L'habit fait-il le Rabbi ?

L'habit fait-il le Rabbi ?

Paracha Vayéchev

L habit le rabbi

« Et Israël aimait particulièrement Yossef parmi ses fils, car il était le fils de sa vieillesse, et il lui avait confectionné une tunique de lin » (Béréchit 37, 3)

D’une première lecture du texte, il semblerait que Ya’akov – ici nommé « Israël » – a une préférence pour Yossef car il est son cadet (« fils de sa vieillesse »). Cependant, le terme employé pour désigner la vieillesse « zakén » désigne généralement la sagesse. C’est pourquoi Onkelos traduit en l’espèce : «Et Israël aimait particulièrement Yossef parmi ses fils, car il était un fils érudit ».

 En d’autres termes, selon cette traduction/interprétation, Ya’akov est séduit par l’intelligence remarquable de son fils, et c’est pour cela qu’il se sent particulièrement proche de lui. Dès-lors, pourquoi lui confectionner un habit spécifique ? Faut-il voir dans ce cadeau une conséquence de l’appréciation du père sur le fils ? Peut-on supposer que Ya’akov trouve légitime que Yossef soit vêtu d’une manière exceptionnelle, afin de bien signaler son érudition ? A travers ces questions, une problématique de fond se dessine : L’érudit doit-il vêtir un habit spécifique afin de mettre en évidence sa grandeur en Torah auprès de son entourage ?

Pour répondre, attachons-nous à une question posée dans le Talmud (Shabbat 145b) : Pourquoi les Sages de Babylonie se distinguent-ils du reste du peuple en portant des habits particuliers, alors que les Sages de la terre d’Israël s’habillent comme tout le monde ? La réponse surprend : « C’est car ils ne sont pas des gens de Torah ».

Rachi précise que les érudits de Babel étant moins impressionnants par leurs connaissances que leurs confrères de la terre d’Israël, ils ont besoin, afin de se faire respecter par le peuple, de porter des vêtements les désignant comme importants.

D’après cette explication, si Yossef était réellement érudit, il n’aurait justement pas eu besoin d’avoir une tunique de lin !

Cependant, le Rav Eliézer Moshé Horowitz (Lituanie 1817-1890) a une autre lecture du Talmud dans ses ‘Hidouchim sur ce passage. Selon lui, il faut comprendre que la réponse cible les habitants de Babel : Ces derniers n’étant pas « des gens de Torah », ils ne savent pas donner à un érudit le respect qu’il mérite ! Ainsi, l’habit permet de rehausser l’honneur de la Torah auprès du peuple.

On retrouve une idée similaire à propos de Rabbi El’azar ben Azaria. Lorsqu’il fut élu Nassi (chef) de l’Assemblée rabbinique suprême, il ne se sentait pas digne d’une telle charge en raison de son jeune âge ; ses cheveux ont alors blanchi en une seule nuit, lui donnant l’apparence d’un homme d’un âge respectable[1]. Ainsi, parfois, l’érudition seule ne suffit pas, et il convient d’user d’artifices matériels afin de l’imposer aux yeux des autres.

D’après cette explication, on comprend bien pourquoi Ya’akov offre cette tunique à son frère : Bien qu’il soit vraiment érudit, son jeune âge l’empêche d’être reconnu à sa vraie valeur par ses frères. Aussi leur père désire-t-il montrer à ces derniers, par l’intermédiaire de l’habit distingué offert, qu’il convient de le traiter avec dignité en raison de cette érudition.

Nous avons ici deux lectures différentes - mais non contradictoires - qui peuvent nous faire réfléchir à l’habitude des rabbins de porter une tenue les distinguant. En effet, la plupart des Rabbanim portent barbe et chapeau, et certains portent même une redingote[2].

 D’après la première interprétation du Talmud, celle de Rachi, « l’habit ne fait pas le rabbi » ! C’est même tout le contraire : Le véritable talmid ‘hakham peut s’habiller comme tout le monde, car il a une érudition si importante qu’elle éblouit son alentour. A l’inverse, celui dont l’érudition n’est pas aussi manifeste va utiliser le vêtement comme une manière de s’imposer socialement. La barbe, le chapeau et la redingote vont laisser penser aux autres qu’il est un véritable puits de Torah, mais cela n’est qu’apparence. Certes, il peut connaître les dinim (lois pratiques),  savoir étudier correctement une Guemara et bien s’exprimer en public ; mais son habillement montre qu’il y a encore des lacunes et des zones d’ombre  dans son rapport à l’étude et à l’enseignement de la Torah.

Cependant, d’après l'interprétation du Rav Horowitz, on peut considérer que « l’habit fait le rabbi » vis-à-vis de l’extérieur. Evidemment, il n’est nullement question d’imaginer un instant que porter un « habit de rabbin » va soudainement transformer un ignorant en talmid ‘hakham ! Néanmoins, la majorité des gens n’étant pas en mesure de remarquer la véritable érudition d’une personne, il convient alors que le Rav (ou l’enseignant en Torah) fasse attention à son apparence extérieure. En effet, c’est malheureusement souvent le cas : Un homme arrivant en jean-baskets-casquette et intervenant dans un shiour ne sera pas pris au sérieux de la même manière qu’un homme portant barbe, chapeau et redingote. La différence d’acceptation du discours ne dépend pas alors de ce qui est dit, mais de l’aspect de celui qui parle.

C’est précisément pour éviter cet écueil, à notre grand regret si fréquent, que les talmidé ‘hakhamim font attention à leur apparence, afin que leur parole puisse avoir une réelle portée autour d’eux[3].

 

Yona GHERTMAN

 

[1] C’est pourquoi il se décrit lui-même « comme un homme de soixante-dix ans », et pas seulement comme « un homme de soixante-dix ans » (cf. Berakhote 27b et dans la Haggada de Pessa’h).

[2] Quant à l’habitude de s’habiller en noir et blanc, elle ne concerne pas seulement les érudits, mais tous les hommes fréquentant le milieu religieux « ‘harédi », quel que soit leur niveau d’érudition. Cela provient du fait que l’habit noir est considéré traditionnellement comme une manière de se montrer humble (Darké Moshé, Yoré Déa 178, 1)

[3] Cf. également Shabbat 113a; Ibid. 114a avec Rachi; Baba Bathra 57b; le Rambam dans Hilkhote Déote 5, 9 et dans son commentaire sur la Michna Mikvaote 9, 6. 

 

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