Parler franchement (Vaygash)

Parler franchement

Vaygash

 

Vrai

 

« Pharaon dit à Ya’akov : ‘Quel est le nombre des années de ta vie ?’ Et Ya’akov répondit à Pharaon : ‘Le nombre des années de mes pérégrinations, cent trente ans. Il a été court et malheureux, le temps des années de ma vie (…)' » (47, 8-9)

Lorsque Yossef, devenu vice-roi d’Egypte, fait venir sa famille à la cour du Pharaon, il lui présente naturellement son père. La première question posée concerne l’âge de Ya’akov. En plus de préciser son âge, le patriarche confie également son appréciation personnelle sur sa durée de vie : «Il a été court et malheureux, le temps des années de ma vie ».

Les commentateurs sont interpellés par une telle déclaration. En effet, « la réponse désabusée du vieux patriarche peut sembler étonnante de la part d’un homme qui a toujours été animé de la plus profonde confiance en Dieu »[1]. 

Il me semble que Ya’akov désire montrer à son interlocuteur qu’il est quelqu’un de vrai. Il ne s’embarrasse pas des considérations sociales. D’ailleurs, une question se pose en amont : Pourquoi le Pharaon commence-t-il son entretien de la sorte ? On peut répondre qu’il est avant tout un homme politique. Or, les hommes politiques sont constamment dans un dialogue de convenance. Il remarque sûrement le grand âge de Ya’akov, ce qui doit être rare à cette époque. Alors, comme une marque de politesse, il pose sa question afin d’avancer un élément sortant de l’ordinaire, et mettant en avant son interlocuteur.

Cependant, Ya’akov refuse de rentrer dans ce jeu de bienséance sociale. Il lui répond franchement en donnant une appréciation sur son âge, alors qu’il aurait pu ne pas le faire. En français, on peut comparer cela à la question rhétorique « Comment allez-vous ? » utilisée pour saluer quelqu’un, ou par simple convenance sociale. Lorsqu’on demande « Comment allez-vous ? » et que l’interlocuteur répond que ça ne va pas bien, en décrivant la liste de ses soucis, on est alors mal-à-l’aise. On feint de s'intéresser à l'autre, alors qu’on attend nécessairement une réponse positive.

C’est d’ailleurs quelque chose de très fréquent dans le monde religieux. Lorsqu’on aperçoit une connaissance, et qu’on lui demande sans réfléchir : « Comment ça va ? » ; l’autre répond alors avec un grand sourire : « baroukh Hachem ! »[2]. Certes, cette exclamation peut traduire un véritable sentiment général d’épanouissement. Par ailleurs, il se peut que celui qui répond ainsi avance avec une telle émouna (foi), qu’il parvient vraiment à voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide.

Cependant, la plupart du temps, cette formule n’est qu’un tic de langage, ne reflétant pas du tout la réalité. On se sent très mal et on répond un « baroukh Hachem » comme on répondrait un « ça va merci ! » par réflexe de langage… Comme si le règlement de la vie en société interdisait de parler de ses faiblesses, ou de ses moments de bas. Il faut que tout aille bien, et malheur à celui qui ose alors se livrer véritablement.

Ya’akov refuse complètement cette démarche. C’est comme s’il répondait au Pharaon : « Tu veux me flatter d’avoir atteint un si grand âge, mais sache que je suis passé par de terribles épreuves dans ma vie, et que ces années m’ont marqué ». Le Pharaon ne s’attendait pas à une telle réponse, et il n’y réagit d’ailleurs pas du tout, comme s’il n’avait rien entendu. En effet, le « parler-franc » dérange le représentant du système, qui préfère faire bonne figure en feignant de ne rien entendre.

Par ailleurs, la Michna enseigne : « On fait une bénédiction sur le mal qui ressemble au bien, et sur le bien qui ressemble au mal »[3]. Rachi précise sur place qu’il est question dans le premier cas de la bénédiction « hatov véhamétiv »[4], désignant l’expression d’un bonheur ressenti ; et dans le second, de la bénédiction « baroukh dayan haémét »[5], désignant la résignation face à un évènement malheureux et la reconnaissance que tout vient de Dieu.

La Guemara[6] illustre le « bien qui ressemble au mal » par une violente pluie s’étant abattue sur le terrain d’un agriculteur. Certes, à long terme, la grande quantité d’eau s’imprégnant dans la terre permettra de l’embellir et de la renforcer. Cependant, une fois la tempête passée, le champ est pour l’instant saccagé, et les récoltes actuelles détruites.

Dans un tel cas, nos Sages ne demandent pas au propriétaire du terrain de dire simplement « baroukh Hachem » comme si de rien n’était. Ils n’exigent pas de lui de considérer uniquement le bien à long terme. Au contraire, ils rentrent au plus profond de la psychologie de l’individu, en adaptant la bénédiction prononcée au ressenti logique sur le moment présent : Le désespoir.

Nos Sages incitent donc la victime d’un évènement malheureux à faire preuve de franchise. Il est hors de question de s’enfermer dans une connivence sociale de façade, en feignant que tout va bien alors que ce n’est pas le cas. On dit bien « baroukh Hachem », mais on rajoute alors « dayan haémet » (juge de vérité), pour bien signifier que l’on accepte la sentence divine, bien que l'on se sente mal pour le moment, dans l’incapacité de se projeter vers un futur positif. 

Ainsi, qu’il s’agisse de la relation à l’autre ou de la relation à Dieu, nous constatons que la franchise doit être de mise. Il n’est pas question de mentir aux autres, à Hachem, ou à soi-même. Quand ça ne va pas, il faut être capable de l’assumer, et de le dire si nécessaire.

 

Yona GHERTMAN

 

[1] Remarque du Rav Elie Munk z’’l, dans La Voix de la Torah sur le verset 9, p. 477. Cf. sur place plusieurs réponses apportées aux noms du Ramban, du Da’at zékénim, et du Midrash.

[2] Littéralement : « Que le Nom [de Dieu] soit béni », formule utilisée en l’espèce pour signifier que tout va pour le mieux.

[3] Berakhote 9, 3

[4] Littéralement : « [Béni sois-Tu Hachem] qui dispense du bien et en rajoute encore ».

[5] Littéralement : « [Béni sois-Tu Hachem] juge de vérité ».

[6] Berakhote 60a.

 

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