Esaü pervers mais polymorphe ?

 *Cycle : la Parasha selon le Nétisv

Naftali tzvi iehuda berlin ha natziv 1a

      Esaü pervers mais polymorphe ?

 

C’est un moment dramatique, plein de suspens, que ménage la Thora dans cette Paracha.

Alors qu’on avait quitté Esaü à la fin de Toldot, jurant de tuer son frère dès que la mort de son père serait effective[1], on retrouve cet éminent personnage au début de Vaychlah pour des retrouvailles attendues, mais inquiétantes. Jacob prend en effet l’initiative de contacter Esaü, sachant que le moment de vérité ne pourra pas être reporté plus longtemps. Moment où les deux frères devront se retrouver nez à nez pour solder l’épisode tragique du vol par Jacob de la bénédiction paternelle initialement dédiée à son frère.

Les retrouvailles auront lieu, avec un dénouement inattendu dont nous essaierons d’éclairer les enjeux à l’aide des commentaires de Rachi et du Netziv.

Mais avant, nous sommes obligés de revenir un peu sur les forces en présence…

QUI EST VRAIMENT ESAU ?

Dans l’imaginaire collectif, Esaü est l’ennemi intime du peuple juif, le grand Satan par excellence. Les commentaires traditionnels, Rachi en tête, font d’Esaü une sorte d’hypocrite sans foi ni loi[2], uniquement attaché au monde matériel, peu préoccupé de son héritage spirituel et finalement l’archétype de l’antisémite éternel.

Pourtant, à s’en tenir au sens littéral du texte, Esaü ne semble pas mériter tant d’infamie. Certes, il aime bien chasser dans les champs, il ne fait pas grand cas du concept d’aînesse et finalement déteste Jacob. Mais enfin, est-ce une raison pour que la Tradition le portraiture en ancêtre d’Amalek et d’Hitler ? La parole est à la défense :

  • Esaü est dans le monde de l’action. Il ne se cantonne pas dans une tente comme son frère en dehors du monde. Il cherche à avoir un impact sur ce monde, à le façonner, quelque part en digne héritier d’un Isaac qui a su persévérer dans son action de créer des puits en terre d’Israël malgré les obstacles
  • Il délaisse le droit d’aînesse en le vendant à son frère. Mais en y regardant bien, n’est-ce pas Jacob qui toute sa vie a cherché à torpiller ce concept d’aînesse pour y substituer un principe méritocratique : « ce n’est pas la naissance qui compte, mais la qualité de ses actions ? »[3]. En effet, Jacob dérobe la bénédiction paternelle à son frère l’aîné, mais il choisit ensuite de se marier avec Rachel alors que Léa n’est pas mariée[4], et enfin inverse ses mains lorsqu’il doit bénir les fils de Joseph, Ephraïm et Ménaché, en refusant de donner à l’aîné la place qu’il est censé occuper. Sans compter le fait qu’il a semblé donner à Joseph un statut d’aîné qui revenait pourtant de droit à Ruben.
  • Enfin, Esaü haït Jacob, mais n’est-ce pas pour une bonne raison ? Celui-ci l’a honteusement dépossédé d’une bénédiction qui avait une importance capitale à ses yeux. C’est Jacob le méchant dans cette histoire, pourquoi diable vouloir charger à tout prix Esaü ?

Car Esaü est accablé par les commentateurs et même les commentateurs de commentateurs.

 

RACHI, CONTEMPTEUR D’ESAU

Un exemple parmi d’autres dans Toldot. A la fin de cette paracha, le texte mentionne que Rébecca était « la mère de Jacob et d’Esaü »[5]. Rachi, dans une glose célèbre, indique : « Je ne sais pas ce que cela vient nous enseigner ».[6]

Savoir faire la preuve de son ignorance est une preuve d’humilité et si elle n’avait dû servir qu’à ça, cette phrase de Rachi aurait largement suffi à nous administrer une leçon magistrale quant à notre rapport au texte.

Mais Manitou pense que Rachi cache quelque chose[7]. Qu’il s’agit en réalité d’un indice posé là volontairement par Rachi pour nous amener vers quelque chose de plus profond, sans toutefois masquer une réelle incertitude. Quel est cet indice ? En réalité, le problème posé par cette phrase « Mère de Jacob et d’Esaü » est assez évident. Jacob est cité en premier alors qu’Esaü est l’aîné. Une phrase bien tournée aurait dit « Mère d’Esaü et de Jacob ». Bien entendu, une réponse évidente serait d’affirmer qu’il s’agit ici d’une officialisation textuelle du nouveau statut de « Bekhor » (d’aîné) qu’occupe désormais Jacob. Mais ce n’est pas ce que Rachi choisit de nous dire. Pourquoi ?
Manitou relève que Rachi a eu un commentaire spécifique à propos d’une inversion similaire concernant Isaac et Ishmaël, où Isaac était cité avant Ishmaël lors de l’enterrement de leur père. Rachi explique que l’inversion signifie que Ishmaël s’est finalement repenti de ses erreurs passées, qu’il a fait Techouva et que son comportement n’est plus sujet à caution.

Par effet de transposition, Rachi aurait tout à fait pu administrer une explication similaire : un jour Esaü fera Techouva et rejoindra le service divin incarné par Jacob. Or, pour Rachi, il semblerait que l’idée même qu’Esaü fasse Techouva soit complètement invraisemblable, une anomalie ontologique qui ne cadre pas avec ce que la tradition nous enseigne du royaume d’Edom, dernier empire à devoir asservir Israël avant la libération finale. Voilà pourquoi Rachi ne peut pas reprendre son commentaire évoqué sur Ishmaël pour l’appliquer à Esaü. Et voici pourquoi il fait la preuve de son ignorance : Esaü ne peut pas faire Techouva.

Pourquoi la tradition « charge » Esaü à ce point alors que le simple texte de la Thora ne nous le laisse pas entrevoir ? C’est une question très importante mais à laquelle nous ne répondrons pas ici. Ce qui nous intéresse, c’est ce statut qu’a acquis Esaü auprès des Sages d’Israël et leur approche du comportement finalement surprenant d’Esaü envers Jacob lorsqu’il le retrouve enfin.

LA RENCONTRE ENTRE JACOB ET ESAU

Car c’est bien de cette rencontre décisive entre Jacob et Esaü que nous voulons traiter. Après la lutte avec l’ange qui vit le changement de nom de Jacob en Israël, voici ce que dit le texte[8] :

Jacob, levant les yeux, aperçut Ésaü qui venait, accompagné de quatre cents hommes. II répartit les enfants entre Léa, Rachel et les deux servantes. Il plaça les servantes avec leurs enfants au premier rang, Léa et ses enfants derrière, Rachel et Joseph les derniers. Pour lui, il prit les devants et se prosterna contre terre, sept fois, avant d'aborder son frère. Ésaü courut à sa rencontre, l'étreignit, se jeta à son cou et l’embrassa; et ils pleurèrent. 

Le texte physique de la Thora marque une spécificité sur le mot « Vaychakehou », « Il l’embrassa ». Ce mot dans le Sefer Thora est accompagné de points au-dessus de chaque lettre de ce mot, ce qui n’a pas manqué de faire réagir les commentateurs, Rachi en tête. Ce commentaire très connu, semble reprendre avec encore plus de vigueur la position définitive que Rachi avait déjà dévoilée dans les Parachiot précédentes.

Rachi Il l’embrassa : Chacune des lettres du mot wayichaqéhou (« il l’embrassa ») est surmontée d’un point, ce qui donne lieu à une discussion dans la barayetha de Sifri (Beha’alothekha 69). Pour certains, ces points signifient qu’il ne l’a pas embrassé de tout son cœur. Rabi Chim‘on bar Yo‘haï a enseigné : c’est une Halakha connue, que ‘Essaw est l’ennemi de Ya‘aqov, mais à ce moment-là, sa pitié l’a emporté et il l’a embrassé de tout son cœur.

Selon la dernière explication que donne Rachi, il y eut ici un événement exceptionnel sortant de l’ordinaire, mais qui ne doit pas faire oublier qu’il existe un principe intangible et presque immémorial : Esaü est l’ennemi de Jacob. Rachi emploie un mot fort pour une situation d’ordre plutôt métaphysique : c’est une Halakha, c’est-à-dire, une sorte de loi juridique qui incarne un principe existentiel intangible.

Traduit en langage moderne, c’est donc clair pour Rachi : l’antisémitisme est un phénomène qui sera malheureusement consubstantiel à l’existence juive et prendra la forme d’une lutte systématique contre le destin d’Israël, d’où l’identification par les Sages d’Israël entre l’ange qui lutte jusqu’au bout de la nuit, avec l’ange protecteur d’Esaü.

LA SURPRISE DU NETZIV

A ce stade, il semble que les jeux soient faits. Mais le Netziv arrive ici avec un commentaire détonnant sur le même passage[9]. Attentif au texte, comme toujours, il remarque que l’ensemble des verbes sont au singulier et concernent Esaü (courir, étreindre, se jeter à son cou, embrasser), sauf le dernier qui est au pluriel : Ils pleurèrent.

Pour le Netziv, c’est la preuve que Jacob a ici embrassé de bon cœur son frère malgré ses griefs. Mais au-delà de la situation particulière de Jacob à ce moment, le Netziv en tire une leçon pour les générations à venir. Il viendra un temps, écrit-il, où la descendance d’Esaü sera prête à reconnaître la grandeur d’Israël. Et à ce moment-là, Israël ne pourra pas faire comme s’il ne s’était rien passé. Un tel retournement mérite que les Juifs reconnaissent à leur tour qu’Esaü a évolué, qu’il est un interlocuteur digne de foi si l’on peut dire, de la même façon qu’ici Jacob a pleuré de concert avec son frère, reconnaissant un élan du cœur authentique.

En lisant ce commentaire surprenant du Netziv, on pourrait penser immédiatement qu’il s’applique à l’ère messianique, ère presque utopique où les contraintes boueuses de ce monde n’auront plus cours. Lecture intéressante, mais qui du coup amoindrit fortement la portée pratique de ce commentaire. C’est peut-être pour nous mettre en garde contre cette lecture partielle et eschatologique (partielle car eschatologique) que le Netziv ajoute un exemple à la fin de son commentaire. Un tel retournement a déjà eu lieu dans l’histoire nous dit-il. Le lien d’amitié profonde qui s’est établit entre Rabbi Yehouda Hanassi, le rédacteur de la Michna et l’empereur de Rome Antonin, illustré au travers de nombreuses histoires dans le Talmud[10], démontre parfaitement qu’il n’est pas possible de tracer un destin définitif et intemporel sur le lien entre Esaü et le peuple juif. Mais que surtout, les Juifs ont le devoir d’avoir un geste actif envers ces descendants d’Edom qui choisissent de reconnaître la mission des enfants d’Israël.

A lire franchement le Netziv, notre première réaction est de penser qu’il se pose en opposition frontale à Rachi, qui lui essentialise Esaü et ne lui donne aucune chance de retour. C’est une lecture possible qui n’a rien d’infâmant, rien ne nous oblige à vouloir concilier à tout prix des positions opposées de commentateurs de la Thora, c’est même une des grandeurs de la tradition juive de savoir maintenir une tension sans y chercher à tout prix une résolution définitive.

Mais il nous semble modestement que l’on peut tenter une synthèse dont le message serait aussi puissant qu’une indécision.

LIRE ENSEMBLE LE RACHI ET LE NETZIV

Esaü est un concept métaphysique qui s’est incarné sous différentes formes dans l’histoire. Deux d’entre elles auront eu un profond impact sur l’histoire du peuple juif : l’empire Romain et la chrétienté. De fait, les Romains ont détruit le Temple et on connaît malheureusement la longue histoire de persécution des Juifs établis par les plus hautes sphères de l’Eglise catholique.

Si l’on accepte le principe qu’Esaü s’incarne successivement, et de façon presque infinie, dans des formes différentes de pouvoir temporel, la possibilité qu’une de ces formes se transforme dans son rapport au judaïsme pour laisser la place à une autre forme « d’Edomitude » devient audible.

Et il se trouve que c’est précisément le cas de l’Eglise catholique. Si on avait dû demander à des Juifs espagnols de 1492 (ou même de 1942 !) ce qu’ils demanderaient pour qu’un jour ils puissent reconnaître une fraternité avec les chrétiens, nul doute que les résultats de Vatican II auraient dépassé leurs espérances, sans compter les gestes et déclarations successives des Papes ayant succédé à Jean XXIII. Cette église, qui incarnait le Esaü biblique jusqu’à la caricature, et dont Rachi a évidemment bien connu les turpitudes au temps des Croisades, cette église a parcouru un chemin considérable pour affirmer le destin particulier d’Israël.

Si l’on prend au sérieux le commentaire du Netziv, il est donc du devoir des Juifs d’aujourd’hui de reconnaître un lien nouveau pouvant s’établir avec les chrétiens, en passant outre des milliers d’années de défiance, théologiquement justifiés par l’image de l’ennemi suprême Edom construit par la Thora orale et pragmatiquement justifiés par les meurtres et humiliations subis par les Juifs tout au long de leur histoire en espace chrétien.

Cette reconnaissance ne remet pas en cause l’existence d’entités cherchant la disparition du message d’Israël et de ses messagers : c’est en cela que Rachi a aussi raison et qu’il nous alerte aussi fermement : il existera toujours un antisémitisme dont les racines ne plongent pas dans des circonstances historiques mais dans un véritable combat spirituel avec le peuple choisi par Dieu pour conserver sa Thora. Mais l’incarnation que ces forces destructrices pourraient prendre évolue et il en va de l’intelligence du peuple juif de les identifier sans se reposer de façon mécanique et irréfléchie sur des réflexes historiques, fussent-ils millénaires.

La volée de bois vert qu’a subi le Grand Rabbin Bernheim lors de la parution de son livre avec le Cardinal Barbarin[11], parfois justifiée de façon théologique et agressive, est un exemple parmi d’autres que le Netsiv conserve encore aujourd’hui toute sa pertinence.

 

FRISON

 

* R. Naftali Tsvi Yéhouda Berlin de Volozhin (1813-1893)

 

[1] Genèse 27 :41

[2] Cf. commentaire de Rachi sur Genèse 25 :27

[3] Je dois cette idée au Rabbin de Neuilly-sur-Seine Michael Azoulay

[4] Il est notable de constater que le fait de ne pas marier une cadette avant sa sœur est une Halakha consignée dans le Choulkhan Aroukh. Laban avait donc raison contre Jacob….

[5] Genèse 28 :5

[6] Rachi sur Genèse 28 :5

[8] Genèse 33 : 1-4

[9] Haemek Davar sur Genèse 33 :4

[10] Voir par exemple Avoda Zara 10b

[11] Le Rabbin et le Cardinal – Ed. Stock - 2008

 

Ajouter un commentaire