Aharé Mot : le bouc et le deuil

PROJET RAMBAN* SUR LA PARACHA

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A'haré Mot : Le bouc et le deuil 

 

Comment comprendre le rituel du bouc-émissaire énoncé au début de Aharé-Mot ?

C’est-à-dire comment le lire en l’inscrivant au cœur même du texte de la paracha ?

La lecture de Rambam évoque bien le sens du rituel, mais détaché des versets : le texte y est pré-texte à un hors-texte. Pour lui, « tous ces actes ne sont que des symboles destinés à faire impression sur l’âme, afin que cette impression mène à la pénitence ; on veut dire : nous sommes débarrassés du fardeau de toutes nos actions précédentes, que nous avons jetées derrière nous et lancées à une grande distance.[1] »

Or, un verset du rituel ne manque pas d’interroger : « Et Aaron jettera les sorts sur les deux boucs : un sort pour Dieu et un sort pour Azazel.[2] » La glose de Rachi n’arrange rien. Reprenant le traité Yoma[3], elle indique qu’Aaron plaçait un bouc à sa droite et un autre à sa gauche. Il mettait ensuite ses deux mains dans une urne dans laquelle se trouvaient deux éléments : sur l’un était écrit « Pour Dieu », sur l’autre, « Pour Azazel ». Le bouc que le sort avait désigné « Pour Dieu » était sacrifié en expiatoire, tandis que celui « Pour Azazel » était envoyé dans le désert. A suivre Rachi, seul le sort a départagé ce qui échoit à Dieu et ce qui est pour Azazel. La part de l’un aurait pu revenir à l’autre, et réciproquement ! 

Dans le dispositif du verset et de la glose de Rachi, il y a donc une structure qui risque d’identifier la valeur de Dieu à celle d’Azazel : il y a des choses « pour » Dieu – des choses pour son culte – et d’autres choses « pour » Azazel, comme si Azazel recevait un culte à l’égal de Dieu[4].

Bien que complexe et touffu, le commentaire de Ramban ne fuit pas le problème et décrit le bouc-émissaire d’Azazel sous quatre aspects : l’être d’Azazel, la substance du rituel, la raison d’être du rituel, le milieu d’Azazel.

Azazel était une falaise escarpée dans une région désolée[5], du haut de laquelle le bouc était précipité. Quand bien même le bouc envoyé à Azazel avait-il été désigné par le sort « pour Azazel », il demeurait néanmoins fondamentalement « pour » Dieu[6].  Dieu ordonnant ce rituel, il n’y a pas de mise en balance possible entre Lui et Azazel : Azazel n’est pas l’autre de Dieu. Non ! Pour Ramban, Azazel est l’autre de l’humain, la force accusatrice qui lui rappelle les fautes commises et que le rituel du bouc-émissaire vient « abuser »[7]. Ces fautes ont façonné un paysage très imagé, explicitement lié par Ramban à la symbolique astronomique de la planète Mars : épée, sang, querelle, plaie, coups, séparation[8] – mots qui disent la mort.

C’est ce paysage qui rapproche ce rituel du contexte de notre paracha. Aharé mot chené bené Aaron : après la mort des deux fils d’Aaron…

Pour ceux qui marchent encore parmi les vivants, il faut bien se résoudre à continuer de vivre, quand bien même la perte d’un proche scinde l’histoire personnelle en deux, au point qu’il y aura désormais un avant et un après. Et pour Aaaron, qui vient de perdre ses fils Nadav et Avihou, morts de s’être approchés trop près de Dieu, nous en sommes à l’après… « Aharé Mot Chné Bené Aaron ».

On répète aux endeuillés que leur consolation ne proviendra que de Dieu. Mais nul n’oserait parler de consolation ou de Dieu à un affligé, c’est-à-dire lorsque son mort est encore devant lui, pas encore enterré. Car, comme le rappelle Ramban dans son commentaire du premier verset de la paracha, nulle inspiration divine n’est possible au sein de la tristesse[9].

Mais là, les deux fils d’Aaron ont été enterrés. Nous sommes après leur mort et Aaron peut commencer à faire son deuil. La question qui lui est posée est terrible de simplicité : y aura-t-il une vie après cette mort ? Un enfant assure la continuité de l’espèce après la mort de ses parents. Mais lorsqu’e l’enfant meurt avant sans parents et que l’hiver vient, les parents vivent dans un paysage désolé, desséché, comme Azazel. La fosse qui accueilli le corps de son enfant est précipice, comme Azazel, et la mauvaise conscience ronge, comme Samael à Yom Kippour. Une part d’Aaron est ce bouc pour Azazel : il ne peut être sacrifié, mais il doit mourir. En d’autres termes, le deuil a renvoyé Aaron à sa nudité, sa vie nue[10].

Ainsi, en ordonnant à Aaron d’exécuter ce rituel, Dieu préside à sa consolation. Car ce rituel est la mise en scène de son deuil, sa performance cathartique dans la sainteté. C’est pourquoi le bouc d’Azazel n’est pas égorgé par Aaron mais envoyé loin de lui : pour le renvoyer à son impuissance face à son deuil. Par la chute du bouc, Aaron pourra se relever.

Ainsi en est-il de tout deuil. La mauvaise conscience est traversée, l’humeur noire dissipée, à condition d’accepter de chuter. C’est pourquoi aussitôt le rituel du bouc-émissaire accompli, il est enfin enjoint à Aaron de se purifier.  

Jonathan Aleksandrowicz

 

* Moché ben Na'hman (Na'hmanide), Gérone 1194- Acre 1270

Texte original : Cf. notes

 

[1] Maïmonide, Guide des égarés, IIIe partie, chapitre 46, traduction Salomon Munk

[2] Lévitique, chapitre 16, verset 8.

[3] מַעֲמִיד אֶחָד לְיָמִין וְאֶחָד לִשְׂמֹאל, וְנוֹתֵן שְׁתֵּי יָדָיו בַּקַּלְפִּי, וְנוֹטֵל גּוֹרָל בְּיָמִין וַחֲבֵרוֹ בִּשְׂמֹאל וְנוֹתֵן עֲלֵיהֶם, אֶת שֶׁכָּתוּב בּוֹ "לַשֵּׁם" הוּא לַשֵּׁם, וְאֶת שֶׁכָּתוּב בּוֹ "לַעֲזָאזֵל" מִשְׁתַּלֵּחַ לַעֲזָאזֵל

[4] Cette structure ressemble à s’y méprendre à celle du désir mimétique théorisé par René Girard dans La violence et le sacré.

[5] הר גבוה צוק קשה 

[6] ור"א כתב אמר רב שמואל אע"פ שכתוב בשעיר החטאת שהוא לשם גם השעיר המשתלח הוא לשם

[7] Dans le commentaire, Azazel est rapproché de Samael, ange-accusateur d’Israël à Yom Kippour. Porteur des fautes d’Israël, le bouc-émissaire permet d’expier celles-ci, servant littéralement de pot-de-vin pour infléchir l’accusateur : לפיכך היו נותנין לו לסמאל שוחד ביום הכפורים שלא לבטל את קרבנם שנאמר גורל אחד לה' וגורל אחד לעזאזל גורלו של הקב"ה לקרבן עולה וגורלו של עזאזל שעיר החטאת וכל עונותיהם של ישראל 

[8] כי הוא העילה לכוכבי החרב והדמים והמלחמות והמריבות והפצעים והמכות והפירוד והחרבן והכלל נפש לגלגל מאדים וחלקו מן האומות הוא עשו שהוא עם היורש החרב והמלחמות ומן הבהמות השעירים והעזים ובחלקו עוד השדים הנקראים מזיקין

[9] כי בו ביום אונן היה ואין רוח הקודש שורה מתוך עצבות

[10] Sans doute y aurait-il profit à rapprocher le bouc pour Azazel de la théorie de l’Homo sacer développée par Giorgio Agamben.

 

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