ils intercèdent en sa faveur, promettant qu’il ne recommencera pas. Selon le Midrash, le roi Salomon met en garde contre ce type de personnalité changeante, lorsqu’il parle des hommes « aux paroles inversées » (Michelé 2, 12 ; Yalkoute Shimoni). En effet, dès la plaie écartée, il change d’avis et ne renvoie pas les Bné-Israël. Certes, le texte témoigne à plusieurs reprises que D.ieu « endurcit son cœur ». Néanmoins, comme l’enseignent nos maîtres, D.ieu emmène l’homme là où il veut aller (Makote 10b).

    La plaie suivante est celle des ténèbres. Elle marque le point de non-retour entre le Pharaon et les Hébreux. Alors que le chef de l’Egypte renvoie Moché avec colère, le menaçant de mort, celui-ci lui répond avec un ton aussi glacial que prémonitoire : « C’est comme tu l’as dit, je ne reverrai plus ta face » (10, 29). C’est ainsi que nous arrivons vers le dénouement de l’esclavage en Egypte, avec l’annonce de la plaie des premiers-nés. Un regard précis sur le texte nous montre que l’enjeu des plaies est de démontrer la puissance d’Hachem, et prouver ainsi qu’un homme, aussi puissant soit-il, ne peut agir à sa guise envers ses prochains. En effet, D.ieu annonce que les Hébreux partiront avec des richesses, car le peuple égyptien respecte le combat de Moché. Par ailleurs, les midrashim font état de révoltes des Egyptiens contre le Pharaon lors de l’annonce de cette dernière et terrible plaie.

    Il  y a donc dans cette paracha le passage entre un enjeu universel (le refus catégorique de la tyrannie) et un enjeu particulier (la formation du peuple juif se libérant de l’esclavage). D.ieu demande aux bné-Israël de sacrifier l’agneau pascal, et de quitter l’Egypte sans laisser le temps au pain de lever. Ces gestes ne sont pas ponctuels, ils doivent se perpétuer à chaque génération. La nuit de la sortie d’Egypte se répète chaque année, avec des gestes précis inscrits dans le Shoul’han ‘Aroukh, le code de loi du judaïsme. Au-delà de l’histoire juive, la libération vient donc se graver dans la loi. Notre paracha  se conclue par la mitsva de consacrer à D.ieu tout premier-né (car ces derniers ont été épargnés en Egypte) ; et par une première présentation de la mitsva des téfilines. Chaque jour profane, les hommes juifs attachent ces lanières de cuir autour de leur bras et sur leur tête. Ils rappellent ainsi l’attachement profond entre D.ieu et son peuple, tel qu’Il l’a prouvé par la libération d’Egypte. 

    Yona GHERTMAN

  • Le conflit des générations (Vayé'hi)

    Le conflit des générations

    Vayé’hi

    Conflit des generations

     

    « Israël vit les fils de Yossef, et il dit : Qui sont-ils ? » (Béréchit 48, 8)

    A la fin de sa vie, le patriarche Ya’akov s’apprête à bénir sa famille, en commençant par ses petits-enfants, Ephraïm et Ménashé. Lorsqu’il voit ces derniers, il interroge leur père sur leur identité. Les commentateurs remarquent une contradiction : S’il les voit, pourquoi demander qui sont-ils ? En effet, cette scène se déroule la dernière année de la vie de Ya’akov, dix-sept ans après son arrivée en Egypte (47, 28). N’a-t-il pas eu le temps de connaître ses petits-enfants ? De plus, même si sa vue s’affaiblit (verset 10), n’est-il pas évident qui sont les deux jeunes gens qui accompagnent Yossef, alors qu’il vient voir son père dans ses derniers instants de vie ? Enfin, selon le midrash enseignant qu’Ephraïm étudiait constamment la Torah auprès de son grand-père[1], il est inconcevable qu’il ne le reconnaisse pas.

    Parmi les réponses proposées, examinons celle du Malbim :

    « Les habits des hébreux étaient différents des habits égyptiens. Or, Yossef, qui était proche de la royauté, ainsi que ses enfants, portaient des habits de princes ; ainsi qu’il est écrit à propos [des gens] de la maison de Rabban Gamliel qui s’habillaient différemment [des autres juifs], car ils étaient proches du pouvoir. Et c’est à ce sujet que Ya’akov s’étonne en disant : ‘Qui sont ceux-là ?’. Alors Yossef lui répond : ‘Ce sont mes fils, ils sont des justes et des craignant Dieu ; et si tu les vois habillés avec des habits différents [de ceux des hébreux] c’est car Hachem m’a mis ici. Ils sont nés dans cet endroit, aussi le contexte dans lequel ils évoluent impose cette manière de s’habiller’ ».

    Avant de réfléchir sur le fond de cette réponse, posons une question évidente : Si le patriarche avait l’habitude de voir ses petits-fils durant ces dix-sept années passées en Egypte, pourquoi ne remarque-t-il que maintenant cette manière de se vêtir ?

    On peut expliquer que Ya’akov avait déjà remarqué ces tenues vestimentaires peu à son goût, mais qu’il attendait le moment opportun pour le souligner. En effet, il procède de la sorte avec Réouven, Shimon et Lévy, attendant d’être sur son lit de mort pour les bénir. Or, cette « bénédiction » se confond pour beaucoup avec une réprimande liée aux épisodes du passé (cf. 49, 3-7)[2].

    Une fois cette précision apportée, revenons sur le commentaire du Malbim : Le Grand-père a toujours éduqué ses enfants avec une certaine spécificité liée à leur identité. On apprend depuis l’époque d’Abraham qu’il y a des unions interdites et une certaine conduite à tenir pour les membres de cette famille si spéciale. Ya’akov a quitté Lavan, puis ‘Essav afin de suivre son propre chemin. Il n’est plus Ya’akov désormais, mais « Israël ». C’est d’ailleurs ainsi qu’il est nommé dans notre verset, alors qu’il remarque une anomalie chez ses petits-enfants. C’est qu’un membre des « Bné-Israël » doit se caractériser comme tel. Bien que proches du vice-roi d’Egypte, ils se séparent des Egyptiens, en choisissant de vivre dans une province séparée, à Goshen[6].

    Et voilà que le Patriarche voit ses petits-enfants habillés à la mode égyptienne ! Pour l’ancien de la famille, attaché à ses traditions spécifiques, une telle chose n’est pas tolérable. Aussi avant de les bénir, se permet-il de lancer une réprimande à l’égard de son fils : « La tradition doit être respectée, cette manière de se vêtir comme des Egyptiens est incorrecte ! ». Yossef lui répond alors qu’il y a une raison particulière à cela : Ils vivent au contact des membres du palais. Socialement parlant, eu égard à leur statut, ils doivent s’habiller comme les nobles. Ce n’est pas un manquement à la tradition, mais une nécessité contextuelle.

    Au-delà de la question du rapport avec le pouvoir, on peut lire à travers ces lignes une description du conflit générationnel qui transcende toutes les époques. Les Grands-parents viennent d’Afrique-du-Nord, ou d’Europe de l’Est. Pour ceux qui ont gardé leurs coutumes et ne se sont pas assimilés en arrivant en France, l’habit est important. Il en va de même en ce qui concerne la cuisine traditionnelle, la manière d’étudier, les chants accompagnant la Téfilah, etc. 

    Cependant, les jeunes générations arrivent avec d’autres habitudes, et avec une apparence souvent contraire à ce que les Grands-parents ont connu ! Lorsque le Papy de Bné-Brak arrive à Nice, et qu’il voit son petit-fils avec un jean et des baskets, il peut être profondément choqué, se retourner vers le père du jeune-homme et le réprimander pour cela. Mais Nice n’est pas Bné-Brak, et les générations changent. Baroukh Hachem, on voit aujourd’hui des jeunes hommes qui s’habillent « à la française », mais qui passent leur temps libre au Beth hamidrash, à étudier la Torah. L’enjeu n’est pas ici de savoir s’il faut s’habiller avec une tenue spécifique « d’homme d’étude » ou non[7] ; mais de concevoir le choc générationnel et de comprendre les deux parties.

    Les Grands-parents et les parents réfléchissent et voient le monde en fonction de ce qu’ils ont connu dans leur jeunesse. Les codes sont différents d’une génération à l’autre. Le contexte est primordial. Ce qui se faisait il y a 20 ans peut paraître étonnant de nos jours. Des pratiques habituelles dans telle contrée peuvent surprendre par ailleurs. L’identité juive s’adapte en fonction des lieux et des époques, et l’idée que l’on s’en fait s’ancre tellement en nous, qu’elle rend difficile de concevoir d’autres manières d’agir.

    Pour revenir à notre paracha, on a donc ici une confrontation entre Ya’akov et Yossef. Le premier parle avec ses codes, ses valeurs, et l’expérience du contexte dans lequel il a évolué. Près d’Essav, il avait besoin de se montrer différent et d’exprimer sa spécificité. Il en est de même chez Lavan, puis par la suite lorsqu’il s’installe en terre de Canaan avec sa famille. Sa séparation de l’entourage environnant constituait sa bulle de survie. Tout différent est le parcours de Yossef. C’est précisément son intégration dans la société Egyptienne qui va provoquer son ascension, et son rapprochement avec sa famille. De son point de vue, et de celui de ses fils, l’intégration n’est pas synonyme d’assimilation, elle se conjugue parfaitement avec le respect des traditions paternelles.

    En suivant cette lecture de ce dialogue entre Ya’akov et son fils, il est remarquable que Ya’akov accepte finalement le discours de Yossef. Plus encore, il va finalement bénir Ephraïm et Ménashé en les considérants comme les représentants de tous les futurs enfants juifs[8]. N’est-ce pas un formidable message à l’adresse des Grands-parents et des parents, les incitants à chercher l’essentiel pour leurs enfants : Qu’ils arrivent à rester profondément respectueux de la Torah et les mitsvote, tout en sachant s’adapter au contexte dans lequel ils évoluent ?[9]

     

    Yona GHERTMAN

     

    [1] Midrash Tan’houma, rapporté par Rachi sur 48, 1.

    [2] De même Moshé Rabbénou lors des bénédictions qu’il adresse aux tribus à la fin de sa vie. Cf. le Sifré cité par le Rav Elie Munk z’’l dans La Voix de la Torah sur Devarim 33, 1, p.359 : « C’est la dernière journée de Moïse. Devant le grand vieillard défilent toutes les tribus de ce peuple auquel il a consacré sa vie. Aux chefs des tribus rassemblés autour de lui, Moïse adresse des paroles où, à l’instar de Jacob, il mêle des avertissements aux bénédictions (…). C’est en vertu de quatre raisons que le père doit laisser ses avertissements jusque peu avant sa mort. Ces quatre raisons sont : 1°) de ne pas être obligé de recommencer à réprimander une seconde fois ; 2°) de ne pas livrer celui qui a reçu la réprimande à l’humiliation publique devant les autres ; 3°) de ne pas semer la rancune contre lui ; enfin 4°) de ne pas risquer de le voir abandonné au point de se rendre chez un autre maître (…) ».

    [6] Béréchit 46, 28 à 47, 6.

    [8] Cf. Béréchit 48, 20 et Rachi.

    [9] Cf. ce qu’écrit le Rav Elie Munk z’’l à ce propos, dans La Voix de la Torah, op. cit., pp.495-496

  • Parler franchement (Vaygash)

    Parler franchement

    Vaygash

     

    Vrai

     

    « Pharaon dit à Ya’akov : ‘Quel est le nombre des années de ta vie ?’ Et Ya’akov répondit à Pharaon : ‘Le nombre des années de mes pérégrinations, cent trente ans. Il a été court et malheureux, le temps des années de ma vie (…)' » (47, 8-9)

    Lorsque Yossef, devenu vice-roi d’Egypte, fait venir sa famille à la cour du Pharaon, il lui présente naturellement son père. La première question posée concerne l’âge de Ya’akov. En plus de préciser son âge, le patriarche confie également son appréciation personnelle sur sa durée de vie : «Il a été court et malheureux, le temps des années de ma vie ».

    Les commentateurs sont interpellés par une telle déclaration. En effet, « la réponse désabusée du vieux patriarche peut sembler étonnante de la part d’un homme qui a toujours été animé de la plus profonde confiance en Dieu »[1]. 

    Il me semble que Ya’akov désire montrer à son interlocuteur qu’il est quelqu’un de vrai. Il ne s’embarrasse pas des considérations sociales. D’ailleurs, une question se pose en amont : Pourquoi le Pharaon commence-t-il son entretien de la sorte ? On peut répondre qu’il est avant tout un homme politique. Or, les hommes politiques sont constamment dans un dialogue de convenance. Il remarque sûrement le grand âge de Ya’akov, ce qui doit être rare à cette époque. Alors, comme une marque de politesse, il pose sa question afin d’avancer un élément sortant de l’ordinaire, et mettant en avant son interlocuteur.

    Cependant, Ya’akov refuse de rentrer dans ce jeu de bienséance sociale. Il lui répond franchement en donnant une appréciation sur son âge, alors qu’il aurait pu ne pas le faire. En français, on peut comparer cela à la question rhétorique « Comment allez-vous ? » utilisée pour saluer quelqu’un, ou par simple convenance sociale. Lorsqu’on demande « Comment allez-vous ? » et que l’interlocuteur répond que ça ne va pas bien, en décrivant la liste de ses soucis, on est alors mal-à-l’aise. On feint de s'intéresser à l'autre, alors qu’on attend nécessairement une réponse positive.

    C’est d’ailleurs quelque chose de très fréquent dans le monde religieux. Lorsqu’on aperçoit une connaissance, et qu’on lui demande sans réfléchir : « Comment ça va ? » ; l’autre répond alors avec un grand sourire : « baroukh Hachem ! »[2]. Certes, cette exclamation peut traduire un véritable sentiment général d’épanouissement. Par ailleurs, il se peut que celui qui répond ainsi avance avec une telle émouna (foi), qu’il parvient vraiment à voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide.

    Cependant, la plupart du temps, cette formule n’est qu’un tic de langage, ne reflétant pas du tout la réalité. On se sent très mal et on répond un « baroukh Hachem » comme on répondrait un « ça va merci ! » par réflexe de langage… Comme si le règlement de la vie en société interdisait de parler de ses faiblesses, ou de ses moments de bas. Il faut que tout aille bien, et malheur à celui qui ose alors se livrer véritablement.

    Ya’akov refuse complètement cette démarche. C’est comme s’il répondait au Pharaon : « Tu veux me flatter d’avoir atteint un si grand âge, mais sache que je suis passé par de terribles épreuves dans ma vie, et que ces années m’ont marqué ». Le Pharaon ne s’attendait pas à une telle réponse, et il n’y réagit d’ailleurs pas du tout, comme s’il n’avait rien entendu. En effet, le « parler-franc » dérange le représentant du système, qui préfère faire bonne figure en feignant de ne rien entendre.

    Par ailleurs, la Michna enseigne : « On fait une bénédiction sur le mal qui ressemble au bien, et sur le bien qui ressemble au mal »[3]. Rachi précise sur place qu’il est question dans le premier cas de la bénédiction « hatov véhamétiv »[4], désignant l’expression d’un bonheur ressenti ; et dans le second, de la bénédiction « baroukh dayan haémét »[5], désignant la résignation face à un évènement malheureux et la reconnaissance que tout vient de Dieu.

    La Guemara[6] illustre le « bien qui ressemble au mal » par une violente pluie s’étant abattue sur le terrain d’un agriculteur. Certes, à long terme, la grande quantité d’eau s’imprégnant dans la terre permettra de l’embellir et de la renforcer. Cependant, une fois la tempête passée, le champ est pour l’instant saccagé, et les récoltes actuelles détruites.

    Dans un tel cas, nos Sages ne demandent pas au propriétaire du terrain de dire simplement « baroukh Hachem » comme si de rien n’était. Ils n’exigent pas de lui de considérer uniquement le bien à long terme. Au contraire, ils rentrent au plus profond de la psychologie de l’individu, en adaptant la bénédiction prononcée au ressenti logique sur le moment présent : Le désespoir.

    Nos Sages incitent donc la victime d’un évènement malheureux à faire preuve de franchise. Il est hors de question de s’enfermer dans une connivence sociale de façade, en feignant que tout va bien alors que ce n’est pas le cas. On dit bien « baroukh Hachem », mais on rajoute alors « dayan haémet » (juge de vérité), pour bien signifier que l’on accepte la sentence divine, bien que l'on se sente mal pour le moment, dans l’incapacité de se projeter vers un futur positif. 

    Ainsi, qu’il s’agisse de la relation à l’autre ou de la relation à Dieu, nous constatons que la franchise doit être de mise. Il n’est pas question de mentir aux autres, à Hachem, ou à soi-même. Quand ça ne va pas, il faut être capable de l’assumer, et de le dire si nécessaire.

     

    Yona GHERTMAN

     

    [1] Remarque du Rav Elie Munk z’’l, dans La Voix de la Torah sur le verset 9, p. 477. Cf. sur place plusieurs réponses apportées aux noms du Ramban, du Da’at zékénim, et du Midrash.

    [2] Littéralement : « Que le Nom [de Dieu] soit béni », formule utilisée en l’espèce pour signifier que tout va pour le mieux.

    [3] Berakhote 9, 3

    [4] Littéralement : « [Béni sois-Tu Hachem] qui dispense du bien et en rajoute encore ».

    [5] Littéralement : « [Béni sois-Tu Hachem] juge de vérité ».

    [6] Berakhote 60a.

  • Les conséquences des non-dits

    Les conséquences des non-dits dans une discussion

    Mikets

    Communication

     

    « Réouven dit à son père : ‘Fais mourir mes deux fils si je ne te le ramène ! Confie-le à mes mains, et je le ramènerai près de toi’ » (Béréchit 42, 37)

    Alors que la famine sévit en terre de Kénaan, Ya’akov envoie ses fils chercher du blé en Egypte. Ils se trouvent alors confrontés à Yossef, devenu vice-roi du pays, mais ils ne le reconnaissent pas.  En revanche, ce dernier les reconnaît, et décide pour l’instant de ne pas dévoiler sa véritable identité. Il profite alors de sa position pour les accuser d’être des espions, et pour recevoir des informations sur son père et son frère cadet (Binyamin). En effet, Ya’akov ayant déjà perdu Yossef (puisqu’il le croyait mort), il ne voulait pas envoyer Binyamin (son autre fils né de Ra’hel) avec ses frères.

    Cependant, Yossef se montre catégorique : La seule manière pour ses frères de prouver leur honnêteté est de retourner en terre de Kénaan, et de ramener Binyamin auprès de lui. Profondément attristés par cette demande, et par le fait que Shim’on (l’un des frères) soit gardé en otage pendant ce temps, les frères retournent donc auprès de Ya’akov pour lui expliquer la situation. Dans un premier temps, le patriarche refuse qu’ils amènent Binyamin avec eux. C’est alors que Réouven prend la parole en faisant cette proposition à priori étonnante : « Fais mourir mes deux fils si je ne te le ramène ! ».

    Ya’akov refuse cette proposition, et Rachi se fait écho de la raison de ce refus : «Il n’a pas accepté les paroles de Réouven. Il a dit : ‘Quel premier-né idiot ! Il parle de faire périr ses fils, mais ne sont-ils que ses fils et pas les miens ?’ »[1].

    Les fils de Réouven sont les petits-fils de Ya’akov. Or, dans la Torah, les termes de « fils », de « petits-fils » ou de « descendants » se rattachent souvent au seul mot « ben ». Ya’akov est appelé également « Israël », et tous ses enfants, petits-enfants et descendants sont donc les « bné-Israël ». Au-delà de cette subtilité de langage, l’idée mise en avant est assez évidente : Ayant déjà perdu un fils de Ra’hel (Yossef) et risquant désormais d’en perdre un second (Binyamin), comment imaginer que la disparition de ses petits-enfants pourrait le réconforter dans une telle éventualité tragique ?!

    Le Rav Baroukh Epstein explique l’intention de Réouven. Se fondant sur un texte talmudique traitant du partage de la terre d’Israël[2], dans lequel le terme « vivre » signifie « acquérir une part de la terre ». Il explique qu’il en va de même à contrario : « Mourir » signifie « perdre son droit sur la terre ».

    Tel était donc le propos de Réouven : « Je m’engage à perdre mon héritage sur la terre si je ne ramène pas Binyamin. Le cas échéant, la part de mes deux fils reviendra aux autres tribus ».

    Présenté de la sorte, le discours de Réouven a donc une logique plus compréhensible. Certes, on peut encore discuter de sa proposition : Un père est-il prêt à déshériter un de ses fils tout en sachant que ses propres petits-fils seront les victimes collatérales de cette action ? L’histoire du droit a bien montré que la question du déshéritement d’un enfant s’est toujours posée. Cela peut nous apparaître choquant aujourd’hui ; mais ce fut jadis admis, et ce l’est encore dans certaines sociétés.

    Cependant, ce n’est pas le débat qui se joue alors. Ya’akov comprend que son fils fait une toute autre proposition, parfaitement illogique : Que ses enfants meurent s’il n’accomplit pas correctement sa mission ! Il réagit donc à ce qu’il croit avoir compris des propos de son fils, mais non à son discours réel.

    Dès lors, pourquoi Réouven ne lui explique-t-il pas le fond de sa pensée ? Pourquoi laisser son père croire qu’il est face à un idiot ?

    Pour répondre, reprenons le commentaire de Rachi : «Il n’a pas accepté les paroles de Réouven. Il a dit : ‘Quel premier-né idiot ! Il parle de faire périr ses fils, mais ne sont-ils que ses fils et pas les miens ?’ ».

    A qui Ya’akov parle-t-il ici ?

    C’est là tout le drame de cette historie : Réouven ne sait pas que Ya’akov a mal compris ses propos, car son père ne parle pas à voix haute. Il ne parle à personne, mais uniquement en son for intérieur[3]. Aussi Réouven pense-t-il que son père a parfaitement saisi l’enjeu mis en avant : l’héritage. Dès lors, il n’est plus nécessaire d’argumenter une fois sa proposition avancée, puis refusée.

    Or, si Ya’akov avait parlé à son fils… S’il avait mentionné à voix haute son opinion quant à ce qu’il imaginait être la proposition de Réouven ; il est fort probable que ce dernier l’aurait alors repris : « Papa, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je ne parlais pas de la mort de mes enfants au sens propre, ‘has véShalom ! Mais de l’éventualité que je sois déshérité – et eux aussi par la même occasion – si je ne ramène pas Binyamin vivant ».

    Dans une discussion, un non-dit peut changer énormément de choses. A partir de cet instant, Yéhouda prend complètement le relais, et s’impose désormais comme le représentant de tous les frères face à Yossef. Mais plus encore, les fils de Yossef, Ephraïm et Ménashé, récupèrent finalement la double part du droit d’aînesse sensée échoir à Réouven…

     

    Le non-dit peut avoir des conséquences immenses. Du jour au lendemain, on découvre qu’une de nos connaissances ne nous dit plus bonjour. On ne comprend pas pourquoi, puis on apprend dix ans plus tard qu’on est une fois passé près de lui sans le voir, et que cela a été perçu comme un snobisme volontaire.

     Ou encore : On appelle sans cesse une personne et on tombe constamment sur son répondeur. On se dit que c’est quelqu’un de très occupé qui ne sait pas bien gérer son temps car il oublie toujours de rappeler. Puis on se rend compte au bout de plusieurs mois que le numéro de téléphone n’est pas le bon… Les exemples ne manquent pas, et illustrent tous la même idée : Il faut parler en face à face.

    C’est d’ailleurs une leçon que j’ai apprise du Grand Rabbin de France ‘Haïm Korsia : Lorsque la situation est tendue, on n’envoie pas un sms, encore moins un e-mail, et encore moins une lettre recommandée avec accusé de réception. Si la personne est à l’autre bout du monde, alors on l’appelle au téléphone ou on organise une visioconférence. Mais si la personne n’habite pas au bout du monde, alors on s’organise dans notre emploi du temps pour aller lui parler en face, et surtout, on dit tout ce qu’on a à dire.

    En effet, la lecture de la discussion, et de ses non-dits entre Ya’akov et Réouven, montre que l’absence de communication existe même dans un échange de visu. On entend une remarque, on ne réagit pas, puis tout se dit dans la tête. Or, si on fait part à notre interlocuteur du dérangement causé par sa parole, on peut éventuellement s'appercevoir que ses remarques sont mal comprises… Ce qui peut alors changer notre appréciation de l'autre.

     

    Yona GHERTMAN

     

    [1] Commentaire sur le verset 38.

    [2] Baba Bathra 118b

    [3] Lorsque Réouven parle à son père, le verset montre qu’il s’adresse précisément à lui : « Et Réouven dit vers son père (…) » (43, 37). Cependant au verset suivant, Ya’akov ne répond pas à son fils : « Et il dit : Mon fils n’ira pas avec vous » (au lieu de « Et il lui dit : Mon fils n’ira pas avec vous »). Cette dissymétrie dans le dialogue nous laisse penser que Ya’akov ne s’adresse pas directement à Réouven, ce qui explique pourquoi ce dernier ne l’entend pas. De même dans les mots de Rachi : « Il n’a pas accepté les paroles de Réouven. Il a dit (…) » au lieu de : « Il n’a pas accepté les paroles de Réouven. Il lui a dit (…) ».

  • L'habit fait-il le Rabbi ?

    L'habit fait-il le Rabbi ?

    Paracha Vayéchev

    L habit le rabbi

    « Et Israël aimait particulièrement Yossef parmi ses fils, car il était le fils de sa vieillesse, et il lui avait confectionné une tunique de lin » (Béréchit 37, 3)

    D’une première lecture du texte, il semblerait que Ya’akov – ici nommé « Israël » – a une préférence pour Yossef car il est son cadet (« fils de sa vieillesse »). Cependant, le terme employé pour désigner la vieillesse « zakén » désigne généralement la sagesse. C’est pourquoi Onkelos traduit en l’espèce : «Et Israël aimait particulièrement Yossef parmi ses fils, car il était un fils érudit ».

     En d’autres termes, selon cette traduction/interprétation, Ya’akov est séduit par l’intelligence remarquable de son fils, et c’est pour cela qu’il se sent particulièrement proche de lui. Dès-lors, pourquoi lui confectionner un habit spécifique ? Faut-il voir dans ce cadeau une conséquence de l’appréciation du père sur le fils ? Peut-on supposer que Ya’akov trouve légitime que Yossef soit vêtu d’une manière exceptionnelle, afin de bien signaler son érudition ? A travers ces questions, une problématique de fond se dessine : L’érudit doit-il vêtir un habit spécifique afin de mettre en évidence sa grandeur en Torah auprès de son entourage ?

    Pour répondre, attachons-nous à une question posée dans le Talmud (Shabbat 145b) : Pourquoi les Sages de Babylonie se distinguent-ils du reste du peuple en portant des habits particuliers, alors que les Sages de la terre d’Israël s’habillent comme tout le monde ? La réponse surprend : « C’est car ils ne sont pas des gens de Torah ».

    Rachi précise que les érudits de Babel étant moins impressionnants par leurs connaissances que leurs confrères de la terre d’Israël, ils ont besoin, afin de se faire respecter par le peuple, de porter des vêtements les désignant comme importants.

    D’après cette explication, si Yossef était réellement érudit, il n’aurait justement pas eu besoin d’avoir une tunique de lin !

    Cependant, le Rav Eliézer Moshé Horowitz (Lituanie 1817-1890) a une autre lecture du Talmud dans ses ‘Hidouchim sur ce passage. Selon lui, il faut comprendre que la réponse cible les habitants de Babel : Ces derniers n’étant pas « des gens de Torah », ils ne savent pas donner à un érudit le respect qu’il mérite ! Ainsi, l’habit permet de rehausser l’honneur de la Torah auprès du peuple.

    On retrouve une idée similaire à propos de Rabbi El’azar ben Azaria. Lorsqu’il fut élu Nassi (chef) de l’Assemblée rabbinique suprême, il ne se sentait pas digne d’une telle charge en raison de son jeune âge ; ses cheveux ont alors blanchi en une seule nuit, lui donnant l’apparence d’un homme d’un âge respectable[1]. Ainsi, parfois, l’érudition seule ne suffit pas, et il convient d’user d’artifices matériels afin de l’imposer aux yeux des autres.

    D’après cette explication, on comprend bien pourquoi Ya’akov offre cette tunique à son frère : Bien qu’il soit vraiment érudit, son jeune âge l’empêche d’être reconnu à sa vraie valeur par ses frères. Aussi leur père désire-t-il montrer à ces derniers, par l’intermédiaire de l’habit distingué offert, qu’il convient de le traiter avec dignité en raison de cette érudition.

    Nous avons ici deux lectures différentes - mais non contradictoires - qui peuvent nous faire réfléchir à l’habitude des rabbins de porter une tenue les distinguant. En effet, la plupart des Rabbanim portent barbe et chapeau, et certains portent même une redingote[2].

     D’après la première interprétation du Talmud, celle de Rachi, « l’habit ne fait pas le rabbi » ! C’est même tout le contraire : Le véritable talmid ‘hakham peut s’habiller comme tout le monde, car il a une érudition si importante qu’elle éblouit son alentour. A l’inverse, celui dont l’érudition n’est pas aussi manifeste va utiliser le vêtement comme une manière de s’imposer socialement. La barbe, le chapeau et la redingote vont laisser penser aux autres qu’il est un véritable puits de Torah, mais cela n’est qu’apparence. Certes, il peut connaître les dinim (lois pratiques),  savoir étudier correctement une Guemara et bien s’exprimer en public ; mais son habillement montre qu’il y a encore des lacunes et des zones d’ombre  dans son rapport à l’étude et à l’enseignement de la Torah.

    Cependant, d’après l'interprétation du Rav Horowitz, on peut considérer que « l’habit fait le rabbi » vis-à-vis de l’extérieur. Evidemment, il n’est nullement question d’imaginer un instant que porter un « habit de rabbin » va soudainement transformer un ignorant en talmid ‘hakham ! Néanmoins, la majorité des gens n’étant pas en mesure de remarquer la véritable érudition d’une personne, il convient alors que le Rav (ou l’enseignant en Torah) fasse attention à son apparence extérieure. En effet, c’est malheureusement souvent le cas : Un homme arrivant en jean-baskets-casquette et intervenant dans un shiour ne sera pas pris au sérieux de la même manière qu’un homme portant barbe, chapeau et redingote. La différence d’acceptation du discours ne dépend pas alors de ce qui est dit, mais de l’aspect de celui qui parle.

    C’est précisément pour éviter cet écueil, à notre grand regret si fréquent, que les talmidé ‘hakhamim font attention à leur apparence, afin que leur parole puisse avoir une réelle portée autour d’eux[3].

     

    Yona GHERTMAN

     

    [1] C’est pourquoi il se décrit lui-même « comme un homme de soixante-dix ans », et pas seulement comme « un homme de soixante-dix ans » (cf. Berakhote 27b et dans la Haggada de Pessa’h).

    [2] Quant à l’habitude de s’habiller en noir et blanc, elle ne concerne pas seulement les érudits, mais tous les hommes fréquentant le milieu religieux « ‘harédi », quel que soit leur niveau d’érudition. Cela provient du fait que l’habit noir est considéré traditionnellement comme une manière de se montrer humble (Darké Moshé, Yoré Déa 178, 1)

    [3] Cf. également Shabbat 113a; Ibid. 114a avec Rachi; Baba Bathra 57b; le Rambam dans Hilkhote Déote 5, 9 et dans son commentaire sur la Michna Mikvaote 9, 6. 

  • A propos de l'éducation des jeunes-filles...

    Les jeunes-filles doivent-elles sortir

    ou bien rester cloîtrées à la maison ?

    Paracha Vaychla’h

    Coffre

     

    « Or, Dina, la fille que Léa avait enfantée à Ya’akov, sortit pour faire connaissance avec les filles du pays » (Béréchit 34, 1)

    Après avoir affronté « l’ange d’Essav », Ya’akov s’installe à Shékhem avec sa famille. A peine arrivés, sa fille (Dina) sort et se fait remarquer par Shékhem, le fils du gouverneur du pays, qui la kidnappe et la viole. Rachi commente : « [Elle est appelée à ce moment] ‘la fille de Léa’, et non ‘la fille de Ya’akov’, car elle est ‘sortie’ ; ainsi qu’il est dit : ‘Et Léa sortit à sa rencontre’[1] ; et à ce propos existe un proverbe : ‘telle mère, telle fille’ ».

    Ce commentaire est étonnant à plus d’un titre[2]. Premièrement, dans le cas de Léa, l’initiative de sortir était dans un objectif noble : Elle allait à la rencontre de son mari, dans l’optique de s’unir à lui afin de pouvoir avoir un autre enfant. Rachi lui-même loue sur place la démarche de Léa : « Le Saint, béni soit-Il l’aida, car Issakhar fut conçu là-bas ». Or, dans le cas de Dina, l’objectif de la sortie est complètement différent. Elle sort simplement « pour faire connaissance avec les filles du pays ».

    De plus, la manière dont Rachi amène son propos laisse entendre que sa sortie fut la cause de ce qui lui arriva. Une telle compréhension des évènements semble exagérée : Certes, Dina ne sortait pas nécessairement pour accomplir une mitsva, mais elle ne sortait pas non plus pour accomplir une action négative !

     Si le verset avait mentionné qu’elle était sortie pour rencontrer « les hommes du pays », on aurait pu comprendre ce ton accusateur transparent dans le commentaire de Rachi. Or, c’est naturellement vers « les filles du pays » qu’elle se tourne, ce qui est parfaitement compréhensible : Dina est la seule jeune fille de la fratrie, elle ressent naturellement le besoin de rencontrer d’autres jeunes filles, plutôt que de ne rester qu’avec ses frères[3].

    Mais surtout, si Rachi nous laisse ici avec l’impression que Dina a été kidnappée car elle n’aurait pas dû sortir, il donne par ailleurs une autre raison. En effet, lors de la rencontre entre Essav et Ya’akov, le texte stipule : « Il se leva, quant à lui, pendant la nuit ; il prit ses deux femmes, ses deux servantes et ses onze enfants et passa le gué de Jacob » (32, 23). Et le maître champenois de commenter alors : « Et Dina, où était-elle ? Ya‘akov l’avait enfermée dans une caisse verrouillée pour que ‘Essav ne puisse porter ses regards sur elle. Et il a été puni pour l’avoir ainsi refusée à son frère. Peut-être l’aurait-elle ramené vers le bien ! On sait qu’elle est tombée par la suite entre les mains de Chekhem».

    En synthétisant, on remarque que Rachi donne deux raisons totalement opposées expliquant le sort malheureux de Dina :

    1/ Elle n’aurait pas dû sortir

    2. Elle n’aurait pas du être enfermée

    En réalité, il y a également une troisième raison qui ne nous intéresse pas dans le cadre de notre sujet[4]. Les commentateurs de Rachi expliquent simplement qu’il arrive que plusieurs causes complémentaires soient avancées pour expliquer un évènement[5]

    Mais est-ce vraiment possible d’adopter cette méthodologie aux deux premières raisons mentionnées ?

    Evidemment, derrière cette question quelque peu « technique », une problématique sociétale de fond est soulevée : Comment les pères doivent-ils se comporter concernant l’éducation de leurs filles ? Doivent-ils les préserver totalement du monde extérieur ; ou bien doivent-ils les laisser découvrir ce qui existe en dehors de leur maison ?

    Dans le Talmud[6], on retrouve un débat faisant écho à notre sujet, concernant l’attitude du mari envers son épouse. Trois comportements différents sont énoncés :

    1/ Celui qui enferme son épouse chez lui avant de sortir

    2/ Celui qui laisse son épouse avoir une vie sociale avec ses proches

    3/ Celui qui voit sa femme sortir habillée d’une manière indécente et ne lui dit rien

    Alors que le second comportement mentionné est considéré comme sain, les deux autres sont fermement critiqués. Si le silence du mari devant le comportement indécent de son épouse laisse présager un adultère, c’est également le cas de celui qui se conduit en geôlier avec elle. En effet, à force d’être privée de toute vie sociale, cette dernière va fomenter de la haine contre son mari, et risquera ainsi de le tromper si elle rencontre un jour un homme aimable et avenant[7].

    Tel est l’esprit général de la Torah : Eviter les excès et s’orienter vers la voie du milieu[8]. C’est pourquoi le Talmud préconise au mari de laisser son épouse avoir une vie sociale et fréquenter ses proches, tant que cela se déroule avec décence.

    Il en va de même en ce qui concerne l’éducation d’une jeune-fille. Il est périlleux de la laisser sortir constamment, sans avoir de regard sur ce qu’elle fait. Les hommes de la rue sont souvent sans scrupules et sans respect pour la gente féminine. Certes, Dina voulait aller voir d’autres filles. Mais dans la rue il y a des hommes, et ces derniers peuvent être mal intentionnés.

    D’un autre côté, tenter de la garder constamment à la maison va créer chez elle une grande frustration. Sa frustration va grandir au fur et à mesure, jusqu’au jour où elle risque de partir pour de bon et se retrouver livrée au monde extérieur, hostile envers celles qui n’y sont pas préparées. C’est malheureusement ainsi que naît l’idée de fuguer chez les adolescentes concernées. Elles souffrent d’être constamment prises pour des petites filles à qui on refuse toute autonomie, jusqu’au jour où elles vont vouloir devenir libres contre l’avis de leurs parents. Hachem ishmor.

    Il est une nouvelle fois remarquable que la Torah, à travers les commentaires de nos maîtres, se confronte à des enjeux modernes et y apporte une réponse pleine de bon sens. Lorsqu’on est parent, il est très dur d’éduquer nos enfants, car le curseur du juste-milieu est difficile à atteindre. Si l’on se montre trop strict en les restreignant dans leur autonomie, on risque d’aller à l’encontre de drames familiaux. Cependant, si l’on se montre un tant soi peu trop ouvert en leur accordant un peu trop de liberté, le risque est identique.

     Lorsque cela concerne l’éducation des jeunes filles, il y a en plus le risque de les laisser confrontées aux « prédateurs humains » qui sévissent dans la rue. Combien de femmes ressentent un sentiment d’insécurité lorsqu’elles marchent dans une rue peu fréquentée en soirée ? Il s’agit d’un réel problème. Il n’est pas du tout évident pour des parents d’expliquer cela à leurs filles, passées depuis peu de l’enfance à l’adolescence. Ces dernières voient encore le monde avec des yeux d’enfants, alors que les prédateurs humains les voient elles-mêmes comme des femmes…

    Rigidité et permissivité sont donc deux attitudes à bannir, car nocives pour l’éducation des jeunes filles[9]. Les parents doivent leur permettre d’avoir une vie sociale en restant dans la décence, sans excès, et sans se sentir brimées. Encore une fois, il s’agit d’une recommandation plus facile à écrire qu’à mettre en œuvre…

     

    [1] Béréchit 30, 16. Ra’hel et Léa se disputaient alors leur mari ; et Léa prit l’initiative d’aller à sa rencontre car elle avait obtenu de sa sœur la permission de prendre son tour dans la tente de leur mari.

    [2] Les deux premières remarques qui suivent sont inspirées du commentaire d’Abrabanel sur ce passage (réponse à sa question n°4).

    [4] Ya’akov aurait dû retourner tout de suite à Beth-El après la rencontre avec ‘Essav, plutôt que de s’attarder en chemin à Shékhem (cf. Rachi sur Béréchit 35, 1).

    [5] Cf. Gour Arié et R. ‘Ovadiah mi Barténoura sur les versets cités.

    [6] Guittin 90 a-b

    [7] D’après le commentaire de Rachi sur Ibid., s. v. « Papus ben Yéhouda ».

    [8]Cf. Rambam, Hilkhote Déote, chapitre 1.

    [9] Et aussi des jeunes hommes, bien que l’enjeu ne soit pas le même, notre propos partant d’une réflexion sur Dina, et plus généralement sur l’éducation des jeunes filles.

  • Les conséquences de la cupidité (vayétsé)

       Les conséquences de la cupidité

    sur la confiance des enfants envers les parents

    Paracha Vayétsé

     

    Cupidite

    « Ra’hel et Léa répondirent : Avons-nous encore une part et un héritage dans la maison de notre père ? Ne sommes-nous pas considérées comme des étrangères à ses yeux ? Car il nous a vendues et il a consumé notre patrimoine» (Béréchit 31, 14-15)

    Contraint d’habiter chez son oncle Lavan (le frère de Rivka), Ya’akov s’aperçoit vite de la fourberie de ce dernier. Alors qu’il consent à lui accorder sa fille cadette (Ra’hel) comme épouse, en échange d’un travail gratuit durant sept années, il met en place un stratagème pour que Ya’akov épouse finalement l’aînée (Léa). Ya’akov doit donc travailler sept années supplémentaires pour se marier avec l’élue de son cœur. Après avoir épousé les deux sœurs au terme de quatorze années de labeur, Lavan fait tout pour que Ya’akov, ses filles, ses servantes et les enfants nés entre temps, restent habiter chez lui. Son patrimoine ne fait qu’augmenter grâce à la bénédiction divine reposant sur son neveu et gendre. Lorsque Ya’akov comprend définitivement que le temps de partir et de donner sa propre direction à son foyer est arrivé, il s’adresse alors à Ra’hel et Léa en leur expliquant que ce départ de chez leur père - nécessairement créateur de conflits - est pour lui la seule alternative.

    Ces dernières écoutent son argumentaire, et prennent clairement position pour leur mari, et donc contre leur père : « Ra’hel et Léa répondirent : Avons-nous encore une part et un héritage dans la maison de notre père ? Ne sommes-nous pas considérées comme des étrangères à ses yeux ? Car il nous a vendues et il a consumé notre patrimoine».

    Comment une relation entre père et filles peut-elle atteindre un tel point de non-retour ? N’est-ce pas dramatique et glaçant d’imaginer des filles percevoir ainsi leur père ? Il est d’ailleurs particulièrement frappant que Lavan lui-même semble garder une forte affection pour ses filles. En effet, après avoir poursuivi Ya’akov, et avoir aperçu Hachem le mettant en garde de ne pas l’attaquer, Lavan concède de le laisser partir et conclut un pacte avec lui. Quelle est alors sa condition exigée de son côté ? Le texte répond explicitement : « Que Dieu regarde entre toi et moi, alors que nous serons cachés l’un à l’autre. Si tu humiliais mes filles ; si tu associais d’autres épouses à mes filles… nul n’est avec nous ; mais vois ! Dieu est témoin entre toi et moi ! » (31, 49-50). On s’interroge à la lecture de ces versets : Et si la cupidité n’était pas la seule raison de Lavan dans son refus de laisser partir Ya’akov ?

     Allons un peu plus loin, en revenant vers la première rencontre entre Ra’hel et Ya’akov. Après avoir parlé avec son cousin tout récemment rencontré, Ra’hel court avertir son père à propos de cette rencontre (29, 12). Rachi sur place explique : « Etant donné que sa mère était morte, elle ne pouvait le dire qu’à lui ». Habituellement, une fille est proche de sa mère. Cependant, lorsque celle-ci n’est plus là, c’est au père d’assumer désormais ce rôle. Indubitablement, un père élevant seul ses enfants va se rapprocher d’eux. En effet, plus on s’investit pour quelqu’un, plus on l’affectionne. Ainsi, contraint d’assurer son rôle et celui de la mère de ses filles, Lavan a dû nécessairement s’investir plus que la normale. Il est donc profondément attaché à ses filles, il se préoccupe de leur devenir.

    En retournant de nouveau lors de l’épisode relatant la fuite de Ya’akov, on constate que cette préoccupation pour l’autre n’est pas qu’à sens unique. En effet, on apprend dans le texte que  Ra’hel a volé des « idoles» dans la maison de son père (31, 19). Les commentateurs s’interrogent évidemment sur un tel acte de la part d’une femme ayant épousé la vocation monothéiste des patriarches. La réponse apportée par Rachi attire une nouvelle fois notre attention : « Elle avait l’intention d’éloigner son père de l’idolâtrie ». Remarquable ! Bien qu’ayant décidé de choisir son mari plutôt que son père, Ra’hel continue à se préoccuper de ce dernier ! Elle veut qu’il fasse téchouva ; en d’autres termes, elle désire encore son bien.

    D’après ce que nous avons vu précédemment, tout cela semble parfaitement logique : Il y a dans cette famille uni-parentale une affection mutuelle entre le père et ses filles. Lavan veut le meilleur pour elles, et elles aussi, désirent le meilleur pour leur père.

    Dès lors, la question de départ nous interpelle encore davantage : Comment les filles ont-elles pu finalement couper les liens avec leur père ? C’est lui qui s’est occupé d’elles, il y a un amour mutuel entre elles et lui… Comment la famille est-elle arrivée à un tel point de non-retour ?!

    C’est que Ra’hel n’est pas la seule à « courir ». On voit également Lavan courir, mais pour des raisons différentes. Une première fois, alors que Rivka était encore jeune-fille, et qu’Eli’ézer (le serviteur d’Abraham) était allé chercher une femme pour Itz’hak, il lui avait donné des bijoux de la part de son maître. Apprenant l’arrivée d’Eli’ézer, Lavan court alors à sa rencontre. Rachi commente sur place : « Pourquoi court-t-il et à quel propos court-t-il ? Ce fut, lorsqu’il vit la boucle de nez, il dit [en lui-même] : Cet homme est riche. Aussi tourna-t-il ses yeux vers l’argent ». Puis, quelques années plus tard, alors que Ya’akov arrive chez lui, Lavan court à sa rencontre (29, 13). Rachi commente alors dans le même ordre d’idées : « [Lavan] pensait qu’il portait de l’argent, car le serviteur de la maison vint ici avec dix chameaux bien chargés [d’argent et de bijoux] ».

    Lavan ne change pas avec l’âge. Le trait le caractérisant est la cupidité. Il aime l’argent. Il court après l’argent. Toute sa manière de vivre est guidée par un seul but directeur : Gagner plus, et toujours plus. C’est pour cela qu’il essaye de faire travailler Ya’akov gratuitement le plus longtemps possible, et qu’il ne veut pas le laisser partir.

    Néanmoins, nous l’avons montré : Si Lavan est un homme qui aime l’argent, il est aussi un père qui aime ses filles. Dans ce cas, pourquoi jouer avec leurs sentiments en échangeant Ra’hel avec Léa lors des premières noces ?

    C’est que Lavan aime mal ses filles. Il est tellement obsédé par sa course vers l’argent qu’il ne se rend même pas compte du mal qu’il leur fait. Il tient à elles et il veut leur bonheur, comme le démontre son pacte final avec Ya’akov. Un drame se joue ici : Malgré l’amour réciproque entre Lavan et ses filles, son obsession pour l’argent l’aveugle tellement, qu’il adopte un comportement indigne, provoquant l’éloignement définitif de ses filles.

    C’est un mal intemporel que souligne la Torah en filagramme : Les parents peuvent « tuer » leurs enfants à cause de leur obsession pour l’argent. Ils sont tellement obsédés par le profit – notamment car la société pousse dans ce sens – qu’ils ne se rendent pas compte du mal qu’ils font à leur progéniture. Cela ne signifie pas que ces parents n’aiment pas leurs enfants, mais qu’ils les aiment mal. Or, la conséquence de mal aimer son enfant peut être terrible. L’enfant ressent lorsque ses parents font passer leur intérêt personnel avant le sien. A long terme, une déception grandit en lui et l’éloigne peu à peu. Dans les cas extrêmes, la suite sera la coupure des relations de la part des enfants. Le pire est que beaucoup de parents vont justifier leur course effrénée en se disant qu’ils font cela « pour la famille ». Alors que de leur côté, les enfants ressentent l’absence du père, toujours occupé à ses affaires, comme une plaie ne cessant de s’agrandir.

    Ainsi, Lavan apparaît précisément comme l’exemple à ne pas suivre pour les parents. Il ne suffit pas d’aimer ses enfants, il faut aussi bien les aimer, ce qui est tout un programme…

     

    Yona GHERTMAN

  • La cause du déluge : la corruption des élites

    La corruption des élites, cause profonde du déluge

     

     

    Maboul

    La description des fautes qui ont entraîné le déluge s'étale sur trois versets :

    בראשית פרשת נח פרק ו פסוק יא - יג

    (יא) וַתִּשָּׁחֵ֥ת הָאָ֖רֶץ לִפְנֵ֣י הָֽאֱלֹהִ֑ים וַתִּמָּלֵ֥א הָאָ֖רֶץ חָמָֽס:

    La terre s'est détruite devant "le elohim" et la terre s'est remplie d’iniquité / « hamas »

    (יב) וַיַּ֧רְא אֱלֹהִ֛ים אֶת־הָאָ֖רֶץ וְהִנֵּ֣ה נִשְׁחָ֑תָה כִּֽי־הִשְׁחִ֧ית כָּל־בָּשָׂ֛ר אֶת־דַּרְכּ֖וֹ עַל־הָאָֽרֶץ: ס

    Elokim a vu la terre, qu'elle s'était détruite, car toute chair avait détruit sa voie sur la terre

    (יג) וַיֹּ֨אמֶר אֱלֹהִ֜ים לְנֹ֗חַ קֵ֤ץ כָּל־בָּשָׂר֙ בָּ֣א לְפָנַ֔י כִּֽי־מָלְאָ֥ה הָאָ֛רֶץ חָמָ֖ס מִפְּנֵיהֶ֑ם וְהִנְנִ֥י מַשְׁחִיתָ֖ם אֶת־הָאָֽרֶץ:

    Elokim dit à Noa'h : La fin de toute chair est venue devant moi, car la terre s'est remplie d'iniquité / « ‘hamas » à cause d'eux, et voici Je vais les détruire avec la terre

    I/ Analyse du texte et questions

    On remarque tout d’abord le nombre de récurrences du mot "la terre" : Il se retrouve à deux reprises par verset, soit six fois dans ces trois versets. Cette répétition provoque une redondance évidente, et laisse penser à une insistance volontaire sur le rôle de "la terre" dans les causes du déluge.

    Une seconde remarque concerne la différence dans la présentation de "Elohim" entre le verset 11 et les deux versets suivants. Dans le premier verset, le mot est précédé d'un article défini, alors que cet article est omis dans les deux suivants.

    Une autre répétition à priori superflue intervient entre le verset 11 et le verset 12. S'il est dit dans le premier que toute la terre s'est détruite "devant le Elohim", n'est-ce pas évident que "Elokim" le voit ? Dans ce cas pourquoi préciser au début du verset suivant : "Elokim a vu la terre, qu'elle s'était détruite".

    De plus, la part entre le "'hamas" (iniquité) et la "destruction de la terre" n'est pas claire. On a l'impression dans le premier verset que "la terre s'est détruite" concerne un comportement spécifique, alors que la "la terre s'est remplie de 'hamas" en concerne un autre. Cependant, au verset suivant, Hachem voit que "la terre s'est détruite", et que toute chair "a détruit sa voie sur terre", mais il n'est plus question de "'hamas". Puis, lorsqu'Hachem parle à Noa'h dans le dernier verset afin de lui expliquer l'imminente destruction du genre humain, il ne met l'accent que sur le 'hamas (iniquité).

    C'est ce qui fera dire à Rachi : "Leur décret n'a été scellé que par le vol". Auparavant, Rachi expliquait sur le verset 11 que l'autre catégorie de crimes commis incluait idolâtrie et relations interdites. Or, la Guemara écrit que le meurtre, l'idolâtrie et les relations interdites sont les "fautes capitales", responsables notamment de la destruction du premier Temple de Jérusalem[1]. Dans ce cas, en quoi le "vol", même s'il est accompagné de violence (car c'est semble-t-il la délimitation du "hamas") prendrait-il le pas face aux deux fautes gravissimes de guilouï arayote (débauche) et 'avoda zara (idolâtrie) ?

    II/ Proposition de lecture cohérente

    Nous proposons d’expliquer tout d’abord que le premier « HaElohim » dont il est question dans le verset 11 n’est pas Hachem, mais la caste des juges et seigneurs dirigeant sur la terre[2].

    L’insistance sur « la terre » rappelle par ailleurs le concept de « derekh-erets », qui au sens large traduit la manière de vivre dans le monde. On constate d’ailleurs qu’au verset 12, les hommes sont accusés d’avoir trahi leur « chemin sur la terre ».

    Ces deux préalables posés, il est alors possible de proposer une lecture cohérente répondant à toutes les questions posées précédemment :

    Pour que la vie sur terre remplisse son objectif, elle doit obéir à deux conditions fondamentales : Le respect de Dieu et de ses règles, ainsi que l’harmonie entre les hommes et les femmes. Mais voilà qu’avec la bénédiction des puissants de ce monde, la débauche et l’idolâtrie ont commencé à devenir légion. Le libertinage étant le réveil des instincts les plus primaires du monde, il prend rapidement une connotation égoïste. Le libertin veut « prendre », et même s’il se donne, c’est en raison de la satisfaction (donc du « prendre ») que cela lui apporte. Le libertinage poussé à son paroxysme aboutit à de la violence, car il faut prendre par la violence celui ou celle qui ne veut pas être pris. Ce système de vie est totalement contradictoire avec le principe de la famille prôné dès la Genèse, mais qu’importe, c’est là qu’intervient l’insertion de l’idolâtrie, dont le seul objectif réel est d’apporter une License à la débauche[3].

    Relisons le verset 11 à la lumière de ces quelques idées :

    Le libertinage a commencé à devenir la norme parmi les hommes avec la bénédiction des juges et des hommes politiques, se cachant derrière les idoles qu’ils s’étaient fabriqués pour asseoir leur pouvoir (= La terre s'est détruite devant "les elohim"). Par conséquent, les rapts avec violence se sont multipliés, toujours sous leurs auspices, car il fallait bien prendre de force les hommes et femmes qui refusaient de se plier à ce système dégénéré (= et la terre s'est remplie d’iniquité/’hamas).

    Le constat d’Hachem concerne donc la cause du mal, c’est-à-dire la volonté de quitter le chemin classique tracé pour les humains évoluant sur la terre, excluant libertinage et idolâtrie, au profit de la famille. C’est la première partie du verset 12 : « Elohim a vu la terre, qu'elle s'était détruite ». Puis, la seconde partie du verset revient sur la systématisation du libertinage, s’étendant à tous les êtres humains, et plus seulement aux puissants de ce monde. Les juges et hommes politiques ont finalement réussi à influencer toute l’humanité (ou du moins ceux qui ont la force d’être parmi ceux qui prennent ou se font prendre par choix) : « car toute chair avait détruit sa voie sur la terre ».

    Cependant, lorsqu’Il va s’adresser à Noa’h, Hachem va mettre l’accent sur les moyens employés qui sont intolérables, car aboutissant à un stade de négation de l’humain incompatible avec le chemin des hommes sur terre. Lisons ainsi le verset 13 « Elohim dit à Noa'h : La fin de toute chair est venue devant moi, car la terre s'est remplie d'iniquité à cause d'eux » 

    = Lorsque les puissants de ce monde usent de violence pour prendre tout ce qu’ils désirent, qu’ils considèrent les hommes et les femmes comme de simples acquisitions leur permettant d’assouvir leurs pulsions sexuelles, alors le chemin de la vie sur terre se trouve bloqué, et eux (les juges et les hommes politiques) en sont la cause.

    D’où la conclusion sans appel qui conclue le verset 13 et notre passage : « et voici Je vais les détruire avec la terre »

    = Le chemin correct pour vivre en harmonie sur terre n’est plus du tout empruntable. Il convient de tout recommencer. Bien que la violence ne soit qu’une conséquence du libertinage cautionné par l’idolâtrie, il s’agissait d’une conséquence inévitable, en raison du travers des puissants qui ont usé de leur ascendance sur le monde pour soumettre la terre et ses habitants à leurs plus bas instincts.

     

     

    Yona GHERTMAN


    [1] Yoma 9a

    [2] Telle est notamment l’explication du Kéli Yakar.

    [3] Cf. Sanhédrin 63a.

  • Le bon fonctionnement d'une entreprise

    Cycle : La Paracha selon le Torah-Temima

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    Le bon fonctionnement d’une entreprise

     

    Dans l’épisode des dix plaies, Moshé et Aharon se retrouvent plusieurs fois devant le Pharaon, en tant que porteurs de la parole de Dieu. Par la suite, après la sortie d’Egypte, leurs rôles se distinguent davantage. Moshé devient celui qui transmet la Torah, alors que les prérogatives de la prêtrise (Kéhouna) reviennent à Aharon. Or, pour l’heure, les deux frères semblent avoir un rôle similaire :

     « Ce sont Aharon et Moshé, à qui Dieu dit: "Faites sortir les enfants d'Israël du pays d'Égypte, selon leurs légions." Ce sont eux qui parlèrent à Pharaon, roi d'Égypte, à l'effet de conduire hors d'Égypte les enfants d'Israël; ce sont Moshé et Aharon (Vaéra 6, 26-27)

    Rachi rapporte une Tossefta : « Parfois Aharon est mentionné avant Moshé, d’autres fois Moshé est mentionné avant Aharon. C’est pour te dire qu’ils étaient équivalents ». 

    Cependant, il est étonnant que les deux frères soient placés sur un pied d’égalité, car d’autres versets de la Torah présentent explicitement Moshé comme ayant un niveau supérieur. En effet, comme le rappelle l’auteur du Torah-Temima, c’est lui qui monte chercher la Torah au mont Sinaï, la recevant directement de Dieu. De plus, l’écriture témoigne qu’aucun homme ne l’égale quant à son humilité (Bamidbar 12, 3), et à son degré de prophétie (Devarim 34, 10).

    Dès lors, pourquoi parler d’équivalence entre les deux frères ?

    Pour le Rav Baroukh Epstein, il est évident que Moshé a un niveau inégalé. Cette sentence de la Tossefta (citée par Rachi) cible un moment bien précis : celui de la sortie d’Egypte. Moshé en était l’acteur principal, alors qu’Aharon lui était accessoire. Cependant, en ce qui concerne le dialogue avec le Pharaon et les magiciens, Aharon semble être celui qui se met le plus en avant, Moshé apparaissant sur ce point comme son second.

    Il aurait été possible de voir ainsi une complémentarité entre les deux hommes : En ce qui concerne l’action, Moshé est supérieur, mais en ce qui concerne la parole, c’est Aharon qui est plus important. Cependant, Rav Epstein repousse cette hypothèse en se fondant sur notre passage. En effet, il est écrit au verset 6 : « Ce sont Aharon et Moshé, à qui Dieu dit: "Faites sortir les enfants d'Israël du pays d'Égypte ». On voit qu’il est question ici de l’action (la sortie d’Egypte), or c’est Aharon qui est mentionné en premier. Puis au verset 7, le sujet change et l’ordre s’inverse : « Ce sont eux qui parlèrent à Pharaon, roi d'Égypte, à l'effet de conduire hors d'Égypte les enfants d'Israël; ce sont Moshé et Aharon ». Il est désormais question de la parole, mais Moshé est cité avant son frère.

    Selon l’auteur du Torah-Temima, c’est précisément dans cette organisation des deux versets que se trouve la clef de l’idée d’une équivalence entre Moshé et Aharon. En réalité, les deux frères sont aussi compétents l’un que l’autre, pour agir comme pour parler. Néanmoins, Hachem a décidé d’un ordre. Il a demandé que Aharon soit la « voix » principale, et Moshé l’acteur de la sortie d’Egypte, davantage sur le devant de la scène.

    En termes contemporains, on pourrait dire que le bon fonctionnement d’une bonne entreprise dépend davantage de la répartition des tâches en amont, que des qualités personnelles des acteurs.

     

    Yona GHERTMAN

     

    תורה תמימה הערות שמות פרק ו הערה יט
    יט) במשנה כריתות ח' א' חשיב כמה דברים ששקולים הם ולא חשיב הא דאהרן ומשה וצריך באור למה, וי"ל דשם חשיב רק הדברים הנוגעים לדינא, וגם י"ל משום דבאמת לא יתכן לומר ששקולים הם ממש, שהרי באמת מצינו במשה ענינים נעלים שאין כמוהו בזולתו, כמו עלותו אל האלהים והיותו שם ארבעים יום וארבעים לילה וכו', וכן במדות מפורש אומר הכתוב והאיש משה ענו מאד מכל האדם אשר על פני האדמה דבכלל אלה גם אהרן, וכן אומר הכתוב ולא קם נביא עוד בישראל כמשה, וגם איתא בתוספתא מגילה פ"ג הקטן מתרגם ע"י גדול אבל אין כבוד שיתרגם גדול על ידי קטן שנאמר ואהרן אחיך יהיה נביאך, הרי דקרא למשה גדול לגבי אהרן, ולכן לא חשבה המשנה זה בין שאר הדברים שחשבה לשקולים ממש. ומה שאמרה התוספתא שקולים הם נראה לבאר הכונה בשנדקדק לשון הפסוק הזה הוא אהרן ומשה אשר אמר ה' להם הוציאו את בני ישראל מארץ מצרים, ובפסוק הבא הם המדברים אל פרעה מלך מצרים וגו' הוא משה ואהרן, והנה ידוע הוא דעיקר מתעסק בענין יציאת מצרים ע"י הקדוש ברוך הוא היה משה, ואהרן היה טפל לו, כמבואר בהמשך הפרשיות, וכנגד זה עיקר המתעסק בדבור פה עם פרעה ועם שריו וחרטומיו היה אהרן, כמפורש בפסוק ואהרן אחיך יהיה נביאך, ואהרן אחיך ידבר אל פרעה, ובפרט זה של הדבור היה משה טפל לו, ולפי"ז היה מהראוי שבענין תוצאת כללות הענין יוקדם משה לאהרן כעיקר לפני הטפל, ובענין פרט הדבור יוקדם אהרן למשה ג"כ כעיקר לפני הטפל. אבל באמת כתוב מפורש להיפך, ובוא וראה שבפסוק שלפנינו שבו איירי מעיקר המעשה בפועל כמ"ש אשר אמר ה' להם הוציאו את בני ישראל הקדים אהרן למשה, ובפסוק הבא דאיירי בענין הדבור אל פרעה שבזה היה אהרן עיקר הקדים משה לאהרן, וזה פלא, וזו היא הכונה ששקולים הם, כלומר שהיו ראויים שניהם להיות עקרים בשני המעשים, אלא שכך סידר הקדוש ברוך הוא, לזה המעשה ולזה הדבור: 

     

     

  • La famille en politique (Chemote)

            Cycle : La Paracha selon le Torah-Temima

     

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              Chemote : La famille en politique

     

     

    « Yossef, tous ses frères et toutes cette génération mourut» Chémot 1, 6

     

    Le Talmud ‘explique’ : « Pourquoi Yossef est-il mort avant ses frères ? Parce qu’il s’est comporté avec supériorité » (Brahot 55a).

    Pour qui est habitué aux textes de la tradition, le renvoie est immédiat « les postes de pouvoir enterrent ceux qui les possèdent, et raccourcissent l’existence ». (Youma 86b)

    S’agit-il de cela concernant Yossef ? Le Midrash (ChémotRabba sur ce verset) explique pourtant le contraire. Glosant le verset « Yossef était en Egypte » (Chémot 1.5), le Midrash explique que son mode d’être n’a pas varié au cours de son séjour égyptien « sa vie durant il est resté identique à ce qu’il était au départ : un simple esclave ». Il semble donc ne pas avoir abusé de sa position de pouvoir. Comment concilier ces deux textes ?

    Une autre question plus contextuelle se pose : comment voir dans la narration de la mort de Yossef et ses frères une allusion à ce comportement de supériorité ?

    Le Torah Tmima met ce texte en rapport avec un autre Midrash (Pirkei de Rabbi Eliézer § 29)

    « A dix reprises, les frères de Yossef ont dit ‘notre père, ton serviteur’, sans que Yossef ne leur rétorque rien ». Dans le §44 de Béréchit, dans la longue diatribe finale de Yéhouda avant le dévoilement de Yossef, les frères témoignent du respect à Yossef en lui affirmant qu’eux même, et leur père sont ses serviteurs. Yossef alaissé les frères dire que leur père Yaakov était son serviteur. Voilà la supériorité qu’il a montrée. Il ne s’agit ni de dédain, ni même d’abus de pouvoir, mais une absence de protestation. Le comportement de Yossef en Egypte n’a donc pas varié au cours des années, il a su rester simple ; mais pour avoir laissé dire par dix fois la sujétion du père à son pouvoir, sa vie a été raccourcie de dix ans.

    Imaginons la scène : les frères doivent du respect au ministre, ils le lui montrent. Que se serait-il passé si Yossef s’était dévoilé sans avoir entendu le discours de Yéhouda ? Rien. Son dévoilement a été motivé par son incapacité à contrôler ses émotions (Béréchit 45.1). Ce que le Midrash reproche à Yossef ce n’est pas sa stratégie, mais le fait qu’il renverse la véritable hiérarchie au profit d’une hiérarchie toute politique, en se prenant au jeu du pouvoir, mentalement. L’inversion de rapport du supérieur à l’inférieur aurait dû être à lui seul la jauge du dévoilement de Yossef.

     

    Franck Benhamou

     

     

     

    יוסף וכל אחיו

    א"ר חמא ב"ר חנינא, מפני מה מת יוסף קודם לאחיו מפני שהנהיג עצמו ברבנות אפירש"י שמת יוסף קודם לאחיו דכתיב וימת יוסף וכל אחיו, עכ"ל. ונראה דאע"פ די"ל דהפסוק מספר סתם שמת יוסף וכל אחיו ולא בכונה שמת קודם להם, אך הענין הוא דאם לא אשמעינן הכתוב כונה מיוחדת בלשון זה ל"ל לאשמעינן כאן דמת יוסף הא כבר כתיב לעיל ס"פ ויחי וימת יוסף, וה"ל למימר וימותו [המה] וכל הדור ההוא, ודרשו שמת קודם לאחיו, דהוא חי מאה ועשר שנים, [כמבואר ס"פ ויחי] ואחיו ק"כ שנה [לא נתבאר המקור לזה] ונענש בזה מפני שהנהיג עצמו ברבנות, ולא נתבאר איפוא רמוזה הנהגתו זאת, אבל בפרקי דר"א פ' כ"ט מבואר דלכן נענש בהתקצרות החיים עשר שנים מפני ששמע מאחיו עשר פעמים שאמרו לו על יעקב עבדך אבינו ולא אמר להם מידי, ואע"פ שבתורה מבואר רק חמש פעמים מאמר זה (פעם א' בס"פ מקץ וד' טעמים בר"פ ויגש), אך הוא שמע ה' פעמים מהם וה' פעמים מהמליץ שבינותם.
    וצ"ל דהוכרח הפדר"א לפרש דענין הנהגתו ברבנות היה רק דבר זה ולא הנהגה בכלל ברבנות ונענש בזה עפ"י מאמר חז"ל דהרבנות מקברת בעליה ומקצרת ימיו, יען שדרשו במ"ר ר"פ זו עה"פ ויוסף היה במצרים, ללמדך שאע"פ שזכה יוסף למלכות בכ"ז לא נתגאה על אחיו ועל בית אביו, וכשם שהיה קטן בעיניו מתחלה כשהיה עבד במצרים כך היה קטן בעיניו אחר שהיה מלך, ע"כ. הרי מבואר ההפך שלא נהג עצמו ברבנות כלל, ולכן ההכרח לפרש שחטא רק בזה ששמע מאחיו שאמרו על יעקב עבדך אבינו ולא אמר להם מידי, ותו לא, ודו"ק

  • Vayigach, une parole de reproche, de colère et de tristesse

      Cycle : La Paracha selon le Torah-Temima

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    Vayigach : Une parole de reproche, de colère et de détresse

    לעילוי נשמת אב' מור' חיים בן צב' ז''ל

    La paracha Vayigach commence par le magnifique plaidoyer de Judah : « Alors Judah s’avança vers lui [Joseph], en disant : « De grâce, seigneur ! que ton serviteur fasse entendre une parole aux oreilles de mon seigneur et que ta colère n’éclate pas contre ton serviteur ! Car tu es l’égal de Pharaon. […] Car comment retournerais-je près de mon père sans ramener son enfant ? Pourrais-je voir la douleur qui accablerait mon père ? » (Beréchit, Ch. 44, 18-34).

    A ces mots, Joseph ne peut retenir son émotion. Il fait sortir ses serviteurs et dit à ses frères : « Je suis Joseph ; mon père vit-il encore ? » (Beréchit, Ch. 45, 3)[i]. Mais ses frères ne peuvent lui répondre « car il les avait frappés de stupeur » (Beréchit, Ch. 45, 3)[ii].

    On pourrait penser que c’est la présence de celui qu’il pensait disparu par leur faute, et devenu vice-roi d’Egypte, qui est à l’origine de ce saisissement.

    Or, nos Maitres, cités par l’auteur du Torah Temimah, expliquent que ce qui les a fait défaillir ce sont les paroles de Joseph, qui seraient des paroles de « réprimande, de reproche ».

    « Malheur à nous si, sous le reproche d’un homme de chair et de sang il est écrit « ses frères ne purent lui répondre, car il les avait frappés de stupeur », qu’en sera-t-il sous le reproche du Saint Béni Soit Il ? »[iii].

    Le Rav Baroukh Epstein s’interroge : « en quoi ces mots, « mon père est-il toujours vivant ? » sont-ils des mots de réprimande ? »[iv].

    Il faut, explique-t-il, le comprendre ainsi : avec la détresse que les frères ont causé à leur père en lui faisant croire que Joseph était mort, comment pourrait-il être encore en vie ?

    Ce sont donc des paroles de réprimande et de colère.

    Mais cette explication ne satisfait pas tout à fait le Rav Baroukh Epstein. Il lui préfère le pchat tel que formulé par Rachi.« Mon père est-il toujours en vie ? » est une véritable question. Mais comment la comprendre, les frères n’ont-ils pas constamment fait référenceà leur père, sans jamais laisser supposer qu’il était mort ?

    Tout simplement, explique-t-il, les frères n’ont-ils pas déjà menti en affirmant que Joseph était mort ? Peut-être est l’inverse, leur père est bien mort et ils mentent à Joseph de peur de sa réaction, comment savoir ?

    Il s’agit alors de paroles de détresse et d’angoisse.

    On retrouve cette même explication, un peu plus loin, quand les frères disent à leur père que Joseph est vivant. Son cœur ralentit dit la Torah car il ne les croyait pas (Beréchit, Ch. 45, 26). Pourquoi ? Car, nos Maitres, cités par l’auteur du Torah Temimah, l’expliquent : « telle est la punition du menteur, qui, même quand il dit la vérité, n’est pas cru »[v].

    Là, encore, il y a eu mensonge et le fait de ne plus savoir si on peut faire confiance en la parole de l’autre, de ne pas pouvoir la croire,crée ladétresse et la souffrance.

    Situation d’autant plus douloureuse que, comme l’explique le Rav Sacks z’’l, pendant tout le temps oùJoseph s’est trouvé en Egypte, il a pu nourrir des interrogations à propos des intentions de son père. N’est-ce pas lui qui l’aenvoyé à la rencontre de ses frères, ce qui a abouti à sa vente ? Aurait-il été abandonné par son père ? C’est ainsi que les commentateurs comprennent le nom qu’il donne à son fils : « Joseph appela le premier né Manassé « Car Dieu m’a fait oublier toutes mes tribulations et toute la maison de mon père » (Beréchit, Ch. 41, 51)[vi]. Le plus important dans l'esprit de Joseph était le désir d'oublier le passé, pas seulement la conduite de ses frères envers lui, mais "toute la maison de mon père". Pourquoi, sinon qu'il a associé «tous mes problèmes » non seulement à ses frères mais aussi à son père Jacob ».[vii]

    Et, c’est en entendant le discours de Juda, qu’il comprend qu’il n’en est rien.Le désir de retrouver son père bien aimé éclate alors dans ces paroles « mon père est-il encore en vie ? ». L’urgence de cette parole est motivée par l’angoisse que, finalement, il serait peut-être trop tard.

    C’est sans doute cette parole,tout à la fois, empreinte de colère et de détresse qui saisit les frères et fait défaillir leur âme.

    Et c’est la parole apaisante de Joseph : « Et maintenant, ne vous affligez point, ne soyez pas irrités contre vous-mêmes de m’avoir vendu pour ce pays ; car c’est pour le salut que le Seigneur m’y a envoyé avant vous » (Beréchit, Ch 45, 5) qui répare ce trouble physique et restaure le calme. De même, c’estla parole apaisante des frères« Alors ils lui répétèrent toutes les paroles que Joseph leur avait adressées et il vit les voitures que Joseph avait envoyées pour l’emmener » Beréchit, Ch. 45, 27) qui fait revenir à lui Jacob.

    Une parole apaisante pour réparer les troubles que les mensonges ont créée.

    Puissions-nous,à notre tour, être doués de cette parole réparatrice.

    Noémi Leben

     

    [i]וְלֹֽא־יָכֹ֨ל יוֹסֵ֜ף לְהִתְאַפֵּ֗ק לְכֹ֤ל הַנִּצָּבִים֙ עָלָ֔יווַיִּקְרָ֕א הוֹצִ֥יאוּ כָל־אִ֖ישׁ מֵעָלָ֑י וְלֹא־עָ֤מַדאִישׁ֙ אִתּ֔וֹ בְּהִתְוַדַּ֥ע יוֹסֵ֖ף אֶל־אֶחָֽיו׃

    וַיִּתֵּ֥ן אֶת־קֹל֖וֹ בִּבְכִ֑י וַיִּשְׁמְע֣וּ מִצְרַ֔יִם וַיִּשְׁמַ֖ע בֵּ֥ית פַּרְעֹֽה׃

    [ii]וַיֹּ֨אמֶר יוֹסֵ֤ף אֶל־אֶחָיו֙ אֲנִ֣י יוֹסֵ֔ף הַע֥וֹד אָבִ֖י חָ֑י וְלֹֽא־יָכְל֤וּ אֶחָיו֙ לַעֲנ֣וֹת אֹת֔וֹ כִּ֥י נִבְהֲל֖וּ מִפָּנָֽיו׃

    [iii]רבי אלעזר כי מטי להאי קרא הוי בכי, אמר, ומה תוכחה של בשר ודם כתיב בה ולא יכלו אחיו לענות אותו כי נבהלו מפניו, תוכחה של הקב"ה על אחת כמה וכמה

    [iv]ובמדרשים איתא בלשון זה, אוי לנו מיום הדין אוי לנו מיום התוכחה, יוסף קטן שבשבטים הי' ולא היו יכולים אחיו לעמוד בתוכתתו דכתיב ולא יכלו אחיו לענות אותו כי נבהלו מפניו, וכשיבא הקב"ה ויוכיח לכל אחד ואחד על אחת כמה וכמה, ע"כ, ואינו מבואר איפה מרומז כאן שהוכיחם יוסף.
    ונראה בשנדקדק בכלל בשאלת יוסף העוד אבי חי, מה שאלה היא זו, והלא מכל המשך דבריהם אתו ראה וידע כי יעקב חי, וגם מה שייכות שאלה זו לאמרו אני יוסף.
    ולכן י"ל דמה שאמר העוד אבי חי הוא כמתמיה ואומר, האמנם הי' בו כח לסבול משא יגונו וצערו מאבודתי עד שעוד חי הוא, והנה במעט דברים אלו די להם להאחים לקוט בפניהם על כל המעשה אשר עשו, ומבואר דבדברים אלו אמנם הוכיחם תוכחה נמרצה הראויה לעשות שרט בנפש החייבת בה, ודו"ק. –
    וע"ד הפשט יש לכוין טעם השאלה העוד אבי חי, כי אחרי שראה שכחשו לו במציאות שלו [של יוסף] שאמרו עליו שהוא מת וכמש"כ רש"י בריש פרשה זו (פ' כ') שהי' להם טעם בזה, שוב לא הי' בטוח למה שאמרו עד כה שאביהם עודנו חי, שאולי הי' להם טעם גם בזה, אולי כדי שיעורר יוסף רחמים על זקנתו או טעם אחר, ולכן עתה בהתודעו שאלם עליו שיגידו האמת. .
    (
    חגיגה ד' ב')

    [v] וַיַּגִּ֨דוּ ל֜וֹ לֵאמֹ֗ר ע֚וֹד יוֹסֵ֣ף חַ֔י וְכִֽי־ה֥וּא מֹשֵׁ֖ל בְּכָל־אֶ֣רֶץ מִצְרָ֑יִם וַיָּ֣פָג לִבּ֔וֹ כִּ֥י לֹא־הֶאֱמִ֖ין לָהֶֽם׃ א"ר שמעון, כך ענשו של בדאי שאפילו אומר אמת אין שומעין לו, שכן מצינו בבניו של יעקב, שנאמר [פ' וישב] ויכירה ויאמר כתונת בני היא, לפיכך באחרונה אע"פ שדברו אמת לא האמין להם, שנאמר ויפג לבו כי לא האמין להם

    [vi]וַיִּקְרָ֥א יוֹסֵ֛ף אֶת־שֵׁ֥ם הַבְּכ֖וֹר מְנַשֶּׁ֑ה כִּֽי־נַשַּׁ֤נִי אֱלֹהִים֙ אֶת־כָּל־עֲמָלִ֔י וְאֵ֖ת כָּל־בֵּ֥ית אָבִֽי׃

    [vii] Rabbi Jonathan Sacks, Covenant and conversation, 2009, p. 319

  • L'erreur de l'homme brouille son chemin

    Cycle : La Paracha selon le Torah-Temima

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    L’erreur de l’homme brouille son chemin, et c’est contre Dieu qu’il s’emporte

    Ce verset des Proverbes (19.3) semble remuer le fond de culpabilité qui git au cœur des hommes. Lorsqu’une personne faute, elle préfère s’en prendre à Dieu plutôt que de reconnaitre sa culpabilité. Leçon précieuse, leçon aussi qui montre bien le peu d’estime dans lequel l’auteur des proverbes tient les  humains, mais aussi le deal qu’ils entretiennent avec Dieu : Dieu n’est toléré dans la vie des hommes que pour peu qu’Il ne révèle pas les erreurs que l’on fait.

    «  RabbiYohanan demanda au petit enfant de Rech Lakich, le contenu de ce verset ne se trouverait-il que dans les Proverbes ? Y aurait-il des sentences qui ne seraient pas allusionnées dans la Torah ? Et l’enfant de rétorquer : n’est-il pas écrit -lorsque les frères de Yossef découvrent au fond de leur sac que l’intégralité du prix de la marchandise achetée en Egypte a été reversée : « le frère qui trouva l’argent dans l’auberge (à leur retour d’Egypte) s’exclama ‘qu’est-ce que Dieu nous a fait ?’ (en reversant cette somme dans une de nos sacoches). » (Taanit 9a)

    Tous les commentateurs pointent l’erreur fatale des frères qui les amène à s’emporter contre Dieu : la vente de leur frère, Yossef. C’est par exemple ce que dira le Maharcha (commentaire sur Taanit9a) sur le Midrash ici rapporté.

    Pourtant quelques versets plus hauts les frères ont unanimement reconnu leur responsabilité quant à la vente de leur frère : « et nous voici coupables de n’avoir pas écouter la souffrance de notre frère alors qu’il nous suppliait » disaient-t-ils (42.21). Comment alors comprendre ce que dit le Midrsah : puisqu’il n’y a plus de culpabilité quant à cette vente, pourquoi ce verset illustre-t-il l’adage des proverbes ‘une erreur de l’homme brouille son chemin, et il s’en prend à Dieu » ?

    Le Torah Tmima répond très simplement à cette question : l’erreur dont il est question ici, n’est pas liée à la vente de Yossef, le solde de leur action a déjà été liquidé.

    C’est que, pour notre auteur, l’erreur des frères n’a pas à voir avec la grande tragédie de la culpabilité finie ou infinie de l’homme. Ce dont il s’agit c’est une erreur beaucoup plus prosaïque : les frères n’ont pas vérifié leurs sacs !

    Ce qu’enseigne le Torah Tmima c’est qu’une toute petite erreur aussi engendre un raz de marée contre Dieu ! Plus, cette erreur n’a aucun rapport avec les exigences de la religion, mais tout à faire avec un manque de prudence.

    Inutile donc d’attendre les grands monuments tragiques pour comprendre la culpabilité : dès qu’un homme sent -très lointainement- qu’il n’a pas fait ce qu’il devait faire, il est prêt à s’emporter contre Dieu.

    A plusieurs reprises dans Béréchit, on peut assister à une critique en bonne et due forme du langage religieux. Dans cette même voie : un simple manque de prudence et c’est Dieu tout entier qui est critiqué ! Pour dire cela il faut être capable de dire que l’évocation du nom de Dieu, cache quelque chose. Mais pas la culpabilité plus ou moins ordinaire de la gente humaine. Ce qui est caché c’est la responsabilité que j’ai dans mes actes, dans les actes les plus banales de la vie quotidienne : dès lors que je ne fais pas preuve de prudence c’est Dieu qui est incriminé.

    Comment comprendre le sens de cette remarque ? Pourquoi Dieu serait-il le grand criminel ? C’est  Dieu qui est la source de l’intelligibilité du monde. De ne pas être prudent, on brouille son chemin, et même pour une broutille (ivélét) sans même qu’il soit question de culpabilité. Car au fond la prudence est commandée par Dieu, à chaque instant :  il faut maintenir l’intelligibilité de son propre chemin en faisant preuve de prudence.

    Comment l’enfanta-t-il pu être sensible à cela dans le verset ? Il me semble que tout se joue dans l’évocation du Nom de Dieu.  Or ici l’audace qui consiste à évoquer Dieu, éveille l’oreille des Sages.  On n’invoque pas le Nom de Dieu sans raison précise. Et c’est pour nous une leçon, une leçon d’écoute autant qu’une leçon de vie.

     

    Franck Benhamou

     

    תורה תמימה הערות בראשית פרק מב הערה ו
    ו) עיין בחא"ג שפירש שענין האולת הוא המעשה בכלל ממכירת יוסף אשר על כן נענשו, ותמה על זה, הלא מפורש איתא בענין הפרשה שאמרו אבל אשמים אנחנו על אחינו וגו', הרי שתלו האשמה בהם, וכן מורה מאמרם ליוסף, האלהים מצא את עון עבדיך, ועיי"ש שטרח מאד ליישב הענין, ואין הדברים מרוחים כלל כפי שיתבאר למעיין. והנה אמנם גם מרש"י כאן מבואר שהאולת הוא ענין מכירת יוסף, וכ"ד כל המפרשים, אבל לפי"ז יקשה עוד ששמשו לזה הלשון אולת, דיותר הי' נאות לזה הלשון חטאת אדם. ועוד יש להעיר הרבה בפי' זה כפי שימצא המעיין. אבל לדעתי הפירוש האמת והברור הוא כמ"ש במדרש לקח טוב המכונה פסיקתא זוטרתא בפרשה זו, וז"ל, מה זאת עשה אלהים לנו, זהו שאמר הכתוב אולת אדם תסלף דרכו ועל ה' יזעף לבו, שהי' להם לראות שקיהם קודם שיצאו משם אם חטים נתנו להם או שעורים, עכ"ל, ור"ל שאם היו רואים מה נתנו להם היו רואים את הכסף שבפי השקים והיו משיבים תיכף ונצולים מן הצער, ובזה הכל מבואר, ולמותר האריכות. וראה איך יתיישב לפי"ז בישוב טוב ונכון דקדוק נמרץ בפרשה, שהרי מבואר כי כולם מצאו כספם כבואם לביתם, כמש"כ ויבאו אל יעקב אביהם וגו' ויהי הם מריקים שקיהם והנה איש צרור כספו בשקו ויראו וגו' המה ואביהם וייראו, ובספרם אח"כ ענין מציאה זו לפני האיש אשר על בית יוסף אמרו ויהי כי באנו אל המלון ונפתחה את אמתחותינו והנה כסף איש בפי אמתחתו, ואינו מבואר לכאורה לאיזו כונה שינו לספר שמצאו הכסף בהיותם במלון ולא בבואם לביתם כאשר כן הי' באמת, אך לפי מש"כ הענין מבואר מאד, יען כי בושו לומר שנואלו להמתין בבדיקת השקים עד בואם לביתם, אשר כן לא יעשה, ולא יכלו לומר כי עודם במצרים בדקו, יען כי אז הי' קשה למה לא השיבו תיכף, לכן הגידו שבמלון הראשון בדקו ומצאו, ודו"ק
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  • Favoriser un enfant par rapport à un autre ?

    Cycle : La Paracha selon le Torah-Temima

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    Favoriser un enfant par rapport à l’autre ?

    Or Israël préférait Joseph à ses autres enfants parce qu'il était le fils de sa vieillesse ; et il lui avait fait une tunique à rayures.  Ses frères, voyant que leur père l'aimait de préférence à eux tous, le prirent en haine et ne purent se résoudre à lui parler amicalement.

    (Béréchit 37, 3-4)

    L’épisode de la vente de Yossef interpelle. Comment les fils de Ya’akov, les ancêtres des dix tribus, ont-ils pu s’en prendre à leur frère ? Nos maîtres présentent plusieurs clefs pour résoudre cette énigme. Arrêtons-nous sur l’une d’entre-elle rapportée dans le Talmud :

    « On ne doit pas accorder de préférence à un enfant par rapport aux autres. En effet, à cause d’un tissu de laine d’un poids de deux séla que confectionna Ya’akov pour Yossef, et non pour ses autres fils, ses frères le prirent en haine, ce qui entraîna la descente de nos ancêtres en Egypte » (Shabbat 10b).

    Dans un premier temps, le Rav Baroukh Epstein rapporte la question de Tossfot : L’exil en Egypte n’avait-il pas déjà été prévu lors de l’alliance entre Hachem et Abraham ? Notre auteur propose alors deux réponses[1]   :

     
    1. La descente en Egypte aurait pu se dérouler d’une autre manière, sans être liée à notre patriarche, Ya’akov
    2. Lors de l’alliance, il avait été décrété que les descendants d’Abraham seraient asservis par une grande nation. C’est uniquement maintenant, en raison de la jalousie provoquée par le don de la fameuse tunique, que la destination de l’exil se précise : Ce sera en Egypte.

    Ce premier point met donc l’accent sur la problématique du rapport entre la providence divine et les actions humaines. Certes, le plan divin est nécessairement prévu. Cependant, les modalités de son exécution dépendent de nos comportements.

    Dans un second temps, l’auteur du Torah-Temima rapporte les propos du Rambam : « Nos maîtres ont ordonné de ne pas faire de préférence - même minime - entre ses enfants, de son vivant, afin qu’ils n’en viennent pas à se disputer et se jalouser, comme les frères de Yossef vis-à-vis de lui » (Hilkhote Na’halote 6, 13).

    Le Rav Baroukh Epstein remarque que le Rambam précise bien : « de son vivant ». Cette précision implique qu’une préférence accordée dans le partage de l’héritage pourrait être licite. Aussi explique-t-il que les enfants n’oseraient pas entrer en rivalité dans un tel cas, car leur préoccupation première serait d’accomplir la volonté de leur père disparu.

    Cependant, cette différence entre une préférence accordée du vivant des parents, ou prévue après leur disparition, n’est pas mentionnée par le Tour (‘Hochen Michpat 282). Il semble donc que pour lui, toute marque de préférence est interdite dans l’absolu.

    [Cet article n’a pas vocation à donner la halakha pratique sur le sujet. Aussi la remarque à suivre ne concerne que le plan des idées : La manière dont le Torah-Temima comprend le Rambam est magnifique. Cependant, dans la réalité, on constate que les choses se passent autrement. Les disputes au sein d’une même famille au moment du partage de l’héritage sont fréquentes. Aussi la position du Tour nous semble-t-il plus conforme à la vie concrète : La volonté de respecter les propos du parent décédé n’exclue pas la montée d’un ressentiment vis-à-vis des membres de la fratrie qui ont été favorisés…]

    Enfin, l’auteur du Torah-Temima conclue en s’étonnant que cette sentence des Sages du Talmud n’est pas codifiée par l’auteur du Shoul’han ‘Aroukh

    [Qu’il nous soit permis de supposer que Rabbi Yossef Karo a davantage perçu ce passage talmudique comme une Aggada indiquant un comportement général à suivre. Or, de multiples situations spécifiques et complexes peuvent exister et délimiter les relations entre membres d’une même famille. Il existe indubitablement des domaines dans lesquels la Halakha ne peut pas intervenir en raison. C’est alors à la Aggada de proposer des principes moraux, et au bon sens de déterminer si ceux-ci sont applicables en l’espèce.]

                                                                                                                                                                                                                                                                                   

    Yona GHERTMAN

     

     

     

    תורה תמימה הערות בראשית פרק לז הערה יא
    ר"ל שע"י הכתונת נתעוררה הקנאה ונתגלגלה סבת מכירת יוסף ויתר המאורעות עד בואם למצרים. ובתוס' הקשו, דהא שעבוד מצרים נגזר מכבר בברית בין הבתרים (פ' לך), וי"ל הכונה שבשביל הכתונת נתגלגל הדבר ע"י יעקב ולא בדרך אחרת, דבברית בין הבתרים לא נפרטה שם המדינה שאליה ישתעבדו, וכאן נתגלגלו למצרים. - וע' ברמב"ם פ"ו הי"ג מנחלות כתב ע"פ דרשא זו, וז"ל, צוו חכמים שלא ישנה אדם בנו בין הבנים בחייו אפילו דבר מועט שלא יבאו לידי תחרות וקנאה כאחי יוסף עם יוסף, עכ"ל, ומה שהוסיף שלא ישנה בחייו, נראה פשוט משום דבמותו נתנה תורה רשות להרבות לאחד מבניו ולהמעיט לזולתו, והא דלא חיישינן בזה משום קנאה, י"ל הטעם דכיון דמצוה לקיים דברי המת, ואם יתקנאו ויתחרו עבור זה, אין זה קיום אמתי. כך צריך בהכרח ליישב דעת הרמב"ם. אבל הטור חו"מ סי' רפ"ב לא הוסיף התנאי בחייו, ונראה מדבריו שם דאפילו לפני מותו אסור לעשות כן, ולפלא על בעלי השו"ע שהשמיטו כל דין דרשא זו, וצ"ע: 

     

    [1] Ces deux réponses lui sont personnelles. Il rapporte uniquement la question de Tossfot, mais non sa réponse, selon laquelle la souffrance de l’exil fut augmentée à partir de ce moment.

  • Il suffira d'un signe... ('Hayé Sarah - Torah Temima)

    Cycle : La Paracha selon le Torah-Temima

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    Paracha ‘Hayé Sarah : Il suffira d'un signe...

     

    Et il dit: "Seigneur, Dieu de mon maître Abraham! Daigne me procurer aujourd'hui une rencontre et sois favorable à mon maître Abraham. Voici, je me trouve au bord de la fontaine et les filles des habitants de la ville sortent pour puiser de l'eau. Eh bien! La jeune fille à qui je dirai: ‘Veuille pencher ta cruche, que je boive’ et qui répondra: ‘Bois, puis je ferai boire aussi tes chameaux’, puisses-tu l'avoir destinée à ton serviteur Isaac et puissé-je reconnaître par elle que tu t'es montré favorable à mon maître!"

    (Béréchit 24, 12-14)

    « Toute divination (ni’houch) qui n’est pas comme [celle d’] Eliézer le serviteur d’Abraham n’est pas de la divination »

     (‘Houline 95b)

     

    Les commentateurs de la Torah et du Talmud sont en désaccord sur le sens de cette affirmation talmudique. La question de fond est la suivante : Est-il permis de « demander un signe » avant d’entreprendre une action ; ou bien cela s’apparente-t-il à une superstition interdite, car à la limite de la croyance en des forces obscures ?

    Selon le Rav Baroukh Epstein, cette polémique n’a pas lieu d’être. Le problème n’est pas de « demander un signe », mais à quel interlocuteur s’adresser pour cela. S’il est évident que l’on s’adresse à Dieu, il n’y a là aucun interdit. C’est d’ailleurs tout le problème de la sorcellerie (kichouf) : Nier l’impact de la providence divine sur les évènements du quotidien (cf. ‘Houline 7b).

    Au contraire, Eliézer agit en s’adressant à Hachem. Il place sa confiance en Lui et il se met dans la position  - humble – de celui qui prie. Selon l’auteur du Torah-Temima – habitué aux digressions halakhiques dans son commentaire - il est permis à tous d’agir de la sorte, à priori.

    Cependant, la question demeure quant au sens du passage talmudique mis en avant. Selon le Rav Epstein, il s’agit d’une stigmatisation de celui qui demanderait un signe dans des conditions semblables à celles d’Eliézer, mais sans associer Hachem à sa requête. Un tel comportement est formellement interdit.

    La démarche est la même en ce qui concerne le signe demandé par Yonathan, le fils du roi Shaoul, afin de savoir s’il doit attaquer ou non l’ennemi (Shmouel, ch. 14). Ici encore, loin des longs commentaires développés sur le sujet par les commentateurs du Talmud et de la Bible, notre auteur conclut le débat rapidement, mais sûrement : Yonathan a également demandé un signe en s’adressant à Dieu. Cette stratégie était donc évidemment permise.

    Ce commentaire du Torah-Temima est pertinent à double titre :

    • Sur la forme, il apporte une position claire, simple, mais percutante dans un débat ayant pourtant déjà fait couler beaucoup d’encre.
    • Sur le fond, il rappelle avec brio que demander un signe est une attitude saine du point de vue de la Torah, tant que l’on garde conscience qu’il proviendra exclusivement d’Hachem.

     

    Yona GHERTMAN

     

    תורה תמימה הערות בראשית פרק כד הערה יז
    יז) ר"ל כל נחוש שאינו סומך עליו ממש לעשות מעשה על פיו כמו שעשה אליעזר עבד אברהם כמבואר בפרשה אין בזה משום איסור לא תנחשו. והתוס' הקשו איך עשה כן אליעזר למ"ד דבן נח מצווה על הכישוף, ותרצו דההוא תנא סבר שלא נתן לה הצמידים עד שהגידה לו בת מי היא, ואף על פי דכתיב ויקח האיש נזם זהב ויתן ואח"כ ויאמר בת מי את - אין מוקדם ומאוחר בתורה, וכן משמע כשסיפר, דכתיב ואשאל אותה ואומר בת מי את וגו', עכ"ל, והדוחק מבואר, ועיין בבאורי הגר"א ליו"ד סי' קע"ט ס"ק י"א, והרבה מפרשים עמלו בישוב כל ענין זה. אבל מה שנראה ברור בכלל ענין זה, כי באמת אינו אסור רק נחוש כזה שמנחש על המקרה עצמו מבלי להזכיר שם ה' ומבלי בקש ממנו סיעתו לסבוב מקרה זה, משום דאז יש בזה ענין כשוף, כמ"ש בחולין ז' ב' למה נקרא שמן כשפים שמכחישין פמליא של מעלה, והיינו שמסירים כביכול את השגחת ה' ומאמתים מעשיהם הם, משא"כ אליעזר שאמר כאן ה' אלהי אדוני אברהם הקרה נא לפני היום וגו', והיה הנערה אשר תאמר וגו' אותה הוכחת לעבדך, הרי שעשה הכל בדרך אמונה ותפילה, שביקש מהקב"ה שיסבב לו סימן זה למען יהי' בטוח במעשיו, אין בזה אף ריח נחוש וכשוף ונדנוד איסור, ומותר לכל אדם לעשות כן לכתחלה. ומה שאמרו בגמרא כל נחוש שאינו כאליעזר עבד אברהם אינו נחוש - הכונה אם עשה סימן כזה בדרך נחוש מבלי הזכיר שם ה'. ועם באור זה יתיישב הכל, וגם יתיישב ע"פ דרך זה מה שהקשו התוס' בסמוך מיונתן בן שאול האיך ניחש - יען כי גם הוא זכר שם ה', כמבואר בקרא, ודו"ק: