L'en-dedans de la mitsva

 

Cycle : La parasha d’après le Netsiv*  

Naftali tzvi iehuda berlin ha natziv 1a 2

 

L'en-dedans de la Mitsva

 

Où l’on demande réparation

Tikkoun olam, réparation du monde. L'expression est à la mode, médiatique à souhait. Quittant les champs balisés de la michna où elle apparaît, de l'exposé lourianique qui lui donne son plein épanouissement, la voilà galvaudée. Plus petit dénominateur commun aux différents mouvements qui se réclament du judaïsme sans chercher à en appliquer rigoureusement la lettre, elle serait devenue, ces dernières années, l'esprit même du judaïsme, sa légitimité ultime, l'alpha et l'oméga du progressisme. Réparer le monde? Rabaissée à des ambitions personnelles, à des enjeux d'autojustification, la belle affaire! Comme si Gengis Khan, Napoléon ou Pol Pot n'avaient avant tout rêvé de remodeler le monde. Face à ce concept devenu creux, le Netsiv rappelle que c’est essentiellement en marchant sur le chemin de l’interprétation, dans l’accomplissement des mitsvot que le monde s’améliore, et non par quelque aventure sur des sentiers qui s’en écartent. 

 

Si vous allez selon les règles inhérentes au monde – ô agissez de la sorte – , que vous observez mes mitsvoth, alors je donnerai vos pluies en leur temps et la terre offrira ses ressources …

 

Aux sources de l'ordre: le monde comme facticité et promesse

En rendant חקות non par décrets (puisque ceux-ci seraient déjà inclus dans " mes mitsvoth" et que le texte s'interdit toute redondance) mais par règles, le Netsiv éclaire dans un premier temps le commentaire de Rachi: ces règles, ce sont celles par lesquelles s'explique la Thora, les treize règles fondamentales de l'herméneutique.

Son exposé aurait pu s'arrêter là. Pourtant, le Netsiv se laisse interpeller par l'approche plus globale dont le Midrach Rabba se fait l'écho: ces règles sont celles qui fondent l'ordre cosmique.[i] Le verset se lit donc non comme une pure injonction mais avant tout comme une supplication du Créateur à Ses créatures pour que la création puisse garder sens.[ii] Apportant force références à l'appui de cette lecture, qui traduit  אם/לוpar de grâce[iii], le Netsiv constate à quel point l'appel du verset devient alors superflu: D' y demanderait à l'homme de se conformer à Sa volonté.

Pour sortir de cette banalité, le Netsiv procède par tâtonnements, s'efforçant de montrer le lien entre accomplissement par l'homme de la Volonté qui a fondé le monde et autoréalisation de ce monde. C'est précisément là le 'hidouch. Loin de ne représenter qu'un cadre neutre et indifférent, le monde est en réalité impliqué dans ce qu'en fait l'homme: l'acte moral a une portée sur le devenir de l'être tout entier; il transforme l'ici et le maintenant. Et l’action de l'homme dans le monde est action sur le monde.

Quelle est alors la singularité d'Israël, faisant parce qu'en ayant reçu l'ordre[iv], alors que les Nations ont été en quelque sorte dégagées de leurs obligations? Engagement contre dégagement… Quels sont ici les gages?

La Mitsva: décret, prescription ou in-jonction ?

  1. Première piste, vite abandonnée: l'image du roi qui édicterait des lois, selon l'arbitraire de sa volonté, indépendamment des conditions du réel.

 

  1. Seconde image: celle du médecin. En mettant le sujet en garde contre l'ingestion de telle substance, il ne fait que lui révéler les attributs de la nature. Les mitsvot seraient donc des prescriptions, les promesses de récompense et punition que dévoilent les versets de notre paracha  découlant pour ainsi dire naturellement de la structure même du monde.

Le patient réfractaire aux conseils de son médecin ne reçoit nulle punition de celui-ci: c'est la nature qui se charge de lui en rappeler la pertinence. Celui qui contrevient aux ordonnances ne peut dès lors que s'en prendre à lui-même. Une objection majeure survient, à laquelle le Netsiv se confronte: qu'en est-il de la Techouva, qui de prime abord heurte de plein fouet cette description mécaniste? Point donc, affirme le Netsiv (s'écartant ainsi d'une conception sans doute largement prédominante): la Techouva n'est pas effective en tant que מחילה, pardon accordé de l'extérieur, mais רפואה, réparation inhérente au système. Paradigme à rapprocher du remède que la nature, explorée par la médecine, fournit à qui en aurait enfreint certaines règles.

Ce modèle, continue le Netsiv, pèche par un aspect: peu chaut au médecin le respect par son patient de ses prescriptions[v]. Or, tel n'est pas le cas dans la relation du Créateur à l'homme: הקב"ה חפץ  במצוות. Le verset ici commenté et traduit comme l'a fait le Netsiv en est l'illustration évidente.

  1. La comparaison qui s'impose serait plutôt celle du médecin prodiguant des conseils à son propre fils. Dans ce cas de figure, le médecin veut que son fils se maintienne en bonne santé. Rien ne diffère certes dans le contenu formel des prescriptions, mais la dualité de son rôle autorise le père à récompenser son fils, par quelque récompense supplémentaire à visée incitative. C'est en effet dans la vigilance du fils que se joue pour le père la préservation de son monde.

Gages: garanties et salaires

On comprend dès lors la différence essentielle entre Israël et les Nations dans le traitement qui leur est réservé pour l'accomplissement de leurs commandements respectifs. Israël est rétribué non seulement pour le respect d'une mitsva donnée mais, concomitamment, parce qu'il assure de la sorte la survie du monde. Les Nations quant à elles, puisque le salut du monde ne dépend pas de leurs actions, ne reçoivent de récompense que pour le seul accomplissement de leurs mitsvoth.

Déliées de la responsabilité particulière qui couple désormais exclusivement le respect par le peuple juif des mitsvoth et le devenir général du monde, les Nations voient une bonne action de leur part récompensée en tant qu'elle est bonne, conforme à la marche du monde, au rôle de l'homme dans l'économie de la Création, sans pour autant que ne soit récompensée par le Créateur la sauvegarde générale de son œuvre.

La sentence de la Michna d'Avoth– le salaire de la mitsva est mitsva – prend à cet égard une signification précise: en respectant une mitsva, le Juif en accomplit automatiquement une autre, la préservation du monde, et de ce fait mérite un double salaire. 

Dans ce verset, tel que le Netsiv nous invite à le lire, D' pour ainsi dire nous demande d'accomplir les mitsvoth, support de Son monde.

 

Qu'avons-nous à gagner de cette vision du monde[vi]?

L'intime conviction – intuition première que seul peut renforcer l'investissement dans la Thora (שתהיו עמלים בתורה) ?[vii] – que bonne action, bonté et bonheur sont intrinsèquement liés, y compris dans ce monde-ci.[viii] Monde qui appelle à se vivre dans l'harmonie, laissant s'y dévoiler la volonté de Celui qui l'a créé et invitant donc l'homme à en réaliser le potentiel. Faire le bien, c'est donc aussi laisser le monde aller à sa vocation première, là où le bien faire se manifeste comme bienfait. Et, ce faisant, c'est pour le Juif contribuer à ce que monde subsiste, et devenir à ce titre sujet: au sens premier de celui qui se soumet à une autorité supérieure, mais aussi sujet de son propre devenir et de celui de la Création toute entière, placée sous le regard à la fois bienveillant et suppliant d'un Père qui en maîtrise les ressorts tout en les confiant à son fils.

Pour en revenir au tikoun olam, et à ses différents aléas jusque dans notre post-modernité dans laquelle il est devenu coquille vide (fourre-tout dans le monde anglo-saxon, pâle écho en terre francophone du projet progressiste greffé par Salvador puis Darmesteter sur les Lumières), retenons que dans une perspective plus large, le paulinisme se présente comme retournement radical du tikoum olam dans son sens michnaïque, possibilité donnée à l’homme de s’édicter ses propres lois, d’adapter donc la loi à la société ; dans la même veine, le sabbataïsme serait alors basculement de l’homme dans la déresponsabilisation là où la description d’un système qui le dépasse et l’inclut devrait l’appeler à un regain de zèle. Dans cette lecture, on pourrait alors mettre en évidence une dialectique qu’ouvrent les différentes métaphores du Netsiv. A Paul de Tarse qui se dispense de la mitsva considérée comme trop lourde, inadaptée à la nature humaine – reflet donc de l'arbitraire du Roi, de Son ignorance de la réalité de l’homme –, on rétorque qu’au contraire, le Législateur et le Créateur ne font qu’un, que la halakha est révélée à l’homme parce qu’elle lui est accessible : passage de la première à la seconde comparaison. Et à Shabbetaï Tzvi, qui préconise de dépasser la mitsva parce qu’à travers sa relation à la Thora l’homme pourrait court-circuiter la nature, le Netsiv souligne : .הקב"ה חפץ  במצוות

Voilà pour nos modernes, désireux de « dépoussiérer la religion pour en retrouver l’éclat » : le tikoun olam, cet appel à rendre le monde meilleur, c’est essentiellement dans l’herméneutique, celle qui s’épanouit en Israël – démarche, cheminement :  תלכו–qu’il faut le chercher, en la mitsva – observance, préservation : תשמרו – qu’il convient de le réaliser. Quant à ceux qui auraient perdu jusqu’à la nostalgie du progrès, le Netsiv vient très opportunément rappeler que le monde est vraiment à réparer : cela ne va pas de soi, il y a à ce sujet un appel ; encore faut-il s’y rendre sensible.

 

Yoel Hanhart

 

[i]De l'harmonie et ses possibles perturbations dans la pensée chamanique aux accents contemporains de l'écologie politique, l'idée que l'environnement de l'homme dépend d'une manière ou d'une autre de sa conduite apparaît comme un lieu commun, d'autant plus facilement intégré que nos sociétés passent de la période industrielle, où  la productivité se donne comme but premier, vers l'âge atomique où prévaut l'idée que, non-maîtrisée, la technologie peut déboucher sur la destruction. On reste ici dans une approche techniciste du monde. Ce qu'il y aurait de révolutionnaire dans les versets qui ouvrent בחקתי, et plus largement dans le rapport que la Thora induit au monde, ce serait plutôt que la conduite morale de l'homme conditionne l'amélioration non seulement de sa nature propre mais aussi de son environnement dans son sens le plus global. C'est en effet ici et maintenant, dans l'aller de l'homme, dans son observance et son action que se joue le devenir immédiat du monde, et non dans quelque cérémonie ésotérique ou dans la restructuration de la société à la seule fin de se préserver.

[ii]Si, dans le modèle idolâtre, l'homme accomplit une action pour que la divinité le fasse profiter de ses faveurs, on assiste ici à un renversement saisissant, mouvement qui semble répondre à l'appel lancé par Avraham pour que survive le monde, fût-il moralement dégradé comme à Sodome. D' adresse à l'homme une requête très précise: pour que Mon monde survive, fais le bien; fais le bien, et le monde survivra!  

[iii] A en juger par le renvoi dans מרומי שדה ע"ז ה., c’est là l’argument central du propos.

[iv] La polysémie liée à ce vocable met d'emblée en évidence les articulations que le Maharal détaille au début de נצח ישראל . Se conformer à l'impératif émanant de l'autorité, à Ses ordres, c'est entrer dans la disposition régulière des choses, les faire rentrer dans l'ordre, dans la rigoureuse exactitude d'un plan préétabli.

[v]  A ceux qu'offusquerait la figure d'un thérapeute si peu empathique, rappelons le nombre de techniques en vogue pour libérer le soignant de ses affects dans sa relation à la maladie, qu'elle soit avant tout somatique ou psychique.

[vi] Si tant est que cette question ait sa place; il semblerait toutefois que le Netsiv la trouve légitime puisqu'il y consacre un long et didactique développement.

[vii] S'il est une problématique qui à mon avis mériterait qu'on s'y attache de manière systématique en parcourant les commentaires du Netsiv, c'est celle de son écart avec les autres commentaires liés au pchat. On devrait alors se confronter aux questions suivantes: lorsque le Netsviv propose une alternative à Rachi, se veut-il plus proche du sens premier du verset? Vient-il compléter, éclairer les autres commentaires? Les intégrer dans une cohérence qui traverse le texte? Ou alors s'y oppose-t-il frontalement sans nous en livrer les raisons?

[viii] Il est évident pour le rav Berlin que, ce verset formulé au pluriel s'adressant à la collectivité, il ne s'intègre donc pas à ses réflexions récurrentes sur la השגחה פרטית s’appliquant à l’individu. Le spectacle du juste écrasé et du méchant triomphant n'a ici rien de scandaleux.Voir dans notre paracha, XXVI, 12 : ד"ה והייתי לכם לאלוקים ; XXVI, 15 : ד"ה להפרכם את בריתי ; XXVI, 36 : ד"ה והנשארים בכם ; XXVI, 40 : ד"ה ואת עון אבותם אשר מעלו בי , ד"ה ואף אשר הלכו עמי בקרי ; XXVI, 41 ; 45 :  ד"ה אשר נתן ה' בינו ובין בני ישראל,ד"ה אתם, ד"ה שהוצאתי אותם מארץ מצרים ;

 

 

 

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