L'adolescence : d'une parole en formation à une parole en conflit

Cycle : la paracha selon le Sforno* 

Sforno 1

L’adolescent : d’une parole en formation à une parole en conflit

 

Le début de la section Matot parle d’un thème peu connu : de l’importance des engagements que prend une personne sur elle-même[1]. Soit une personne s’engageant par exemple à être végan ou embrassant une cause humanitaire. D’un premier abord, ceci a l’air bien inoffensif, et l’on serait enclin à penser que cela ne concerne que la personne elle-même. La Torah donner une portée immense à ces engagements. A tel point qu’une personne qui transgresserait son vœu « profane le nom de Dieu »[i]. « Vous ne jurerez pas en Mon Nom pour mentir, ce serait profaner le nom de Dieu », nous avait averti le livre de Vayikra[ii]. L’interdit en jeu dans le non-respect de ses engagements est le même selon le Sforno. Pourtant le verset stipule : « vous ne profanerez pas votre parole »[iii],  dans un engagement il ne s’agit que d’un rapport ‘entre soi et soi et même’, comme on se plait à le dire. L’étonnement est double : d’une part pourquoi introduire Dieu ? D’autre part pourquoi mettre le non-respect d’un engagement purement verbal en rapport avec du mensonge ? Il me semble que ces questions peuvent être résolues simultanément. La Torah exige de prendre au sérieux ce que l’on se dit avec autant de sérieux et de résolution que ce que l’on dit à Autrui.

Une fois posé l’importance à accorder à sa propre parole, on peut entrer dans le vif du sujet. La Torah prend comme une évidence qu’un père peut intervenir dans les engagements de ses enfants, jusqu’à l’âge de l’adolescence[iv]. Naturellement se pose immédiatement la question de la double allégeance : allégeance aux parents mais aussi fidélité à sa propre parole. Comment concilier le rôle prépondérant accordé à la parole avec celui de sa négation possible ? Surtout lors de cette période charnière où la personnalité de forme et se fonde, surtout durant cette période si précieuse où l’on va s’engager pour ses idéaux.

Lorsque le père désavoue son fils (ou sa fille) devant un engagement qu’il aurait pris, la Torah énonce un simple « et Dieu lui pardonnera », la réponse semble un peu courte !

Reprenons le passage au ras du texte :

Pour la femme, si elle fait un vœu au Seigneur ou s'impose une abstinence dans la maison de son père, pendant sa jeunesse, et que son père, ayant connaissance de son vœu ou de l'abstinence qu'elle s'est imposée, garde le silence vis-à-vis d'elle, ses vœux, quels qu'ils soient, seront valables; toute abstinence qu'elle a pu s'imposer sera maintenue.  Mais si son père la désavoue le jour où il en a eu connaissance, tous ses vœux et les interdictions qu'elle a pu s'imposer seront nuls. Le Seigneur lui pardonnera, son père l'ayant désavouée[v]

Rachi –à la suite du Talmud- propose la lecture suivante : si un adolescent a transgressé son vœu alors que son père l’avait désavoué, sans qu’il ne le sache, il sera pardonné par Dieu. Il semble donc que la parole ait été littéralement annulée par le père, quand bien même le jeune n’en sait rien, cette parole n’existe plus ; le pardon divin, signifie que même si l’adolescent pense avoir fauté, son père a annulé sa faute par anticipation. Qu’en est-il de la parole de l’adolescent ? Par autorité ou par inquiétude n’annule-t-on pas toute parole responsable par anticipation ? Ne lui évite-t-on pas toute possibilité de fauter par amour de sa progéniture?

Sforno propose une autre interprétation : pour lui le pardon divin, ne provient pas d’une décision arbitraire. « Dieu lui pardonnera parce que le jeune ne connaissait pas l’intention de son père au moment où son vœu a été dit ». C’est parce que le jeune ne comprend pas toujours les décisions parentales que le pardon est possible. Contrairement à Rachi qui n’expliquait pas l’arbitraire de ce pardon, laissant penser que tout pardon est arbitraire, pour le Sforno, le pardon est accordé parce que la parole à cet âge ne relève pas exclusivement de soi-même.

On comprend alors qu’une fois que le père a entendu le vœu du jeune, et ne l’a pas désavoué le jour même, que la parole du jeune prend alors toute sa consistance : il devient responsable de cette parole et doit la porter.

Mais si le parent, après avoir accepté sans broncher la parole du jeune dans un premier temps, se rebiffe « portera sa faute » affirme le verset. Lorsque le jeune finalement n’a pas porté son projet devant le refus parental, la parole reste mais sous forme de faute.  « Comme toute personne qui contraint une autre à fauter », commente Sforno : de n’avoir pas pris la mesure d’une parole encore fragile, de ne pas avoir saisi la place parentale jusque dans ses silences, c’est l’adulte qui sera responsable.

Franck Benhamou.

 

 

*Rav 'Ovadiah Sforno, Italie 1480-1550

Texte original :

ספורנו במדבר פרק ל

(ב) זה הדבר אשר צוה ה'. כשאמר בהר סיני ולא תשבעו בשמי לשקר וחללת (ויקרא יט, יב) היתה הכונה האיש הנודר או נשבע לא יחל דברו כי בחללו דברו הוא מחלל את ה' אבל האשה שאינה ברשות עצמה לא תהיה מחללת אם יפר המיפר:

(ו) וה' יסלח לה. על שנדרה מה שאין בידה לקיים:

כי הניא אביה אותה. והיא לא ידעה את דעת אביה כשנדרה והיה נדרה על דעת לקיים:

(טו) ואם החרש יחריש. שהשתיקה במי שיש בידו למחות היא כמו הודאה שהשותק הוא כמסכים במה שנעשה:

 (טז) ואם הפר יפר אותם אחרי שמעו. אחרי יום שמעו שאינו יכול אז להתחרט ולהפר:

ונשא את עונה. כמשפט כל מכריח את חבירו לעבור עבירה או מורה שקר ומתעה

 

[1] On pourra consulter avec profit le Michné Torah pour des éléments supplémentaires. Lois sur les vœux chapitre 11.

 

[i] Voir Sforno sur verset 2.

[ii] Vayikra 19.12.

[iii] Bamidbar 30.3.

[iv] Maïmonide précisera « tant que l’enfant est à la table de ses parents », c’est-à-dire à leur charge.

[v] Bamidbar 30.4 à 30.6.

 

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