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  • Le prix du repentir

    LE PRIX DU REPENTIR

     

     

    Mamie en colere

     

    Le Talmud est entrelacé de textes de portées différentes. La distinction entre des textes à visée strictement légale et des textes de forme narrative ou homilétique, les aggadot, a tout son sens. Mais certains passages semblent devoir se dérober à ce classement.

    Le traité Souka nous en fournit un très curieux exemple. Dans ce passage , le Talmud traite de la possibilité de réaliser un commandement au moyen d’un objet volé. In fine, les maitres statuent sur le cas d’une Souka dont les branchages qui en constituent le toit,  proviendraient d’un vol.

    La Guemara (31a) dit qu’une telle Souka permet de s’acquitter du commandement d’habiter la Souka.

    Cette solution pour le moins étonnante se justifie de manière très précise. Le vol est, c’est une évidence, totalement prohibé par la Tora et ce quelle que soit la personne lésée. L’objet volé doit faire l’objet d’une restitution. Dans certaines hypothèses, cette restitution pourra faire place à une réparation pécuniaire.

    En l’espèce, les branchages ont été intégrés au toit. Les maitres du Talmud ont créé une loi spécifique à ce genre de cas : le décret des repentants ou plus précisément ici le « décret de la poutre ». Le cas princeps est le suivant : un voleur subtilise une poutre qu’il intègre à la structure de sa maison. La stricte loi de la Torah devrait l’obliger à démolir sa maison pour restituer cette poutre à son légitime propriétaire. Mais les Sages ont estimé qu’une telle exigence aurait un effet inacceptable. Face aux désagréments que crée une telle situation, les auteurs de vols pourraient-être découragés de se repentir. : le passif moral si lourd soit-il ne doit pas peser sur le fauteur au point de l’empêcher de s’amender.

    Les Sages ont donc décrété que dans un tel cas la poutre deviendrait la propriété du voleur, qui en revanche devra rembourser la personne lésée.

    C’est une déclinaison de ce principe qui va être mise en œuvre dans le dialogue exposé par la Guemara.

    Les serviteurs de l’Exilarque avaient volé du bois à une vieille dame, matériau qu’ils avaient intégré dans rien moins que la Souka de leur maitre. Cette femme s’insurge et hurle : « l’exilarque et tous les rabbins de sa maison sont installés dans une Souka volée ! ».

    Rav Nahman se trouvait être le responsable des gens de l’exilarque. Et celui-ci ne réagit en rien à ces accusations publiques. La femme poursuit de plus belle en faisant appel à une référence quelque peu elliptique : « quoi donc ! Une femme dont le père avait 318 serviteurs crie devant vous et vous n’y prêtez pas attention  ? »

    Rachi nous enseigne que le père en question est le patriarche Avraham. La femme spoliée en appelle donc à son ascendance abrahamique.

    Rav Nahman se tourne vers ses élèves et dit : « elle n’est qu’une braillarde, elle n’a droit qu’à la valeur des [planches] de bois . »

    Du simple point de vue du récit on peut synthétiser ainsi ; une vieille femme spoliée réclame la restitution des bois qu’on lui a volés et qui sont entrés dans la structure d’une Souka. Rav Nahman refuse obstinément cette restitution et s’en tient à une réparation pécuniaire.

    Nombre d’éléments singuliers sautent aux yeux à la lecture de ce texte. Tout d’abord son caractère choquant : pourquoi s’ingénier à refuser de réparer le tort de la façon dont elle le réclame ? Cela parait un abus de pouvoir. Pourquoi cette référence à Avraham ? ? Au fond qu’est-ce qui se joue dans ce dialogue pour que le Talmud prenne la peine de le rapporter dans le détail ?

    Les commentateurs insistent sur un point qui semble ici assez déterminant : la personne lésée pouvait bénéficier d’une compensation financière durant la fête ou même récupérer le bois à l’issue de celle-ci. Mais ici elle refuse les deux solutions : ce sont les bois immédiatement ou rien.

    Le refus de principe de Rav Nahman, confronté à une demande qui ressemble désormais à une position idéologiquetant il est vrai que d’autres solutions étaient à même de réparer le dommage causé, nous permet de lire cet épisode comme une véritable confrontation.

    La vieille dame est lésée, elle critique publiquement les Sages. Elle en appelle alors à la figure d’Avraham.

    Son discours peut être compris ainsi. Avraham était à la tête d’un grand nombre de serviteurs. Or il veillait à ce que ses serviteurs ne soient jamais auteurs de vols. Ne devrait-il pas en être ainsi de l’exilarque ou même de Rav Nahman, le responsable de ses serviteurs ?

    Mais on peut pousser un pas plus loin. Ici, le renvoi à Avraham fait office d’argument à l’appui de sa réclamation Ce qu’elle demande c’est l’application de la justice Abrahamique, ou de ce qu’elle croit être cette justice,  à laquelle elle prétend avoir droit en tant que descendante du patriarche.

    Ce que hurle cette femme c’est : les Sages ont abandonné le souci de justice d’Avraham , ils bafouent les valeurs du père.

    Notons qu’à aucun moment Rav Nahman ne dialogue avec cette femme. Gageons qu’il acte que face à un discours idéologique, il n’y a pas de dialogue possible, pas d’échange fécond.

    Mais alors que veulent les maitres ? Nous avons posé comme préalable qu’en aucun cas il n’est question, ni de considérer le vol comme permis, ni même d’envisager que le dommage causé ne soit pas réparé. En d’autres termes : la justice s’exerce bien ici, sans possibilité d’y échapper.

    Il semble plutôt qu’ici Rav Nahman veuille à tout prix s’inscrire en faux par rapport à une application stricte de la réparation à l’identique.

    Pourquoi ? Parce que si cette modalité de réparation est la plus juste, elle ferme la porte à toute possibilité de repentir. Et c’est là tout le souci de ce qui n’est autre qu’une institution rabbinique (et pas une injonction de la Torah).Cette institution des Sages, constitue bien une atteinte, même si limitée, au principe de réparation mais dans un seul but : permettre à l’auteur du méfait de revenir de ses actes, sans mettre d’obstacle insurmontable sur son chemin. On perçoit dans cet épisode à quel point Rav Nahman est prêt à supporter le regard critique, et même la part d’opprobre que suppose la mise en œuvre de cette institution. Mais c’est au prix de tout cela qu’elle doit prévaloir.

    Ce qui intrigue ici c’est que le poids de cette atteinte est supporté par nul autre que la victime du vol elle-même !

    Peut-être peut-on proposer une explication. La réparation à l’identique est juste, elle remplit la victime de tous ses droits et la restaure dans son état initial. Mais elle tient l’autre à distance. Le projet proposé par les Sages et ici défendu par Rav Nahman de manière virulente, c’est de pousser la victime à sacrifier une part de cette réparation au profit du repentir de l’autre. Le fauteur n’est pas un malfrat à désigner à la vindicte de la société, tout juste bon à payer sa dette à la société. Non, je dois, au prix même d’une partie de mes droits les plus élémentaires, faire place à sa possibilité de revenir. Préférer à un monde statique dans sa justice parfaite, un monde fait d’hommes qui peuvent s’amender.

    A la mémoire du rav Ariel Amoyelle zts''l

    David SCETBON

     

     

  • Le site des études juives a-t-il encore une raison d'être ?

    • Le 13/08/2023

    Le site des études juives a-t-il encore une raison d’être ?

    Y a-t-il encore un intérêt à écrire

    des articles et des livres de Torah en français ?

     

    Talmud 1

    La situation du judaïsme français à notre époque est paradoxale. D’un côté, les ouvrages en français, ainsi que les sites internet présentant des informations riches et complètes se sont multipliés ces dernières années. D’un autre côté, il est plus rare de trouver des publications combinant un strict respect de l’esprit talmudique et de la Halakha,  avec une profondeur de pensée.

    En ce qui concerne les données exhaustives que l’on peut trouver sur des questions halakhiques, le site « Torah-Box » a opéré une révolution incroyable. En utilisant correctement leur moteur de recherche (ou tout simplement « Google »), il est possible de découvrir des réponses rédigées en français, avec des références nombreuses et précises sur beaucoup de questions pratiques (notamment grâce au travail colossal du Rav Gabriel Dayan).

    Cependant, en ce qui concerne les réflexions de fond, les érudits ayant accès aux textes restent très souvent sur l’hébreu/araméen et ne voient pas l’intérêt de traduire les débats talmudiques dans la langue de Molière. Certains s’y risquent tout de même, à l’instar du Rav Gérard Zyzek qui dirige la Yéchiva des étudiants de Paris. Il a produit ces dernières années des ouvrages très profonds ayant l’objectif de traduire des questions existentielles en termes talmudiques (ou l’inverse ?). Ses études sont très utiles pour les personnes qui étudient dans les textes et se servent de ce qu’il écrit pour affiner la compréhension des sujets talmudiques concernés. Cependant, l’aspect technique de certains passages rend la lecture quelque peu ardue aux non-initiés. Mais surtout, la diffusion de ce genre d’ouvrages est limitée.

    Au début des années 80, on pouvait trouver des ouvrages abordant des sujets de la Torah associant problématiques talmudiques poussées et réflexions profondes. Ainsi, lorsque le professeur Benno Gross a traduit les deux livres exceptionnels du Rav Y.D Solovetchik (Le Croyant Solitaire, 1978 ; l’Homme de la Halakha, 1981), le public intéressé était présent. Aujourd’hui ces livres sont devenus des classiques. Dans un autre registre, le commentaire sur la Torah du Rav Elie Munk, La Voix de la Torah, est également devenu un ouvrage de référence.

    Quel accueil aurait de nos jours ce genre de travaux en français ? Tout d’abord, le marché du livre est saturé, notamment depuis la crise du Covid qui a vu le nombre de manuscrits augmenter considérablement, tout comme le prix du papier. De plus, le développement considérable d’internet et des cours disponibles en vidéos fait que beaucoup préfèrent « regarder » que « lire ». Et même lorsqu’il s’agit de lire, le format se fait plus court. On passe si vite d’une information à une autre, que le format acceptable est celui du « billet » court diffusé sur un réseau social. A l’inverse, un long article de fond décourage d’emblée. Enfin et surtout, le public juif non-hébraïsant a tendance à se tourner vers un judaïsme très « mystique », et/ou vers une approche moderne traduisant les textes de la Torah dans un langage de « développement personnel ».

    Cette dernière méthode a été initiée en partie par le Rav Yé’hia Benchetrit. L’objectif de « l’étude » est double : Faire prendre conscience de l’importance de pratiquer les mitsvote, et accéder à l’épanouissement personnel. Les deux sont d’ailleurs complémentaires : En « démontrant » que la clef du bonheur individuel (couple, santé, famille, argent, lâcher-prise, etc.) se trouve dans la Torah, cela incite à s’impliquer concrètement. Cette méthode opère un renversement dans la manière d’étudier : Au-lieu d’examiner les textes et d’en tirer des conclusions pratiques, il s’agit désormais de présenter des paradigmes et de chercher des textes pour les confirmer.

    Une telle approche rencontre un franc succès car des problèmes de la vie de tous les jours sont abordés. Il n’est pas demandé de beaucoup réfléchir, car les citations talmudiques sont rapportées les unes après les autres pour conforter le discours. C’est accessible, souvent accompagné d’humour - plus ou moins fin – et le charisme du conférencier ou de l’auteur donne un aspect spectaculaire à l’enseignement. On comprend donc aisément que la majorité soit attirée par une telle parole, plutôt que par de longs écrits nécessitant une concentration optimale afin d’en comprendre quelques lignes.

    Cependant, était-ce vraiment mieux « avant » ? Y a-t-il vraiment eu en quarante ans une décadence des générations ? La génération post-68 ne comptait-elle en son sein que des intellectuels à la recherche de sens, alors que nos contemporains se retournent exclusivement vers un discours spectaculaire ou réconfortant ?

    En ce qui concerne le rapport actuel au « livre », il est certain que le rapport aux « écrans » a modifié la donne, et que les choses sont donc différentes. Cependant, rien n’est moins sûr quant à la préférence pour un discours qui marque les esprits, par rapport à un discours obligeant à réfléchir. En effet, on trouve déjà un tel constat dans un texte talmudique remarquable :

    Rabbi Abahou et Rabbi ‘Hiya bar Abba se sont retrouvés dans une ville. Rabbi Abahou y dispensa un cours de aggada (récits du Talmud), alors que Rabbi ‘Hiya bar Abba y dispensa un cours de Halakha. [Quand les gens apprirent que R. Abahou dispensait un cours de aggada], tout le monde quitta le cours de R. ‘Hiya bar Abba pour aller le voir. [R. ‘Hiya] en fut malade.

    [R. Abahou] lui  dit : je vais t’illustrer cette situation par une parabole : deux hommes [arrivent en ville]. L’un vend des pierres précieuses [d’une valeur inestimable], alors que l’autre vend des objets de pacotille [de faible valeur mais très prisés]. Vers qui [les gens] vont-ils se ruer ? Chez celui qui vend les objets de pacotille.

    (Sota 40a)

    Dans le texte rapporté ci-dessus, R. ‘Hiya apparaît comme frustré de voir son public se détourner de son cours pour partir chez R. Abahou. Le premier propose un cours de Halakha alors que le second propose un cours de aggada. Bien qu’il existe des manières d’étudier les aggadote de manière très approfondie, le contexte de l’histoire nous laisse penser qu’il était plutôt question en l’espèce de raconter des histoires avec une portée morale.

    Pourquoi R. Abahou, qui est un sage réputé, adopte-t-il une démarche apparemment plus démagogique que talmudique ?

    C’est qu’en agissant ainsi, le plus grand nombre se rassemble et se rapproche de la Torah. Le peuple juif n’étant pas composé uniquement d’érudits, il convient de proposer également un discours accessible à tous[1]. En outre, Rabbi Abahou reconnaît la supériorité du cours de R. ‘Hiya en le comparant à des pierres précieuses. Il admet complètement que l’idéal est de pousser les gens à étudier des sujets qui nécessitent concentration et investissement. Sûrement incite-t-il lui-même son public à se diriger vers le Beth haMidrash, et à se plonger vers une réelle étude de la Torah.

    Malgré tout, ce texte ne répond pas complètement à la problématique qui nous préoccupe : Est-il opportun de proposer au public juif francophone des publications combinant un strict respect de l’esprit talmudique et de la Halakha,  avec une profondeur de pensée ? En effet, deux discours sont présentés ci-dessus : Celui adressé au grand public (aggada) et celui destiné à une minorité capable de s’attarder sur des raisonnements techniques et difficiles (Halakha).

    En réalité, cette dichotomie est totalement admise de nos jours dans le monde juif francophone : En parallèle des enseignements « spectaculaires », une minorité active étudie assidument et en profondeur la Halakha au Collel ou au Beth haMidrach. D’autres étudient le daf ha-yomi, consistant à parcourir chaque jour une page de Talmud. A propos de ce dernier exercice, si certains le font en profondeur lorsqu’ils disposent de leurs journées entières pour cela, une majorité se contente de saisir le déroulement général du raisonnement, mais sans interroger pleinement le texte.

    Or, même ainsi, il s’agit d’un travail technique et difficile, qui peut s’avérer très utile pour accéder à une connaissance générale du Talmud. L’idéal serait d’avoir le temps d’étudier le daf ha-yomi en parallèle d’une étude approfondie de sujets ciblés. Telle est d’ailleurs l’approche de toutes les Yéchivote : un partage du temps entre la békioute, une étude rapide et complète[2] ; et le i’youn[3], une étude exhaustive obligeant à rester longtemps sur un sujet déterminé.

    Il est fondamental que la Halakha soit étudiée de manière approfondie afin d’en comprendre pleinement les mécanismes. Certes, cela n’est pas possible pour tout le monde, et celui qui n’y arrive pas doit au moins connaître les conclusions pratiques pour pratiquer correctement les mitsvote[4]. Cependant, en ce qui concerne ceux qui ont la capacité de le faire, il s’agit le plus souvent d’avrekhim, c’est-à-dire d’hommes mariés étudiant toute la journée au Collel, ou du moins à mi-temps.

    Pour ces derniers, quel est l’intérêt d’ouvrages en français ? Quant à l’étude approfondie de la Halakha, les ouvrages en hébreu – et en araméen – sont amplement suffisants. De plus, si un jeune-homme fait téchouva et qu’il ne sait pas étudier directement dans les textes, l’utilisation d’ouvrages d’érudition dans sa langue maternelle risque de le freiner dans sa progression pour apprendre à être autonome dans l’étude. En effet, quelle que soit la langue travaillée, rien ne vaut l’étude dans le texte originel, toute traduction faisant perdre de facto de la précision à l’idée mise sur papier.

    Dès lors, quel est l’intérêt de traduire en français des problématiques talmudiques et halakhiques ? D’un côté, l’aspect technique de ce genre d’études risque de rendre la lecture difficile pour le plus grand nombre ; et de l’autre, ceux qui ont la faculté de suivre les méandres du raisonnement talmudique sont plus à l’aise avec des ouvrages en hébreu ; ou tout-au-moins, gagneraient-ils à l’être.

    A ce stade, la conclusion logique serait d’arrêter d’écrire en français et de se concentrer sur l’étude « classique » du beth ha-midrach. Cependant, en agissant ainsi, il manquerait quelque-chose. Ou plutôt : Il me manquerait quelque-chose, ainsi qu’à ceux qui, comme moi, ont grandi en se posant des questions existentielles, aussi bien sur le monde que sur la nature humaine.

    En effet, un travers que l’on trouve beaucoup chez les ba’alé téchouva est de s’investir pleinement dans l’approfondissement des textes halakhiques, tout en se suffisant de concepts assez simplistes en ce qui concerne la pensée juive. Dès lors, les questionnements qui se posaient avant la téchouva n’ont plus lieu d’être, car balayés par des discours relayant le sens premier des aggadote ou de slogans s’y rattachant : « Tout est pour le bien » ; « les tiraillements internes sont une ruse du yétser hara » ; « le monde a été créé pour Israël » ; etc.[5].

    Certains avancent dans leur vie de cette manière et ne s’en portent pas plus mal. D’autres, dont je fais partie, restent alors avec un sentiment de frustration : N’est-il possible d’avoir une réflexion profonde sur la société qu’en lisant Georges Orwell ou Aldous Huxley[6] ? De se façonner une conscience politique qu’en lisant Rousseau ou Montesquieu[7] ? De réfléchir aux mécanismes sous-jacents à notre conscience qu’en lisant Freud ou Lacan[8] ? S’il en est ainsi, pourquoi passer autant de temps à étudier la Torah, pour systématiquement aller chercher ailleurs des réponses aux grandes problématiques du monde qui nous entoure ?

    Il me semble au contraire que toutes les idées abordées par les penseurs et les ouvrages cités le sont également dans le Talmud et la littérature rabbinique de manière générale… Mais encore faut-il les percevoir en adoptant une lecture transversale des textes, de laquelle surgit des thèses systématiques constituant la véritable « pensée juive ».

     Ainsi, depuis que j’ai commencé à écrire, j’ai cherché à traduire des questionnements existentiels en me fondant exclusivement sur des écrits rabbiniques[9]. Or, pour ce genre de travaux, l’usage du français me semble bien plus adéquat que celui de l’hébreu. Bien entendu, s’agissant de ma langue maternelle, il m’est plus aisé d’écrire ainsi. Mais surtout, car je m’adresse à un public de semblables qui désire avoir accès à une étude authentique de la Torah, tout en abordant des questions à propos desquelles ils avaient l’habitude de lire en français, dans un langage traduisant les idées des thématiques concernées.

    Lorsque j’ai créé Le site des études juives, il y a une douzaine d’années, des amis m’ont rejoint pour écrire articles et billets. Il y a aujourd’hui une petite bibliothèque de textes bien référencés, discutant de problématiques diverses, selon l’esprit mentionné ci-dessus. Cependant, avec le temps, l’âge aussi, ainsi que les préoccupations personnelles et professionnelles de chacun, le site a progressivement cessé d’être alimenté.

    A ceci s’ajoute un paradoxe interne au principe d’un site internet : Pour se faire connaître aux intéressés, il faut être capable de diffuser correctement sur les réseaux sociaux, et donc de rentrer dans le formatage de notre époque, auquel les articles de fond ne se prêtent pas. Le même constat peut être établi en ce qui concerne la publication de livres : Pour les diffuser, il convient de faire une publicité adéquate, ce qui en plus d’être chronophage et très rarement rémunérateur[10], oblige encore à se plier aux codes de toutes sortes de médias dont l’esprit ne correspond pas au fond de l’ouvrage mis en avant.

    Il n’y aura pas de conclusion à cet article : D’un côté, je ressens comme un besoin d’écrire et de continuer à traduire les conclusions de mon limoud en termes d’idées adaptées à un public francophone. D’un autre côté, je suis très dubitatif sur la portée que cela peut vraiment avoir. On pourrait me rétorquer : « Et alors ? Même s’il y a peu de lecteurs véritables[11], qu’y a-t-il à perdre en écrivant ?! ». C’est que l’écriture prend beaucoup de temps, d’autant plus lorsqu’il s’agit de traduire des concepts talmudiques en français et de leur donner une forme intelligible. Cela oblige en amont à bien maîtriser en hébreu le sujet étudié, puis dans un second temps à l’adapter en français. Il s’agit d’un travail colossal … Im irtsé Hachem.

     

    [1] Cf. cette idée détaillée dans le commentaire du Béér Chéva (Rav Yissakhar Eilenburg ; Pologne 1550-1623) sur Sota 49a, s. v. « véihyé shémé rabba déaggadta ».

    [2] Littéralement « baki » signifie « expert ». Il s’agit donc d’obtenir une expertise générale en accumulant les connaissances sur le Talmud.

    [3] On traduit habituellement « i’youn » par « approfondi ». Il me semble que ce mot vient de « ‘ayin », «œil », car celui qui étudie en profondeur arrête ses yeux un moment sur le passage en question.

    [4] Selon le Rav Shnéour Zalman de Lyadi (1745-1813), la mitsva d’étudier « toute la Torah » est composée de deux facettes complémentaires : Certes, il convient d’approfondir chaque sujet de la Torah, et à ce propos l’étude est infinie. Cependant, en parallèle de ce travail de fond, il importe de connaître tous les sujets de Halakha dans les grandes lignes afin de savoir correctement pratiquer les mitsvote (Shoul’han ‘Aroukh HaRav, Yoré Déa, Hilkhote Talmud-Torah 1, 5).

    [5] Le Rambam, dans son introduction à la Michna (perek ‘helek), fustige les prédicateurs considérant que les récits rabbiniques doivent être compris dans leur sens premier. Ces derniers ne pensent pas qu’il puisse exister un sens caché et se contentent de rapporter ces récits tels quels, sans tenter d’approfondir leurs messages. Le célèbre commentateur de la Michna ne ménage pas ses critiques à l’égard de telles personnes. Pour lui, ceux qui ne font pas l’effort de se détacher du sens littéral représentent la catégorie des «pauvres d’esprit». En expliquant de la sorte les écrits rabbiniques, les partisans de ce système d’étude rabaissent les Sages en croyant les exalter car ils font passer le peuple juif pour un peuple de sots, alors que les préceptes de la Torah doivent originairement montrer aux nations que le peuple juif est un peuple à l’intelligence élevée, comme le prouve l’intelligence de leurs lois.

    [6] Georges Orwell, La ferme des animaux (1945) et 1984 (1989) ; Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (1932). Il y a bien entendu pléthore de références à mentionner en ce qui concerne les analyses de la société dans la littérature. J’ai choisi de citer ces ouvrages de référence connus du grand public, mêlant dystopies et réflexions sur la société.

    [7] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762) ; Montesquieu, De l’esprit des Lois (1748). Là encore, bien d’autres ouvrages pourraient être mentionnés, mais il me semble que ces derniers ont l’avantage d’être les deux plus connus, ayant encore une répercussion sur le modèle politique occidental actuel.

    [8] Sigmund Freud (1856-1939) et Jacques Lacan (1901-1981) sont les deux auteurs ayant le plus influencé les réflexions modernes liées à la psychanalyse. Ici encore, il s’agit des deux noms les plus connus, mais il y a évidemment aussi pléthore d’ouvrages proposant des réflexions sur l’exploration de l’inconscient et du subconscient.

    [9] Dans La loi juive dans tous ses états (2013), je propose une réflexion systématique et assortie d’exemples concrets sur l’importance du juridique dans la Torah. Dans Une identité juive en devenir (2015) et La conversion au judaïsme (2021), les textes étudiés permettent d’apporter un éclairage sur les questionnements identitaires du peuple juif. Dans Une lecture du livre de Job (2018), c’est l’aspect théologique qui est mis à l’honneur, avec le rapport à la foi et à la providence divine. Enfin, avec Leçons de vie (2023), l’analyse des récits du sefer Béréchit, et notamment des interactions entre les personnages bibliques, permet de faire émerger une analyse psychologique de l’humain en général. Dans tous ces ouvrages, bien que les thématiques soient différentes, la démarche est proche : Analyser les textes - notamment talmudiques – afin d’en extraire une pensée construite et systématique (livres publiés aux éditions Lichma).

    [10] La triste réalité des écrivains – tous genres concernés – est  que la grande majorité des auteurs payent pour se faire éditer, et arrivent à peine à rentrer dans leurs frais.

    [11] En ce qui concerne les ouvrages, certains auteurs ayant un esprit commercial et/ou une conviction profonde quant à l’importance de diffuser leur pensée vont utiliser beaucoup d’énergie à vendre eux-mêmes leurs ouvrages, que ce soit en organisant des conférences, ou tout simplement, en « plaçant » leur « produit » dès qu’ils rencontrent une connaissance. Si celui qui sait être convaincant arrive effectivement à vendre et à rentrer dans ses frais, voire à faire du bénéfice, l’acheteur à qui on a un peu « forcé la main » risque de ne pas lire le livre, ou de vite l’abandonner s’il ne correspond pas à ses propres aspirations.

    Quant à la diffusion d’articles sur internet, l’illusion des « clics » sur les réseaux sociaux peut faire croire que tant de personnes ont lu l’article, alors qu’une grande partie de ceux qui y ont accédé n’ont lu que le titre, ou les premières lignes avant de passer rapidement à autre chose.  

  • Faut-il faire attention au regard des autres ?

    Faire attention au regard des autres ?

    Homerer regard

    En arrivant près du Jourdain, juste avant de rentrer en terre d’Israël, les hommes des tribus de Gad et de Réouven interpellent Moïse : « Si nous avons trouvé grâce à tes yeux, que ce pays soit donné en propriété à tes serviteurs ; ne nous fais pas passer le Jourdain » (Nb. 32, 5). Dans un premier temps, leur demande n’est pas motivée. Aussi Moïse se met-il en colère, les suspectant d’avoir peur de la guerre qui les attend.

    C’est alors que ces derniers se justifient : « Nous voulons construire ici des parcs à brebis pour notre bétail (…). Et nous, nous irons en armes devant les bné-Israël, jusqu’à ce que nous les ayons amenés à leur destination (…) » (Nb. 32, 16-17). En entendant ce discours, la colère de Moïse s’atténue, et il les enjoint de faire suivre leurs paroles par des actes concrets, afin d’être « quittes envers D.ieu et envers Israël » (Nb. 32, 22).

    Cette recommandation a une portée pratique dans la Halakha. Par exemple, les responsables communautaires chargés de ramasser la tsédaka ne doivent pas laisser peser de suspicion sur eux (Yoré Déa 257, 1). Ou encore, si le Dayan (juge rabbinique) constate que l’une des parties d’un procès le soupçonne d’avoir favorisé injustement l’autre partie, il doit aller vers lui pour expliquer les motivations de sa décision (‘Hochen Michpat 14, 4).

    D’une manière générale, il existe une obligation pour chacun de ne pas laisser germer dans les esprits l’idée d’un comportement incorrect (Chékalim 3, 2). C’est là une spécificité de la Torah qui étonne ceux qui la découvrent : L’avis des autres est important. On aurait pu penser qu’il suffit d’être honnête avec D.ieu et avec soi-même… Mais non : le respect de la Torah ne s’envisage qu’en société. Or, pour le bon fonctionnement du groupe, il importe d’écarter les images négatives projetées sur les uns ou les autres.

    Toutefois, on constate que Moïse, demandant ici aux tribus de Gad et de Réouven d’agir afin ôter toute suspicion pesant sur eux, est lui-même la cible d’accusations diverses. En effet, il est suspecté d’avoir des relations interdites avec des femmes mariées ; ou encore, de tirer profit de sa position pour s’enrichir (cf. Sanhédrin 110a ; Shémote Rabba 51, 6).

    Est-ce à dire que Moïse lui-même n’aurait pas fait attention à son comportement, provoquant ainsi cette suspicion ? La réponse se trouve dans l’appellation de ceux qui le critiquent : « les railleurs de la génération ». Même en faisant attention au regard des autres, il y a toujours certaines personnes qui sont là uniquement pour critiquer. Or, en agissant de la sorte, ils sèment la zizanie dans le groupe, et s’en excluent de facto.

    Ainsi, l’opinion de ceux qui sont constamment dans la critique importe peu. L’obligation d’avoir une attitude sans ambigüité concerne exclusivement le rapport entretenu vis-à-vis des gens de bonne volonté.


    Yona GHERTMAN

  • La louange de la bouche fermée (Chémini)

    La louange de la bouche fermée

    (paracha chemini)

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    Nous sommes le huitième jour de l’inauguration du Michkan (Tabernacle). La joie est au rendez-vous, matérialisant l’apogée de la relation entre D.ieu et son peuple. C’est ce jour qu’Aharon haCohen et ses fils commencent leurs fonctions sacerdotales. Il faut que tous les anciens d’Israël soient présents, pour qu’il n’y ait aucun doute sur la légitimité d’Aharon en tant que grand prêtre. Aussi tous sont-ils convoqués avant de commencer les festivités, se manifestant surtout par des offrandes grandioses apportées en l’honneur de D.ieu (cf. Rachi sur 9, 1).

    Un feu s’élance de devant D.ieu et consume le sacrifice (9, 24), marquant l’apogée de ces festivités. Alors, « à cette vue, tout le peuple poussa un cri de joie, et ils tombèrent sur leurs faces » (Ibid.). On retrouve dans ce dernier verset deux éléments devant être en symbiose : l’extase (« cri de joie ») et la crainte de D.ieu (« ils tombèrent sur leurs faces »).

    Malheureusement, c’est l’aspect de rigueur qui prévaut par la suite, puisque les fils d’Aharon, Nadav et Avihou, meurent en apportant leur offrande. Plusieurs raisons sont proposées par nos maîtres, alors que le texte témoigne simplement qu’ils apportent « un feu étranger qu’Hachem n’avait pas exigé » (10, 1). C’est que la pratique de la Torah doit se faire dans la joie, mais elle doit être cadrée et s’inscrire pleinement dans le respect des injonctions divines. Malgré la terrible perte de ses fils, Aharon reste digne et ne dit rien. Il importe désormais d’avancer, même si la douleur reste vivace, et d’apprendre les règles relatives au culte des Cohanim (les prêtres). Un débat se fait d’ailleurs entendre entre Moïse et ces derniers. Fait marquant, bien que Moïse soit incontestablement l’autorité spirituelle supérieure, le texte témoigne : « Moïse entendit » (10, 20). Et Rachi de préciser : « Il reconnut (son erreur) et n’eut pas honte de dire : Je ne l’avais pas entendu ».

    Après cet épisode, le texte stipule : « L’Eternel parla à Moïse et à Aharon, en leur disant : ‘Parlez ainsi aux enfants d’Israël : Voici les animaux que vous pouvez manger’ » (11, 1-2). Il s’agit de la première occurrence des lois concernant l’alimentation : la cacheroute. Rachi note que l’expression « en leur disant » fait référence aux fils d’Aharon restés en vie après l’inauguration du huitième jour, El’azar et Ithamar : « L’Eternel fit d’eux tous également ses messagers pour transmettre cette parole, parce qu’ils avaient gardé le silence, et accueilli avec amour le décret divin lors de la mort de Nadav et Avihou ». Le point commun entre ce passage et ce qui précède n’est autre que ‘la bouche’. La grandeur est de savoir la garder fermée, aussi bien par le silence, qu’en s’abstenant des aliments interdits.

     

    Yona GHERTMAN

  • La louange de la bouche fermée (Chémini)

    La louange de la bouche fermée

    (paracha chemini)

     

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    Nous sommes le huitième jour de l’inauguration du Michkan (Tabernacle). La joie est au rendez-vous, matérialisant l’apogée de la relation entre D.ieu et son peuple. C’est ce jour qu’Aharon haCohen et ses fils commencent leurs fonctions sacerdotales. Il faut que tous les anciens d’Israël soient présents, pour qu’il n’y ait aucun doute sur la légitimité d’Aharon en tant que grand prêtre. Aussi tous sont-ils convoqués avant de commencer les festivités, se manifestant surtout par des offrandes grandioses apportées en l’honneur de D.ieu (cf. Rachi sur 9, 1).

    Un feu s’élance de devant D.ieu et consume le sacrifice (9, 24), marquant l’apogée de ces festivités. Alors, « à cette vue, tout le peuple poussa un cri de joie, et ils tombèrent sur leurs faces » (Ibid.). On retrouve dans ce dernier verset deux éléments devant être en symbiose : l’extase (« cri de joie ») et la crainte de D.ieu (« ils tombèrent sur leurs faces »).

    Malheureusement, c’est l’aspect de rigueur qui prévaut par la suite, puisque les fils d’Aharon, Nadav et Avihou, meurent en apportant leur offrande. Plusieurs raisons sont proposées par nos maîtres, alors que le texte témoigne simplement qu’ils apportent « un feu étranger qu’Hachem n’avait pas exigé » (10, 1). C’est que la pratique de la Torah doit se faire dans la joie, mais elle doit être cadrée et s’inscrire pleinement dans le respect des injonctions divines. Malgré la terrible perte de ses fils, Aharon reste digne et ne dit rien. Il importe désormais d’avancer, même si la douleur reste vivace, et d’apprendre les règles relatives au culte des Cohanim (les prêtres). Un débat se fait d’ailleurs entendre entre Moïse et ces derniers. Fait marquant, bien que Moïse soit incontestablement l’autorité spirituelle supérieure, le texte témoigne : « Moïse entendit » (10, 20). Et Rachi de préciser : « Il reconnut (son erreur) et n’eut pas honte de dire : Je ne l’avais pas entendu ».

    Après cet épisode, le texte stipule : « L’Eternel parla à Moïse et à Aharon, en leur disant : ‘Parlez ainsi aux enfants d’Israël : Voici les animaux que vous pouvez manger’ » (11, 1-2). Il s’agit de la première occurrence des lois concernant l’alimentation : la cacheroute. Rachi note que l’expression « en leur disant » fait référence aux fils d’Aharon restés en vie après l’inauguration du huitième jour, El’azar et Ithamar : « L’Eternel fit d’eux tous également ses messagers pour transmettre cette parole, parce qu’ils avaient gardé le silence, et accueilli avec amour le décret divin lors de la mort de Nadav et Avihou ». Le point commun entre ce passage et ce qui précède n’est autre que ‘la bouche’. La grandeur est de savoir la garder fermée, aussi bien par le silence, qu’en s’abstenant des aliments interdits.

    Yona GHERTMAN

  • La lumière et les ondes positives (Tetsavé)

    Les ondes positives transmises par la lumière

    (Tetsavé)

    Fe0029 hanouka fiole

    « Et toi, ordonne aux bné-Israël, et qu’ils prennent pour toi de l’huile d’olive pure concassée pour le luminaire, afin de faire monter en permanence la flamme » (Ex. 27, 20)

    L’utilisation de l’huile d’olive pure concassée pour la Ménorah (candélabre) permet d’assurer la meilleure lumière possible. On retrouve une idée similaire, liée à l’olivier, lors de la sortie de l’arche de Noé : « Et la colombe revint vers lui le soir, avec une branche d’olivier arrachée dans son bec » (Gen. 8, 11).

    Le Kéli Yakar (R. Salomon Ephraim de Luntschitz, 1550-1619 Europe de l’Est) s’interroge : Pourquoi préciser que la colombe est revenue le soir ? Il répond que la branche d’olivier rapportée a un autre objectif que de montrer la diminution des eaux. Il s’agit de la plante permettant de produire la meilleure lumière grâce à son huile. La colombe permet donc d’amener la lumière à la sortie de l’arche, alors que Noa’h, sa famille et les autres animaux étaient dans le noir. Le Midrash appuie cette explication : « De même que la colombe a apporté la lumière sur le monde, vous aussi vous apporterez de l’huile d’olive et vous allumerez devant moi… ».

    Par ailleurs, il est enseigné dans le Talmud : « Entre les bougies de ‘Hanoukah et celles du Shabbat, il est évident que celles du Shabbat ont priorité en raison du Shalom-baït (paix familiale) » (Shabbat 23b).  Dans un premier commentaire sur ce passage, Rachi explique qu’il est question d’un pauvre n’ayant pas assez d’argent pour acheter les bougies de Shabbat et celles de ‘Hanoukah. S’il est obligé de choisir entre les deux, il doit privilégier celles de Shabbat. Dans le commentaire suivant, Rachi explicite l’idée de fond : [« En raison du Shalom-baït »] : « (…) car les gens de la maison souffrent de devoir s’asseoir dans le noir ». Il explicite son propos par ailleurs : «Lorsqu’il n’y a pas de bougie, il n’y a pas de paix, car il ne cesse de trébucher lorsqu’il marche dans l’obscurité » (commentaire sur Shabbat 25b).

    Ainsi, la lumière est associée à la paix. Pour être en paix, il faut être capable de bien voir. Une maison bien éclairée apporte des ondes positives. A l’inverse, l’obscurité augmente les tensions. Si l’on mange dans le noir le repas de Shabbat, et que l’on ne voit rien au moment de ranger la table, cela risque de mal se passer. Si l’on n’est pas éclairé dans le salon afin de lire tranquillement une fois le repas terminé, cela va diminuer le plaisir du Shabbat, et risquer encore de provoquer des disputes inutiles.

    L’obscurité empêche de voir ce qui nous attend, augmentant le stress, et risquant de provoquer de la tension. A l’inverse, la lumière permet de voir clairement les choses. Or, une perception juste de ce que l’on voit permet d’avancer dans la sérénité.

    Yona GHERTMAN

  • La libération d'Egypte : un enjeu universel

    La libération d’Egypte : Un enjeu universel

    Paracha Bo

    Sortie d egypte

     

    Alors que les plaies ont commencé à s’abattre sur l’Egypte, Moché continue à visiter le Pharaon pour lui demander de laisser partir son peuple. La nouvelle menace est celle des sauterelles.  Elles s’attaquent à toute la verdure épargnée par la plaie de la grêle.  Une nouvelle fois, le Pharaon supplie Moché et Aharon afin qu’ils intercèdent en sa faveur, promettant qu’il ne recommencera pas. Selon le Midrash, le roi Salomon met en garde contre ce type de personnalité changeante, lorsqu’il parle des hommes « aux paroles inversées » (Michelé 2, 12 ; Yalkoute Shimoni). En effet, dès la plaie écartée, il change d’avis et ne renvoie pas les Bné-Israël. Certes, le texte témoigne à plusieurs reprises que D.ieu « endurcit son cœur ». Néanmoins, comme l’enseignent nos maîtres, D.ieu emmène l’homme là où il veut aller (Makote 10b).

    La plaie suivante est celle des ténèbres. Elle marque le point de non-retour entre le Pharaon et les Hébreux. Alors que le chef de l’Egypte renvoie Moché avec colère, le menaçant de mort, celui-ci lui répond avec un ton aussi glacial que prémonitoire : « C’est comme tu l’as dit, je ne reverrai plus ta face » (10, 29). C’est ainsi que nous arrivons vers le dénouement de l’esclavage en Egypte, avec l’annonce de la plaie des premiers-nés. Un regard précis sur le texte nous montre que l’enjeu des plaies est de démontrer la puissance d’Hachem, et prouver ainsi qu’un homme, aussi puissant soit-il, ne peut agir à sa guise envers ses prochains. En effet, D.ieu annonce que les Hébreux partiront avec des richesses, car le peuple égyptien respecte le combat de Moché. Par ailleurs, les midrashim font état de révoltes des Egyptiens contre le Pharaon lors de l’annonce de cette dernière et terrible plaie.

    Il  y a donc dans cette paracha le passage entre un enjeu universel (le refus catégorique de la tyrannie) et un enjeu particulier (la formation du peuple juif se libérant de l’esclavage). D.ieu demande aux bné-Israël de sacrifier l’agneau pascal, et de quitter l’Egypte sans laisser le temps au pain de lever. Ces gestes ne sont pas ponctuels, ils doivent se perpétuer à chaque génération. La nuit de la sortie d’Egypte se répète chaque année, avec des gestes précis inscrits dans le Shoul’han ‘Aroukh, le code de loi du judaïsme. Au-delà de l’histoire juive, la libération vient donc se graver dans la loi. Notre paracha  se conclue par la mitsva de consacrer à D.ieu tout premier-né (car ces derniers ont été épargnés en Egypte) ; et par une première présentation de la mitsva des téfilines. Chaque jour profane, les hommes juifs attachent ces lanières de cuir autour de leur bras et sur leur tête. Ils rappellent ainsi l’attachement profond entre D.ieu et son peuple, tel qu’Il l’a prouvé par la libération d’Egypte. 

    Yona GHERTMAN

  • Le conflit des générations (Vayé'hi)

    Le conflit des générations

    Vayé’hi

    Conflit des generations

     

    « Israël vit les fils de Yossef, et il dit : Qui sont-ils ? » (Béréchit 48, 8)

    A la fin de sa vie, le patriarche Ya’akov s’apprête à bénir sa famille, en commençant par ses petits-enfants, Ephraïm et Ménashé. Lorsqu’il voit ces derniers, il interroge leur père sur leur identité. Les commentateurs remarquent une contradiction : S’il les voit, pourquoi demander qui sont-ils ? En effet, cette scène se déroule la dernière année de la vie de Ya’akov, dix-sept ans après son arrivée en Egypte (47, 28). N’a-t-il pas eu le temps de connaître ses petits-enfants ? De plus, même si sa vue s’affaiblit (verset 10), n’est-il pas évident qui sont les deux jeunes gens qui accompagnent Yossef, alors qu’il vient voir son père dans ses derniers instants de vie ? Enfin, selon le midrash enseignant qu’Ephraïm étudiait constamment la Torah auprès de son grand-père[1], il est inconcevable qu’il ne le reconnaisse pas.

    Parmi les réponses proposées, examinons celle du Malbim :

    « Les habits des hébreux étaient différents des habits égyptiens. Or, Yossef, qui était proche de la royauté, ainsi que ses enfants, portaient des habits de princes ; ainsi qu’il est écrit à propos [des gens] de la maison de Rabban Gamliel qui s’habillaient différemment [des autres juifs], car ils étaient proches du pouvoir. Et c’est à ce sujet que Ya’akov s’étonne en disant : ‘Qui sont ceux-là ?’. Alors Yossef lui répond : ‘Ce sont mes fils, ils sont des justes et des craignant Dieu ; et si tu les vois habillés avec des habits différents [de ceux des hébreux] c’est car Hachem m’a mis ici. Ils sont nés dans cet endroit, aussi le contexte dans lequel ils évoluent impose cette manière de s’habiller’ ».

    Avant de réfléchir sur le fond de cette réponse, posons une question évidente : Si le patriarche avait l’habitude de voir ses petits-fils durant ces dix-sept années passées en Egypte, pourquoi ne remarque-t-il que maintenant cette manière de se vêtir ?

    On peut expliquer que Ya’akov avait déjà remarqué ces tenues vestimentaires peu à son goût, mais qu’il attendait le moment opportun pour le souligner. En effet, il procède de la sorte avec Réouven, Shimon et Lévy, attendant d’être sur son lit de mort pour les bénir. Or, cette « bénédiction » se confond pour beaucoup avec une réprimande liée aux épisodes du passé (cf. 49, 3-7)[2].

    Une fois cette précision apportée, revenons sur le commentaire du Malbim : Le Grand-père a toujours éduqué ses enfants avec une certaine spécificité liée à leur identité. On apprend depuis l’époque d’Abraham qu’il y a des unions interdites et une certaine conduite à tenir pour les membres de cette famille si spéciale. Ya’akov a quitté Lavan, puis ‘Essav afin de suivre son propre chemin. Il n’est plus Ya’akov désormais, mais « Israël ». C’est d’ailleurs ainsi qu’il est nommé dans notre verset, alors qu’il remarque une anomalie chez ses petits-enfants. C’est qu’un membre des « Bné-Israël » doit se caractériser comme tel. Bien que proches du vice-roi d’Egypte, ils se séparent des Egyptiens, en choisissant de vivre dans une province séparée, à Goshen[6].

    Et voilà que le Patriarche voit ses petits-enfants habillés à la mode égyptienne ! Pour l’ancien de la famille, attaché à ses traditions spécifiques, une telle chose n’est pas tolérable. Aussi avant de les bénir, se permet-il de lancer une réprimande à l’égard de son fils : « La tradition doit être respectée, cette manière de se vêtir comme des Egyptiens est incorrecte ! ». Yossef lui répond alors qu’il y a une raison particulière à cela : Ils vivent au contact des membres du palais. Socialement parlant, eu égard à leur statut, ils doivent s’habiller comme les nobles. Ce n’est pas un manquement à la tradition, mais une nécessité contextuelle.

    Au-delà de la question du rapport avec le pouvoir, on peut lire à travers ces lignes une description du conflit générationnel qui transcende toutes les époques. Les Grands-parents viennent d’Afrique-du-Nord, ou d’Europe de l’Est. Pour ceux qui ont gardé leurs coutumes et ne se sont pas assimilés en arrivant en France, l’habit est important. Il en va de même en ce qui concerne la cuisine traditionnelle, la manière d’étudier, les chants accompagnant la Téfilah, etc. 

    Cependant, les jeunes générations arrivent avec d’autres habitudes, et avec une apparence souvent contraire à ce que les Grands-parents ont connu ! Lorsque le Papy de Bné-Brak arrive à Nice, et qu’il voit son petit-fils avec un jean et des baskets, il peut être profondément choqué, se retourner vers le père du jeune-homme et le réprimander pour cela. Mais Nice n’est pas Bné-Brak, et les générations changent. Baroukh Hachem, on voit aujourd’hui des jeunes hommes qui s’habillent « à la française », mais qui passent leur temps libre au Beth hamidrash, à étudier la Torah. L’enjeu n’est pas ici de savoir s’il faut s’habiller avec une tenue spécifique « d’homme d’étude » ou non[7] ; mais de concevoir le choc générationnel et de comprendre les deux parties.

    Les Grands-parents et les parents réfléchissent et voient le monde en fonction de ce qu’ils ont connu dans leur jeunesse. Les codes sont différents d’une génération à l’autre. Le contexte est primordial. Ce qui se faisait il y a 20 ans peut paraître étonnant de nos jours. Des pratiques habituelles dans telle contrée peuvent surprendre par ailleurs. L’identité juive s’adapte en fonction des lieux et des époques, et l’idée que l’on s’en fait s’ancre tellement en nous, qu’elle rend difficile de concevoir d’autres manières d’agir.

    Pour revenir à notre paracha, on a donc ici une confrontation entre Ya’akov et Yossef. Le premier parle avec ses codes, ses valeurs, et l’expérience du contexte dans lequel il a évolué. Près d’Essav, il avait besoin de se montrer différent et d’exprimer sa spécificité. Il en est de même chez Lavan, puis par la suite lorsqu’il s’installe en terre de Canaan avec sa famille. Sa séparation de l’entourage environnant constituait sa bulle de survie. Tout différent est le parcours de Yossef. C’est précisément son intégration dans la société Egyptienne qui va provoquer son ascension, et son rapprochement avec sa famille. De son point de vue, et de celui de ses fils, l’intégration n’est pas synonyme d’assimilation, elle se conjugue parfaitement avec le respect des traditions paternelles.

    En suivant cette lecture de ce dialogue entre Ya’akov et son fils, il est remarquable que Ya’akov accepte finalement le discours de Yossef. Plus encore, il va finalement bénir Ephraïm et Ménashé en les considérants comme les représentants de tous les futurs enfants juifs[8]. N’est-ce pas un formidable message à l’adresse des Grands-parents et des parents, les incitants à chercher l’essentiel pour leurs enfants : Qu’ils arrivent à rester profondément respectueux de la Torah et les mitsvote, tout en sachant s’adapter au contexte dans lequel ils évoluent ?[9]

     

    Yona GHERTMAN

     

    [1] Midrash Tan’houma, rapporté par Rachi sur 48, 1.

    [2] De même Moshé Rabbénou lors des bénédictions qu’il adresse aux tribus à la fin de sa vie. Cf. le Sifré cité par le Rav Elie Munk z’’l dans La Voix de la Torah sur Devarim 33, 1, p.359 : « C’est la dernière journée de Moïse. Devant le grand vieillard défilent toutes les tribus de ce peuple auquel il a consacré sa vie. Aux chefs des tribus rassemblés autour de lui, Moïse adresse des paroles où, à l’instar de Jacob, il mêle des avertissements aux bénédictions (…). C’est en vertu de quatre raisons que le père doit laisser ses avertissements jusque peu avant sa mort. Ces quatre raisons sont : 1°) de ne pas être obligé de recommencer à réprimander une seconde fois ; 2°) de ne pas livrer celui qui a reçu la réprimande à l’humiliation publique devant les autres ; 3°) de ne pas semer la rancune contre lui ; enfin 4°) de ne pas risquer de le voir abandonné au point de se rendre chez un autre maître (…) ».

    [6] Béréchit 46, 28 à 47, 6.

    [8] Cf. Béréchit 48, 20 et Rachi.

    [9] Cf. ce qu’écrit le Rav Elie Munk z’’l à ce propos, dans La Voix de la Torah, op. cit., pp.495-496