Prière et étude

Cycle : la Paracha selon le Mechekh 'Hokhma*

210px ohr sameach 2

Prière et étude, entre terre et ciel

 

A la mémoire de Michaël Broll z”l

 

Et Jacob vécut en Egypte etc. Il y a des hommes qui sont vivants pour eux-mêmes [ce qui est bien aussi], des hommes qui sont vivants pour leurs proches, d’autres vivants pour leur ville et d’autres encore vivants pour le monde entier. A ce propos il a été dit (Mishlé 10:25) : « Le juste constitue le fondement du monde ». [Commentaire sur Bereshit 47:28]

Chaque fois que l’on verse des larmes à la mort d’un homme kasher, le Saint béni Soit-Il les compte et les dépose dans Son trésor (Shabbat 105b).

Cet enseignement est à comprendre d’après le passage suivant de la Gemara : « Mais comment peut-on parler de pleurs concernant Dieu ?! N’est-il pas pourtant écrit : “Force et joie en Sa demeure” (1 Chroniques 16:27) ?! Il n’y a pas là de contradiction : dans le cas des larmes on parle des pièces intérieures de Sa demeure, dans le cas de la force et de la joie des pièces extérieures de Sa demeure » (‘Hagiga 5b).

Et l’image est évidente, à savoir qu’il n’y a ni altération ni inflexion dans la nature de Dieu, ce qui est exprimé par l’expression : « il dépose les larmes dans Son trésor ». C’est-à-dire que – si l’on peut s’exprimer ainsi – dans les pièces intérieures de Sa demeure, Dieu pleure. [Commentaire sur Bereshit 50:11]

 

Le commentaire du Meshekh Hokhma sur la parasha de Vaye’hi est incroyablement riche, tant par la variété des sujets traités et des angles de lectures proposés que par sa profondeur.

Il revient notamment à plusieurs reprises sur deux « activités » particulièrement essentielles dans la vie religieuse de l’homme juif et dans sa relation à Dieu : d’une part la prière – à laquelle il est astreint trois fois par jour – et, d’autre part, l’étude – à laquelle il est appelé « jour et nuit », presque sans limite de temps ni d’efforts pourrions-nous dire, jusqu’à parvenir à une connaissance totale de la Halakha[1].

 

§1.

S’adressant à Yossef afin de le bénir, Ya’akov lui déclare : « Or, je te promets une portion supérieure à celle de tes frères, portion conquise sur l’Amorréen, à l’aide de mon épée et de mon arc » (Béréshit 48:22).

Le Targoum Onkelos traduit ces deux termes : « à l’aide de mon épée et de mon arc » par « à l’aide de ma prière et de ma supplique ». Ya’akov n’ayant pas été un guerrier, Onkelos se sent contraint de comprendre ces termes comme symboliques.

Mais pourquoi donc utiliser deux termes différents pour décrire la prière ?

D’après le Rav de Dvinsk, le premier terme « bi-tsloti / par ma prière » fait référence aux prières obligatoires, tandis que le second terme « be-ba’outi / par ma supplique » fait allusion aux requêtes personnelles que l’on peut intercaler dans la prière instituée.

Mais quelle différence concrète entre ces deux types de prière ?

  • La prière instituée par les Sages ne dépend pas de la volonté de l’homme et ne le requiert donc que le strict minimum d’intention et de concentration (à savoir dans la première bénédiction, dite des Avot) pour être valable et agréée. Plus encore, la prière institutionnelle récitée en communauté est agréée même sans intention.
  • A l’inverse, les requêtes personnelles formulées par l’homme à sa propre initiative doivent l’être avec une totale concentration et une intention pleine afin d’être acceptées.

De manière géniale le Meshekh ‘Hokhma relie ces distinctions conceptuelles avec les termes symboliques utilisés dans le verset, sur la base d’un commentaire du Kessef Mishné sur les Lois du meurtrier de Maïmonide :

  • L’épée comme toute arme en métal aiguisé est considérée comme létale quelle que soit sa taille ou son impact (la prière institutionnelle figurée par l’épée est agréée quelle que soit l’intention)
  • L’arc n’est pas dangereux en lui-même, tout dépend de la force investie, de la distance et de l’orientation donnée à la flèche (la prière personnelle ne peut être acceptée que si elle est dite avec intention et concentration).

 

§2.

Un peu plus loin dans la parasha (50:10) le Meshekh ‘Hokhma revient sur la notion de prière, mais cette fois en comparaison avec l’étude de la Tora, et cette lecture peut nous sembler particulièrement choquante :

« Dans le Saint Zohar sur notre parasha au f. 219. Il lui dit [Rabbi Yossi à Rabbi ‘Hiya] : lorsque le Saint béni Soit-Il éveille sa droite, la mort est éliminée du monde. Mais cette droite ne peut s’éveiller que lorsqu’Israël s’éveille lui-même dans la [dimension de la] droite de Dieu. Et quelle est-elle ? La Tora, comme il est écrit : “dans sa droite une loi de feu, pour eux” (Dévarim 33:2). A ce moment-là, “… la droite de l’Eternel procure la victoire. La droite de l’Eternel est sublime : la droite de l’Eternel procure la victoire. Je ne mourrai point…” (Psaumes 118:15-17).

Cela est à comprendre d’après ce qu’il est dit dans [le traité] Shabbat : “Ils délaissent la vie éternelle pour s’occuper de la vie d’un moment”. [A quoi fait référence la vie d’un moment, la vie passagère ?] Aux prières qui sont fixées en fonction des heures, de même qu’à toutes les bénédictions qui ont été instituées en rapport avec des choses matérielles. […]

Au contraire, l’obligation [d’étude] de la Tora est permanente, sans interruption et se situe au-dessus du temps et de toutes les créations. […]

Et c’est ce que signifie l’expression “Ils délaissent la vie éternelle” – la Tora qui constitue le principe vital de tous les mondes, de toutes les créatures, aussi bien matérielles que spirituelles – “pour s’occuper de la vie d’un moment” – c’est-à-dire le principe vital du temps. Et au-delà du temps [dans la dimension de la Tora] il n’y a pas de place pour la prière. […]

La conduite du monde selon [les lois de] la nature est appelée « gauche » et [la conduite] spirituelle [du monde] est appelée « droite » et c’est ce qui a été expliqué dans le Sifri : “les eaux se dressaient en muraille à leur droite et à leur gauche” (Shemot 14:22) – à leur droite, c’est la Tora, à leur gauche, c’est la prière.

Si donc Israël se saisit de la Tora, alors la conduite du monde sera spirituelle et divine, et l’homme [lui-même] sera [tout entier] spirituel et une entité simple sans division. Mais au contraire [si Israël se saisit] de la prière, alors la conduite [du monde] sera selon [les lois de] la nature, l’homme sera un élément au sein de la nature, sa composition sera divisée et il sera alors mortel. […] »

 

§3.

En synthèse, on retrouve ici une expression très tranchée de l’ethos du judaïsme mitnaged lituanien.

L’étude de la Tora est au-dessus de tout, au-dessus de la Tora elle-même[2]. La prière qui est pourtant désignée par le Talmud comme « le service du cœur » est ramenée – dans le sillage du passage du Zohar cité en référence – comme une mitsva dont la dimension reste fondamentalement matérielle, non spirituelle !

D’ailleurs, la prière « obligatoire », « instituée » (c’est-à-dire les 18 bénédictions de la ‘amida) ne requiert qu’une concentration minimale pour être valide. Elle peut donc être quasiment « sans âme » !

De manière analogue, là où dix hommes en prière sont nécessaires pour faire résider la présence divine, l’étude d’un seul homme isolé suffit (Berakhot 6a[3]).

Il y a donc bien une disproportion – aussi bien qualitative que quantitative – entre la dimension spirituelle de la prière et celle de l’étude.

L’homme qui prie reste un homme ancré dans la nature, un homme mortel.

En revanche, l’homme qui étudie tient entre ses mains « l’arbre de vie », il est inscrit dans une dimension d’éternité, d’immortalité.

 

Emmanuel Ifrah

 

*Rav Méïr Sim’ha haCohen de Dvinsk. 1843-1926

Texte original :

משך חכמה בראשית פרק מח פסוק כב
(כב) בחרבי ובקשתי. תרגם אונקלוס 'בצלותי ובבעותי'. 'צלותי' - הוא סדר תפילה הקבוע כמו שאמר: השבח והתפילה וההודעה מעכבין (תוספתא מנחות ו, ו). ו'בעותי' - הוא בקשה, אשר אמרו, אם רצה אדם לחדש בתפילתו, מעין כל ברכה שואל אדם צרכיו, יעויין פרק קמא דעבודה זרה בזה. והנה הנפקא מינה, כי סדר תפילה - שזו עבודה קבועה - אין הכוונה מעכב, ואם כיוון לבבו באבות סגי, ובכוונה מועטת סגי. לא כן בחידוש, שמבקש האדם צרכיו מחדש, בעי כוונה יתירה. [ואמרו פרק תפילת השחר (ברכות כט, ב): אמר רב זירא, ובעינא לחדושי מלתא ומיספתא דלמא מטרידנאי, כי החידוש צריך להיות בכוונה יתירה]. ואולי נכלל זה בהא דאמרו פרק קמא דתענית (ח, א): אין תפילתו של אדם נשמעת אלא אם כן משים נפשו בכפו, שנאמר (איכה ג, מא): "נשא לבבנו אל כפיים". איני, והא אוקים שמואל אמורא עליה ודרש (תהלים עח, לו): "ויפתוהו בפיהם ובלשונם יכזבו לו ולבם לא נכון עמו, ולא נאמנו בבריתו", ואף על פי כן (שם שם): "והוא רחום יכפר עון ולא ישחית" וגו'! לא קשיא, כאן ביחיד כאן בצבור. פירוש, שסדר התפילה שהוא בצבור אף שהוא בלא כוונה, מתקבלת. לא כן הבקשה החדשה, היא צריכה להיות בכוונה מופלגת. ואמרו בירושלמי ברכות (פרק ד הלכה ד) שאחיתופל היה מתפלל שלוש תפילות חדשות בכל יום [אולי על זה אמר דוד במזמור שאמר על אחיתופל (תהלים נה, יח) "ערב ובוקר וצהרים אשיחה" - כי אין אני מתפלל יותר מהחיוב - "וישמע קולי"].
והנה חרב הוא בעצמו מזיק, שברזל שיש לו חדוד ממית בכל שהוא, ואין צריך אומד [רמב"ם פרק ג' מרוצח, הלכה ד]. אבל הקשת בעצמו אינו מזיק, רק כוח המורה, ותלוי לפי כוח ורחוק המורה בקשת. לזה קרא לתפילה בשם "חרבי" - שהיא אף בלא כוונה מרובה; ובעותי בשם "קשתי" - שהיא כמו קשת שהיא עד "שמשים נפשו בכפו". ולכן אמר ברכות דף ה, א: 'כל הקורא קריאת שמע על מטתו כאילו אוחז חרב של שתי פיפיות וכו'', כי על מיטתו איננה בכוונה מרובה. ולכן אמר (תהלים ו, י) "שמע ה' תחינתי" - זה בקשתי, שצריכה כוונה מרובה, כל שכן "ה' תפילתי יקח" - שאין צריך כוונה כל כך, ודו"ק היטב. 

משך חכמה בראשית פרק נ פסוק י
בזהר הקדוש בפרשתינו דף ריט, ב: א"ל, כד יתער קב"ה ימינא דיליה אתמנע מותא מן עלמא, ולא יתער האי ימינא אלא כד יתערון ישראל בימינא דקב"ה, ומאי ניהו? תורה, דכתיב בה (דברים לג, ב) "מימינו אש דת למו". בההיא זמנא (תהלים קיח, טז - יז): "ימין ה' עושה חיל - לא אמות כי אחיה ואספר מעשה י - ה". הפירוש על פי מה דאמרינן בשבת (י, א): מניחין חיי עולם ועוסקין בחיי שעה. והפירוש הוא, דעניני תפילה קבועין על הזמנים - ערב ובוקר וצהרים. וכן הברכות כולן - "כד מיתער משנתיה וכו' כד מסיים מסאני וכו'" והמה על ענינים גשמיים. ולא מצאנו בהאישים הרוחניים תפילה רק שירה (חולין צא, ב) - שאין שירה אלא תורה, שנאמר "כתוב השירה הזאת". והנה, הזמן הוא בא מהקפי הגלגלים ותהלוכות השמים. לא כן התורה, שחיובה תמיד בלא הפסק, והיא למעלה מן הזמן וכל הנמצאים כולם. והזמן הוא הדק שבגשמים, כי כמעט אינו מורגש לרוב דקותו. וזה התפילה הוא קיום העולם הגשמי, מקום הנמצא בו בזמן. וזה 'מניחין חיי עולם' - התורה היא חיותה של כל העולמות, וכל הנבראים גשמיים ורוחניים, 'ועוסקים בחיי שעה' - שהתפילה היא חיותה של השעה והזמן. ולמעלה מן הזמן אין מקום לתפילה, ודו"ק 


[1] Voir l’article de R. Sh. Y. Zevin, « L’étude de la Tora et sa connaissance » dans Le-Or ha-Halakha.

[2] Voir par exemple à ce sujet Marc Shapiro, The Rogochover and More publié le 15/11/2017 sur le Seforim Blog (http://seforim.blogspot.co.il/2017/11/the-rogochover-and-more.html)

[3] Merci à Yona Ghertman de m’avoir signalé cette référence.

 

Ajouter un commentaire