Le jour du jugement pour toute l'humanité

Le jour du jugement pour toute l’humanité

 

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Parmi les différentes significations de Roch Hachana, l’une d’elles est mise en avant par Rav Na’hman bar Itz’hak (R.H 8a). Selon lui, le 1er Tichri est le début de l’année pour le jugement. Lorsque la Torah annonce « Les yeux de Dieu sont sur elle du début de l’année jusqu’à la fin de l’année » (Devarim 11, 12), il n’est pas question exclusivement de la terre d’Israël, mais aussi du monde entier, ou plus précisément comme le note Rachi, des habitants du monde.

Aussi selon cette perspective, ce jour solennel n’est pas tant le « nouvel an des juifs » -contrairement à une idée répandue- que le nouvel an de l’humanité entière. Cet aspect universel peut d’ailleurs s’appuyer sur l’opinion de Rabbi Eliézer, arguant que le monde a été créé le 1er Tichri (RH 10b). Le Ran fait remarquer que les deux idées sont liées : selon le Midrash, le monde fut créé le 25 Eloul, et l’homme fut créé six jours après (soit le 1er Tichri). Aussi Rabbi Eliézer fait-il référence à la création de l’homme, l’homme étant l’aboutissement de la création débutée six jours plus tôt. La date de ce jour est liée -entre autres- au parcours d’Adam, ce qui inclut la faute originelle, suivi nécessairement du jugement, du repentir et du pardon[1].

Le jour du jugement n’est donc pas une prérogative des juifs, mais des descendants du premier homme. La chose peut être vue de deux manières. D’un point de vue philosémite, on peut féliciter l’esprit d’ouverture vers l’autre d’un judaïsme qui voit l’humanité comme une grande famille soumise à des règles communes en raison d’un passé commun. Mais d’un point de vue antisémite, on peut s’offusquer de la prétention israélite à déterminer le jour de jugement d’hommes n’ayant aucune envie d’être mêlés de près ou de loin à la Torah. Certes on rétorquera à ces derniers que d’autres religions ne se gênent pas pour disserter elles-mêmes sur le sort des juifs dans ce monde-ci et dans l’au-delà. Néanmoins le véritable questionnement concerne notre tradition biblique et talmudique, marquée d’un particularisme ne se trouvant pas ailleurs, au sujet des prérogatives spécifiques d’Israël en tant que peuple.  

Ce paradoxe entre la préoccupation pour l’humanité et la volonté de s’en distinguer se retrouve particulièrement à Roch Hachana, comme l’illustre la prière du Moussaf, rappelant à plusieurs reprises le désir d’une reconnaissance universelle de Dieu, tout en mentionnant la distinction d’Israël parmi les nations. Puis à la fin de la solennité, alors que commencent les dix jours de repentir en vue d’obtenir le pardon divin à Yom Kippour, le Shoul’han Aroukh présente une halakha centrée précisément sur la séparation : « Même celui qui ne fait pas attention le reste de l’année à ne pas consommer du pain [cuit par] un non-juif, doit y être vigilant durant les dix jours de repentir » (Ora’h ‘Haïm 603, 1).

De quoi s’agit-il ? Plusieurs mesures furent prises à l’époque de la Michna afin de restreindre les rapports entre juifs et païens, dans l’objectif de limiter les relations afin de ne pas en venir à des mariages mixtes. Cependant la portée de l’interdiction du pain cuit par des non-juifs est discutée dans la Guemara (Avoda Zara 35b). Concrètement, certains considèrent que le pain cuit par un boulanger non-juif est permis lorsqu’il n’y a pas de boulangerie cachère, et en cas de force majeure (à condition de s’assurer de la cacheroute de ce pain)[2] ; alors que d’autres ont l’habitude d’être plus souples (toujours en s’assurant de sa cacheroute au préalable)[3].

Pourquoi l’effort supplémentaire demandé durant les dix jours de repentir concerne-t-il spécifiquement cette loi ?

Peut-être pouvons-nous supposer que cette habitude vient en réaction à la proximité soudaine entre juifs et non-juifs le jour de Roch Hachana. Les prières rappelant la distinction d’Israël en tant que peuple ne peuvent faire oublier la solidarité exceptionnelle entre les uns et les autres en ce jour de jugement. Non-juifs et juifs sont assis sur le même banc devant le même Juge. Nous prions également pour les autres. L’altruisme est alors à son paroxysme. Mais l’union de passé et de destin avec l’humanité ne doit pas faire oublier la nécessité de conserver le rôle du « prêtre des nations » dévolu à Israël.

Certains verront cet apparent paradoxe comme une preuve de bonne foi des juifs vis-à-vis des nations. D’autres y verront une marque d’orgueil démesuré, de la part d’un peuple se croyant « distingué » au sein de l’humanité. L’esprit neutre y verra simplement une problématique à examiner sous tous ses aspects, laissant le juif dans une situation pas toujours confortable « entre deux chaises », demandant de se concentrer sur sa préparation personnelle au jugement de Roch Hachana, tout en gardant en tête l’enjeu universel de ses actes et prières en ce jour.

 

Yona GHERTMAN


[1] Roch Hachana 3a dans les pages du Rif, s. v. « béRoch Hachana ». Le Ran rajoute par ailleurs une idée intéressante : le mois de Tichri correspondant au signe astrologique de la balance, il serait propice au jugement (à approfondir…).

[2] En France, les seules autorisations concernent la baguette à condition qu’elle ne soit pas moulée. Voir plus de précisions dans la Liste du consistoire. Toutefois certains s’abstiennent dans tous les cas d’en manger par crainte que des émulsifiants non-cachère y aient été rajoutés (malgré l’obligation pour le boulanger de suivre une recette particulière).

[3] Le Shoul’han Aroukh ne permet qu’en cas de force majeure (Yoré Déa 112, 2), mais le Rama rapporte un avis l’autorisant même si une boulangerie cachere se trouve dans la ville (Ibid.). En pratique on prendra conseil auprès d’un Rav.

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