A propos de l'éducation des jeunes-filles...

Les jeunes-filles doivent-elles sortir

ou bien rester cloîtrées à la maison ?

Paracha Vaychla’h

Coffre

 

« Or, Dina, la fille que Léa avait enfantée à Ya’akov, sortit pour faire connaissance avec les filles du pays » (Béréchit 34, 1)

Après avoir affronté « l’ange d’Essav », Ya’akov s’installe à Shékhem avec sa famille. A peine arrivés, sa fille (Dina) sort et se fait remarquer par Shékhem, le fils du gouverneur du pays, qui la kidnappe et la viole. Rachi commente : « [Elle est appelée à ce moment] ‘la fille de Léa’, et non ‘la fille de Ya’akov’, car elle est ‘sortie’ ; ainsi qu’il est dit : ‘Et Léa sortit à sa rencontre’[1] ; et à ce propos existe un proverbe : ‘telle mère, telle fille’ ».

Ce commentaire est étonnant à plus d’un titre[2]. Premièrement, dans le cas de Léa, l’initiative de sortir était dans un objectif noble : Elle allait à la rencontre de son mari, dans l’optique de s’unir à lui afin de pouvoir avoir un autre enfant. Rachi lui-même loue sur place la démarche de Léa : « Le Saint, béni soit-Il l’aida, car Issakhar fut conçu là-bas ». Or, dans le cas de Dina, l’objectif de la sortie est complètement différent. Elle sort simplement « pour faire connaissance avec les filles du pays ».

De plus, la manière dont Rachi amène son propos laisse entendre que sa sortie fut la cause de ce qui lui arriva. Une telle compréhension des évènements semble exagérée : Certes, Dina ne sortait pas nécessairement pour accomplir une mitsva, mais elle ne sortait pas non plus pour accomplir une action négative !

 Si le verset avait mentionné qu’elle était sortie pour rencontrer « les hommes du pays », on aurait pu comprendre ce ton accusateur transparent dans le commentaire de Rachi. Or, c’est naturellement vers « les filles du pays » qu’elle se tourne, ce qui est parfaitement compréhensible : Dina est la seule jeune fille de la fratrie, elle ressent naturellement le besoin de rencontrer d’autres jeunes filles, plutôt que de ne rester qu’avec ses frères[3].

Mais surtout, si Rachi nous laisse ici avec l’impression que Dina a été kidnappée car elle n’aurait pas dû sortir, il donne par ailleurs une autre raison. En effet, lors de la rencontre entre Essav et Ya’akov, le texte stipule : « Il se leva, quant à lui, pendant la nuit ; il prit ses deux femmes, ses deux servantes et ses onze enfants et passa le gué de Jacob » (32, 23). Et le maître champenois de commenter alors : « Et Dina, où était-elle ? Ya‘akov l’avait enfermée dans une caisse verrouillée pour que ‘Essav ne puisse porter ses regards sur elle. Et il a été puni pour l’avoir ainsi refusée à son frère. Peut-être l’aurait-elle ramené vers le bien ! On sait qu’elle est tombée par la suite entre les mains de Chekhem».

En synthétisant, on remarque que Rachi donne deux raisons totalement opposées expliquant le sort malheureux de Dina :

1/ Elle n’aurait pas dû sortir

2. Elle n’aurait pas du être enfermée

En réalité, il y a également une troisième raison qui ne nous intéresse pas dans le cadre de notre sujet[4]. Les commentateurs de Rachi expliquent simplement qu’il arrive que plusieurs causes complémentaires soient avancées pour expliquer un évènement[5]

Mais est-ce vraiment possible d’adopter cette méthodologie aux deux premières raisons mentionnées ?

Evidemment, derrière cette question quelque peu « technique », une problématique sociétale de fond est soulevée : Comment les pères doivent-ils se comporter concernant l’éducation de leurs filles ? Doivent-ils les préserver totalement du monde extérieur ; ou bien doivent-ils les laisser découvrir ce qui existe en dehors de leur maison ?

Dans le Talmud[6], on retrouve un débat faisant écho à notre sujet, concernant l’attitude du mari envers son épouse. Trois comportements différents sont énoncés :

1/ Celui qui enferme son épouse chez lui avant de sortir

2/ Celui qui laisse son épouse avoir une vie sociale avec ses proches

3/ Celui qui voit sa femme sortir habillée d’une manière indécente et ne lui dit rien

Alors que le second comportement mentionné est considéré comme sain, les deux autres sont fermement critiqués. Si le silence du mari devant le comportement indécent de son épouse laisse présager un adultère, c’est également le cas de celui qui se conduit en geôlier avec elle. En effet, à force d’être privée de toute vie sociale, cette dernière va fomenter de la haine contre son mari, et risquera ainsi de le tromper si elle rencontre un jour un homme aimable et avenant[7].

Tel est l’esprit général de la Torah : Eviter les excès et s’orienter vers la voie du milieu[8]. C’est pourquoi le Talmud préconise au mari de laisser son épouse avoir une vie sociale et fréquenter ses proches, tant que cela se déroule avec décence.

Il en va de même en ce qui concerne l’éducation d’une jeune-fille. Il est périlleux de la laisser sortir constamment, sans avoir de regard sur ce qu’elle fait. Les hommes de la rue sont souvent sans scrupules et sans respect pour la gente féminine. Certes, Dina voulait aller voir d’autres filles. Mais dans la rue il y a des hommes, et ces derniers peuvent être mal intentionnés.

D’un autre côté, tenter de la garder constamment à la maison va créer chez elle une grande frustration. Sa frustration va grandir au fur et à mesure, jusqu’au jour où elle risque de partir pour de bon et se retrouver livrée au monde extérieur, hostile envers celles qui n’y sont pas préparées. C’est malheureusement ainsi que naît l’idée de fuguer chez les adolescentes concernées. Elles souffrent d’être constamment prises pour des petites filles à qui on refuse toute autonomie, jusqu’au jour où elles vont vouloir devenir libres contre l’avis de leurs parents. Hachem ishmor.

Il est une nouvelle fois remarquable que la Torah, à travers les commentaires de nos maîtres, se confronte à des enjeux modernes et y apporte une réponse pleine de bon sens. Lorsqu’on est parent, il est très dur d’éduquer nos enfants, car le curseur du juste-milieu est difficile à atteindre. Si l’on se montre trop strict en les restreignant dans leur autonomie, on risque d’aller à l’encontre de drames familiaux. Cependant, si l’on se montre un tant soi peu trop ouvert en leur accordant un peu trop de liberté, le risque est identique.

 Lorsque cela concerne l’éducation des jeunes filles, il y a en plus le risque de les laisser confrontées aux « prédateurs humains » qui sévissent dans la rue. Combien de femmes ressentent un sentiment d’insécurité lorsqu’elles marchent dans une rue peu fréquentée en soirée ? Il s’agit d’un réel problème. Il n’est pas du tout évident pour des parents d’expliquer cela à leurs filles, passées depuis peu de l’enfance à l’adolescence. Ces dernières voient encore le monde avec des yeux d’enfants, alors que les prédateurs humains les voient elles-mêmes comme des femmes…

Rigidité et permissivité sont donc deux attitudes à bannir, car nocives pour l’éducation des jeunes filles[9]. Les parents doivent leur permettre d’avoir une vie sociale en restant dans la décence, sans excès, et sans se sentir brimées. Encore une fois, il s’agit d’une recommandation plus facile à écrire qu’à mettre en œuvre…

 

[1] Béréchit 30, 16. Ra’hel et Léa se disputaient alors leur mari ; et Léa prit l’initiative d’aller à sa rencontre car elle avait obtenu de sa sœur la permission de prendre son tour dans la tente de leur mari.

[2] Les deux premières remarques qui suivent sont inspirées du commentaire d’Abrabanel sur ce passage (réponse à sa question n°4).

[4] Ya’akov aurait dû retourner tout de suite à Beth-El après la rencontre avec ‘Essav, plutôt que de s’attarder en chemin à Shékhem (cf. Rachi sur Béréchit 35, 1).

[5] Cf. Gour Arié et R. ‘Ovadiah mi Barténoura sur les versets cités.

[6] Guittin 90 a-b

[7] D’après le commentaire de Rachi sur Ibid., s. v. « Papus ben Yéhouda ».

[8]Cf. Rambam, Hilkhote Déote, chapitre 1.

[9] Et aussi des jeunes hommes, bien que l’enjeu ne soit pas le même, notre propos partant d’une réflexion sur Dina, et plus généralement sur l’éducation des jeunes filles.

 

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