Œil pour œil, dent pour dent

Cycle : la paracha selon le Sforno*  

          Sforno 1             

« Œil pour œil, dent pour dent »

 

Sans entrer dans les arcanes de l’histoire du droit antique, il semblerait que la loi du talion était appliquée telle quelle par les babyloniens ou en tout cas comprise littéralement (comme il apparaît dans le Code d’Hammourabi)[1].

Dans les sources juives, le premier texte apparaît dans la parasha de Mishpatim :

« Si, des hommes ayant une rixe, l’un d’eux heurte une femme enceinte et la fait avorter sans autre malheur, il sera condamné à l’amende que lui fera infliger l’époux de cette femme et il la paiera à dire d’experts. Mais si un malheur s’ensuit, tu feras payer corps pour corps; œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied; brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, contusion pour contusion » (Shemot 21 :22-25).

Dans la parasha de Emor, le principe est encore plus explicite :

« Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a agi lui-même on agira à son égard : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent; selon la lésion qu’il aura faite à autrui, ainsi lui sera-t-il fait » (Vayikra 24:19-20).

Dans le traité Baba Qama aux folios 24 et suivants, le Talmud commente abondamment ces versets répétitifs. Mais comme le note le Tora Temima, il y a unanimité parmi les Sages de la Gemara pour considérer que le verset parle d’une compensation financière et non du droit de d’infliger au responsable du dommage corporel un dommage identique – même si un enseignement de Rabbi Eli’ezer laisse entendre le contraire : « Œil pour œil. Vraiment »[2].

En revanche, la question de savoir pourquoi la Tora ne prescrit pas le talion littéralement n’est pas claire.

A nos yeux et de manière probablement anachronique, c’est par moralité que la Tora demande une compensation financière. Il serait immoral de blesser ou d’infliger une infirmité à une personne en guise de punition !

Rabbi Ovadia Sforno nous rappelle à l’ordre avec une explication totalement différente :

« Œil pour œil. Car tel aurait-il dû être selon la loi stricte (ha-din ha-gamour) qui est celle de ‘mesure pour mesure’. Vient alors la Tradition pour nous apprendre qu’il s’agit du paiement d’une compensation financière, à cause de l’imperfection de notre évaluation [du dommage ou de l’application de la peine], de peur que nous errions et appliquions une peine démesurée par rapport au dommage. »

C’est donc bien un impératif moral qui gouverne mais pas celui du rejet de la punition corporelle, celui de l’incapacité à appliquer un talion précis[3]

Cette même explication est d’ailleurs rapportée par Rabbi Avraham Ibn Ezra (ad loc.) citant lui-même Rav Sa’adia Gaon proposant la même motivation dans un dialogue très vivant avec Ben Zouta, qu’on identifie comme un Karaïte[4].

Et c’est encore le même raisonnement qui est repris par Rabbi Yehouda Halévi dans le Kouzari (III:47) et amplement commenté par le Kol Yehouda de Rabbi Yehouda Moscato (1530-1593), contemporain du Sforno.

Rabbi Yehouda Moscato met de côté l’opinion de Rabbi Moshé de Narbonne pour qui l’application littérale du talion serait possible si elle pouvait être précise et exacte.

Mais deux opinions majeures convergent, celle du Rambam (Guide III:41) et celle du Ramban : l’intention première de la Tora est bien d’infliger un talion au sens littéral du terme – œil pour œil ; mais dans un deuxième temps intervient le principe de « Kofer » ou « Rachat » qui neutralise cette punition physique et lui substitue une compensation financière. Seul le cas du meurtre demeure exclu du Kofer de par sa gravité : « Vous n’accepterez point de Kofer pour la vie d’un meurtrier, s’il est coupable et digne de mort : il faut qu’il meure » (Bamidbar 35:31).

D’après cette lecture, la peine de mort n’est donc rien d’autre que le seul reliquat valide de la loi du talion.

Pour finir avec un grand écart historique et un auteur contemporain vivant à Bné Brak, Rav Moshé Preiss relit le commentaire du Sforno d’une manière originale (Mi-Zekenim Etbonan, 2017) : si l’intention de la Tora était de nous prescrire une compensation financière aux blessures infligées, pourquoi passer par une telle formulation d’ « œil pour œil, dent pour dent » ?!

C’est qu’en théorie, le coupable aurait dû endurer une peine physique équivalente au mal qu’il a causé. En effet celui qui blesse son prochain lui cause certes un dommage « quantifiable », « monnayable », mais lui cause surtout une peine physique incommensurable.

La Tora vient donc apprendre à l’auteur des faits qu’il ne doit pas se sentir « quitte » vis-à-vis de sa victime simplement parce qu’il lui a versé la compensation financière requise : pour que sa faute lui soit expiée, il doit ressentir la douleur de sa victime, la honte de sa victime et les conséquences sans fin de son acte… sur son propre corps ! Tel serait le sens profond de l’expression « œil pour œil » : « ressens dans ton œil le dommage infligé à l’œil de ton prochain, même si seule une compensation financière t’est demandée ! Soit conscient de ton acte et repentis-toi ».

 

Emmanuel Ifrah

 

*Rav 'Ovadiah Sforno, Italie 1480-1550

Texte original :

ספורנו שמות פרק כא פסוק כד
(כד) עין תחת עין. כך היה ראוי כפי הדין הגמור שהיא מדה כנגד מדה, ובאה הקבלה שישלם ממון (קמא פרק החובל) מפני חסרון השערתנו, פן נסכל ונוסיף על המדה לאשמה בה: 


[1] Sections 210, 230 par ex. D’autres sections prévoient des compensations financières dans des cas différents.

[2] D’autres comprennent le texte de la Gemara différemment, notamment Rabbi Moshé de Narbonne tel que cité par le Kol Yehouda sur le Kouzari (III:47). Voir aussi David W. Amram, Retaliation and Compensation, JQR, n.s. Vol. II, 1911.

[3] Cette approche diffère des deux objections principales apportées dans la Gemara à l’applicabilité du talion : (1) le fait que la même peine corporelle n’a pas le même effet sur deux individus différents (par ex. crever un œil à une personne déjà borgne, c’est le tuer) ; (2) le fait que la sensibilité physique varie en fonction des personnes. La Gemara se positionne donc au niveau du justiciable alors que l’explication du Sforno se positionne du point de vue de l’administrateur de la punition.

[4] Anan Ben David (l’un des fondateurs du Karaïsme, c. 715 - c. 795, antérieur d’un siècle à Rav Saadia Ga’on) écrit dans son Sefer ha-Mitzvot que, par analogie avec la peine capitale, les lois du talion « ne sont plus appliquées » ce qui montre bien qu’il les comprend littéralement (Leon Nemoy, Karaite Anthology, 1952, p. 13). David W. Amram expose par ailleurs (dans l’article cité) au nom de Rabbi Bernard [Dov] Revel (le célèbre fondateur de Yeshiva College, ou comme il fut connu à l’âge de six ans après que Rav Yitz’hak El’hanan Spektor de Kovno l’eut interrogé : « Der Prenner Illouy »), que l’opinion des Karaïtes sur le talion n’est pas unanime.

 

 

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