Les conséquences des non-dits

Les conséquences des non-dits dans une discussion

Mikets

Communication

 

« Réouven dit à son père : ‘Fais mourir mes deux fils si je ne te le ramène ! Confie-le à mes mains, et je le ramènerai près de toi’ » (Béréchit 42, 37)

Alors que la famine sévit en terre de Kénaan, Ya’akov envoie ses fils chercher du blé en Egypte. Ils se trouvent alors confrontés à Yossef, devenu vice-roi du pays, mais ils ne le reconnaissent pas.  En revanche, ce dernier les reconnaît, et décide pour l’instant de ne pas dévoiler sa véritable identité. Il profite alors de sa position pour les accuser d’être des espions, et pour recevoir des informations sur son père et son frère cadet (Binyamin). En effet, Ya’akov ayant déjà perdu Yossef (puisqu’il le croyait mort), il ne voulait pas envoyer Binyamin (son autre fils né de Ra’hel) avec ses frères.

Cependant, Yossef se montre catégorique : La seule manière pour ses frères de prouver leur honnêteté est de retourner en terre de Kénaan, et de ramener Binyamin auprès de lui. Profondément attristés par cette demande, et par le fait que Shim’on (l’un des frères) soit gardé en otage pendant ce temps, les frères retournent donc auprès de Ya’akov pour lui expliquer la situation. Dans un premier temps, le patriarche refuse qu’ils amènent Binyamin avec eux. C’est alors que Réouven prend la parole en faisant cette proposition à priori étonnante : « Fais mourir mes deux fils si je ne te le ramène ! ».

Ya’akov refuse cette proposition, et Rachi se fait écho de la raison de ce refus : «Il n’a pas accepté les paroles de Réouven. Il a dit : ‘Quel premier-né idiot ! Il parle de faire périr ses fils, mais ne sont-ils que ses fils et pas les miens ?’ »[1].

Les fils de Réouven sont les petits-fils de Ya’akov. Or, dans la Torah, les termes de « fils », de « petits-fils » ou de « descendants » se rattachent souvent au seul mot « ben ». Ya’akov est appelé également « Israël », et tous ses enfants, petits-enfants et descendants sont donc les « bné-Israël ». Au-delà de cette subtilité de langage, l’idée mise en avant est assez évidente : Ayant déjà perdu un fils de Ra’hel (Yossef) et risquant désormais d’en perdre un second (Binyamin), comment imaginer que la disparition de ses petits-enfants pourrait le réconforter dans une telle éventualité tragique ?!

Le Rav Baroukh Epstein explique l’intention de Réouven. Se fondant sur un texte talmudique traitant du partage de la terre d’Israël[2], dans lequel le terme « vivre » signifie « acquérir une part de la terre ». Il explique qu’il en va de même à contrario : « Mourir » signifie « perdre son droit sur la terre ».

Tel était donc le propos de Réouven : « Je m’engage à perdre mon héritage sur la terre si je ne ramène pas Binyamin. Le cas échéant, la part de mes deux fils reviendra aux autres tribus ».

Présenté de la sorte, le discours de Réouven a donc une logique plus compréhensible. Certes, on peut encore discuter de sa proposition : Un père est-il prêt à déshériter un de ses fils tout en sachant que ses propres petits-fils seront les victimes collatérales de cette action ? L’histoire du droit a bien montré que la question du déshéritement d’un enfant s’est toujours posée. Cela peut nous apparaître choquant aujourd’hui ; mais ce fut jadis admis, et ce l’est encore dans certaines sociétés.

Cependant, ce n’est pas le débat qui se joue alors. Ya’akov comprend que son fils fait une toute autre proposition, parfaitement illogique : Que ses enfants meurent s’il n’accomplit pas correctement sa mission ! Il réagit donc à ce qu’il croit avoir compris des propos de son fils, mais non à son discours réel.

Dès lors, pourquoi Réouven ne lui explique-t-il pas le fond de sa pensée ? Pourquoi laisser son père croire qu’il est face à un idiot ?

Pour répondre, reprenons le commentaire de Rachi : «Il n’a pas accepté les paroles de Réouven. Il a dit : ‘Quel premier-né idiot ! Il parle de faire périr ses fils, mais ne sont-ils que ses fils et pas les miens ?’ ».

A qui Ya’akov parle-t-il ici ?

C’est là tout le drame de cette historie : Réouven ne sait pas que Ya’akov a mal compris ses propos, car son père ne parle pas à voix haute. Il ne parle à personne, mais uniquement en son for intérieur[3]. Aussi Réouven pense-t-il que son père a parfaitement saisi l’enjeu mis en avant : l’héritage. Dès lors, il n’est plus nécessaire d’argumenter une fois sa proposition avancée, puis refusée.

Or, si Ya’akov avait parlé à son fils… S’il avait mentionné à voix haute son opinion quant à ce qu’il imaginait être la proposition de Réouven ; il est fort probable que ce dernier l’aurait alors repris : « Papa, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je ne parlais pas de la mort de mes enfants au sens propre, ‘has véShalom ! Mais de l’éventualité que je sois déshérité – et eux aussi par la même occasion – si je ne ramène pas Binyamin vivant ».

Dans une discussion, un non-dit peut changer énormément de choses. A partir de cet instant, Yéhouda prend complètement le relais, et s’impose désormais comme le représentant de tous les frères face à Yossef. Mais plus encore, les fils de Yossef, Ephraïm et Ménashé, récupèrent finalement la double part du droit d’aînesse sensée échoir à Réouven…

 

Le non-dit peut avoir des conséquences immenses. Du jour au lendemain, on découvre qu’une de nos connaissances ne nous dit plus bonjour. On ne comprend pas pourquoi, puis on apprend dix ans plus tard qu’on est une fois passé près de lui sans le voir, et que cela a été perçu comme un snobisme volontaire.

 Ou encore : On appelle sans cesse une personne et on tombe constamment sur son répondeur. On se dit que c’est quelqu’un de très occupé qui ne sait pas bien gérer son temps car il oublie toujours de rappeler. Puis on se rend compte au bout de plusieurs mois que le numéro de téléphone n’est pas le bon… Les exemples ne manquent pas, et illustrent tous la même idée : Il faut parler en face à face.

C’est d’ailleurs une leçon que j’ai apprise du Grand Rabbin de France ‘Haïm Korsia : Lorsque la situation est tendue, on n’envoie pas un sms, encore moins un e-mail, et encore moins une lettre recommandée avec accusé de réception. Si la personne est à l’autre bout du monde, alors on l’appelle au téléphone ou on organise une visioconférence. Mais si la personne n’habite pas au bout du monde, alors on s’organise dans notre emploi du temps pour aller lui parler en face, et surtout, on dit tout ce qu’on a à dire.

En effet, la lecture de la discussion, et de ses non-dits entre Ya’akov et Réouven, montre que l’absence de communication existe même dans un échange de visu. On entend une remarque, on ne réagit pas, puis tout se dit dans la tête. Or, si on fait part à notre interlocuteur du dérangement causé par sa parole, on peut éventuellement s'appercevoir que ses remarques sont mal comprises… Ce qui peut alors changer notre appréciation de l'autre.

 

Yona GHERTMAN

 

[1] Commentaire sur le verset 38.

[2] Baba Bathra 118b

[3] Lorsque Réouven parle à son père, le verset montre qu’il s’adresse précisément à lui : « Et Réouven dit vers son père (…) » (43, 37). Cependant au verset suivant, Ya’akov ne répond pas à son fils : « Et il dit : Mon fils n’ira pas avec vous » (au lieu de « Et il lui dit : Mon fils n’ira pas avec vous »). Cette dissymétrie dans le dialogue nous laisse penser que Ya’akov ne s’adresse pas directement à Réouven, ce qui explique pourquoi ce dernier ne l’entend pas. De même dans les mots de Rachi : « Il n’a pas accepté les paroles de Réouven. Il a dit (…) » au lieu de : « Il n’a pas accepté les paroles de Réouven. Il lui a dit (…) ».

 

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