Kédochim : Une "sainteté" toute subjective

 

 Cycle : La parasha d’après le Netsiv*  

 

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Paracha Kédochim : Une « sainteté » toute subjective

 

« Parle à toute l’assemblée des enfants d'Israël et dis-leur : Soyez saints ! Car Je suis saint, moi l'Éternel, votre Dieu » (Vayikra 19, 2)

 

Le début de la Parasha Kédochim est le théâtre d’une controverse importante entre Rachi et Ramban au sujet du contenu de l’injonction : « soyez saints ». Si tous deux sont d’accord pour définir la « sainteté » comme un concept de « séparation » spécifique, ils divergent en revanche sur l’objet de cette séparation. Selon Rachi, il s’agit de s’éloigner des interdits déjà énoncés par la Torah, essentiellement sexuels. En revanche selon le Ramban, il s’agit de se séparer de l’abondance des plaisirs matériels, non-interdits explicitement dans la Torah, donc de se dissocier des habitudes de « la multitude des gens qui se salissent et s’enlaidissent dans ce qui leur est autorisé ». L’exemple à suivre est alors celui de l’homme pieux, qui assume son devoir conjugal sans en abuser, se limite dans la consommation de vin ou de nourriture, et évite toute parole futile. Entre autres[1].

Le Netsiv fait sienne cette dernière thèse, qu’il résume ainsi : « le commandement exige de toute l’assemblée d’Israël d’ériger une frontière avec l’abondance de plaisir (taava), même vis-à-vis de ce qui est simplement contre le bon sens humain (sekhel enoshi) ». Il rajoute toutefois une remarque liée à la nature du réceptionnaire de cette stricte injonction : « toute l’assemblée des enfants d’Israël ». La même piété peut-elle être exigée de chaque membre de la communauté ? Peut-on vraiment mettre sur le même plan les grands érudits et les gens du peuple, pourtant sommés de connaître eux-aussi la loi et de l’appliquer ? Certes non. Aussi le Netsiv précise-t-il :

« [Parle] à toute l’assemblée des enfants d’Israël », car la séparation [exigée] n’est pas la même pour tous, chacun est soumis à une loi spécifique en fonction de sa nature physique, de sa vie familiale, et d’autres paramètres. C’est aussi ce qu’a écrit le Maguid Michné[2] à la fin des lois sur le voisinage. Aussi est-il écrit que malgré tout, chacun est concerné [par cette mitsva d’être « saint »] en fonction de sa valeur, ce qui n’est pas le cas dans les autres commandements, vis-à-vis desquels tous sont égaux.

Cette précision du Netsiv est salutaire, dans le sens qu’elle donne un visage plus « humain » à la notion de « sainteté » défendue par le Ramban. Enoncé de manière brute, le commandement parait quasiment irréalisable, notamment car il peut être ressenti comme une exigence d’ascétisme absolu. Or l’accession à la piété dépend des caractères et des possibilités de chacun. Elle dépend également de l’époque[3] et de l’endroit. La Torah ne demande pas nécessairement à un juif européen du 21ème siècle de se plier aux règles sociales de l’époque talmudique[4]… mais elle exige de lui de s’élever vers Dieu en réfléchissant à la manière adéquate de se séparer des fioritures de son existence, selon sa propre subjectivité.

 

Yona GHERTMAN

 

 

Texte du Netsiv :

 אל כל עדת בני ישראל באשר אין פרישת כל אדם שוה ותורת כל אחד לבדו בידו לפי טבע גופו והליכות ביתו וכדומה וכ״כ הה״מ שלהי הל׳ שכנים יע״ש מש״ה כתיב דמכל מקום הכל מוזהרים איש לפי ערכו. משא״כ כל המצות הדבר ידוע שהכל שוים:

 

 

Texte du Maguid Michné :

מגיד משנה הלכות שכנים פרק יד הלכה ה

 ועניין דין בן המצר הוא שתורתנו התמימה נתנה בתקון מדות האדם ובהנהגתו בעולם כללים באמירת קדושים תהיו והכוונה כמו שאמרו ז"ל קדש עצמך במותר לך שלא יהא שטוף אחר התאוות וכן אמרה ועשית הישר והטוב והכוונה שיתנהג בהנהגה טובה וישרה עם בני אדם ולא היה מן הראוי בכל זה לצוות פרטים לפי שמצות התורה הם בכל עת ובכל זמן ובכל ענין ובהכרח חייב לעשות כן ומדות האדם והנהגתו מתחלפת לפי הזמן והאישים והחכמים ז"ל כתבו קצת פרטים מועילים נופלים תחת כללים אלו ומהם שעשו אותם בדין גמור ומהם לכתחילה ודרך חסידות והכל מדבריהם ז"ל ולזה אמרו חביבין דברי דודים יותר מיינה של תורה שנאמר כי טובים דודיך מיין:

 

[1] Quant à cette différence d’interprétation entre Rachi et Ramban, nous invitons le lecteur à lire le billet de Franck Benhamou, soulevant une question commune aux deux théories : « Kédoucha : deux approches, une question ».

[2] R. Vidal de Toulouse (1300-1370). Le « Maguid Michné » est un des commentaires les plus étudiés du Michné-Torah de Maïmonide.  Voir infra.

[3] Dans son texte, le Maguid Michné  souligne que le commandement d’être « saint » ne dépend pas seulement des différentes natures humaines, mais également de l’époque.

[4] Un exemple me vient à l’esprit : le Talmud considère qu’un homme ne doit pas marcher derrière une femme  (TB Berakhot 61a). Qu’en est-il alors lorsqu’un homme attend de monter dans un bus et qu’une femme le précède ? Ou encore, puisque la politesse exige de laisser passer une femme lorsqu’un homme ouvre la porte, faut-il prendre le texte talmudique à la lettre et la devancer, quitte à paraitre malpoli ? Voir à ce sujet les techouvote de R. ‘HaïmDavid HaLévy et R. ‘Ovadia Yossef, qui expliquent que ce passage talmudique est à prendre dans son contexte spécifique, mais ne doit pas être transposé tel quel à notre époque, à laquelle les codes sont différents (Maïm ‘Haïm 2, 45 ; Yabia ‘Omer Ora’h ‘Haïm 6, 13, 5). 

 

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