La polygamie dans le judaïsme

 

 

Article écrit en 2012 par Yona GHERTMAN

 

Sur La polygamie

Les limites imposées par le Talmud et reprises par le Rambam

Si dans le récit biblique, le premier modèle de relation conjugale présenté avec Adam et Eve est la monogamie, la norme évolue rapidement vers la polygamie. Dès le quatrième chapitre du livre de la Genèse est fait mention d'une telle relation entre Lamekh et ses deux épouses, puis par la suite, chez d'autres personnages bibliques aussi respectables que les patriarches Abraham et Jacob, ainsi que chez les rois David et Salomon.

A l'époque de la Mishna et du Talmud, durant les premiers siècles de notre ère, la pratique de la polygamie est soumise à controverse[1]. Toutefois, il semble que la seule discussion à cette époque concerne la possibilité de contracter un second mariage sans le consentement de la première épouse. Par contre, le fait même de prendre une seconde épouse n'aurait pas fait l'objet des discussions talmudiques[2].

Certaines limites importantes sont mentionnées dans le Talmud. Il s'agit de conditions obligatoires restreignant considérablement la possibilité concrète de mettre en place de telles unions. Celles-ci sont rapportées telles quelles par Maïmonide qui statue dans son code de loi, le Mishné-Torah :

Un homme peut épouser plusieurs femmes, même cent [femmes], qu'il le fasse en une fois ou bien [qu'il les épouse] l'une après l'autre, et sa [première] épouse ne peut l'en empêcher, à condition qu'il puisse assurer son devoir conjugal correctement avec chacune. [De plus] il ne peut les forcer à vivre ensemble, mais chacune doit avoir sa propre demeure[3].

Dans le passage suivant, le Rambam rappelle également que les Sages du Talmud ont limité la possibilité de multiplier les épouses en instituant que chaque homme ne puisse épouser plus de quatre femmes[4]. Malgré cette précision, il semble que les conditions précédentes ont dû entraîner un abandon important de la polygamie. En effet, bien que tout à fait acceptable et conforme aux mœurs de certaines régions à certaines époques, cette pratique ne pouvait exister que dans les classes les plus aisées de la communauté juive. Chaque épouse devait être entretenue convenablement et bénéficiait de ses propres appartements. On imagine aisément que la majorité des membres des communautés n'avaient pas les moyens d'offrir le train de vie exigé par les Sages du Talmud à différentes épouses.

Le décret de Rabbénou Guershom et les Rishonim séfarades

Le Rif, autre décisionnaire majeur du judaïsme séfarade[5] reprenait également un siècle avant la conclusion talmudique autorisant un homme à épouser plusieurs femmes[6]. Tout comme Maïmonide, son Code de lois ne fait pas mention du décret de Rabbénou Guershom Méor Hagola (960-1028) ayant interdit catégoriquement la polygamie aux communautés sous son obédience, sous peine de mise à l'écart forcée de la communauté :«'herem». Ce dernier, originaire de Metz, évolua surtout autour de Mayence où il fonda un centre talmudique faisant autorité dans le judaïsme ashkénaze commençant à prendre forme entre la France et l'Allemagne. Il prit beaucoup de mesures sur divers sujets, du droit civil au droit pénal. Les plus notoires étant la mesure interdisant la polygamie et celle interdisant au mari de répudier son épouse contre sa volonté[7].

Contrairement aux décrets de l'époque talmudique, le décret de Rabbénou Guershom interdisant de prendre une seconde épouse fut limité. En effet, selon une majorité de décisionnaires post-talmudiques, la possibilité de prendre des décrets fut fortement restreinte après la clôture du Talmud au cinquième siècle de notre ère[8]. Toutefois, la restriction apportée par Rabbénou Guershom lui-même rendit très difficile -voire impossible- la pratique de la polygamie, puisque celui qui désirait passer outre le décret devait  prouver qu'il avait de bonnes raisons de vouloir épouser une seconde femme, ceci devant une assemblé de cent rabbins appartenant à trois pays différents. Autant dire qu'une telle chose devait être quasi-exceptionnelle dans les communautés soumises à l'autorité de Rabbénou Guershom.

Il existe également une discussion quant à la portée historique du décret de R. Guershom. D'après certains auteurs, celui-ci n'était prévu que jusqu'à la fin du cinquième millénaire, c'est à dire jusqu'en 1240. D'après d'autres, les limites mentionnées précédemment suffisaient à ne pas transgresser l'interdit de la Torah consistant à rajouter des commandements à ceux existant : «bal tossif» (Deutéronome 13, 1).[9]

Il convient de bien garder à l'esprit que toutes ces discussions quant à la portée du décret de Rabbénou Guershom ne concernaient que les endroits ayant accepté cette mesure. Or, nous avons vu que ni le Rambam, ni le Rif ne la mentionnaient, signe qu'elle n'était pas arrivée jusqu'aux terres séfarades. Il faut par ailleurs attendre l’œuvre législative du Tour[10] pour que l'auteur d'un Code de loi majeur mentionne explicitement un tel décret:

Un homme peut épouser plusieurs femmes, car Rabba a dit [dans le Talmud] : «un homme peut prendre plusieurs épouses tant qu'il peut subvenir à leurs besoins» (…). [Par contre,] dans les endroits dans lesquels il y a un décret imposant de n'épouser qu'une seule femme, il faut suivre la coutume [de l'endroit][11].

Dans son commentaire sur ce texte, le Beth-Yossef, Rabbi Yossef Karo[12] apporte les précisions du Rashba[13], représentant ici la mentalité des communautés séfarades au Moyen-âge:

Ce décret n'a pas été accepté dans toutes nos régions, ni dans les terres de Provence, à proximité de la France (…). Là où nous vivons, des grands Sages et des hommes de bien ont épousé une seconde femme (…) sans que cela n'ait jamais posé aucun problème.

La motivation de Rabbénou Guershom

Nous voyons des propos du Rashba que la polygamie n'était pas considérée comme un mal en soi. Au contraire, cet auteur espagnol défend même cette pratique en rappelant que de grands Sages étaient polygames au Moyen-âge sans que cela n'ait jamais inquiété personne. D'un autre côté, la majorité des populations ashkénazes suivirent le décret de Rabbénou Guershom, et la polygamie devint donc prohibée. Or, tout ce qui est interdit dans la Halakha devient vite synonyme de «mal» dans les mentalités.

A priori, on remarque que le passage de la monogamie à la polygamie est présenté comme une décadence. Dans son commentaire sur la mention des deux épouses de Lamekh, le Midrash -rapporté par Rachi- note que la mise en place d'une telle pratique était la conséquence des mœurs dépravées de l'époque. Le Rabbin Elie Munk présente ainsi ce commentaire:

Alors que la monogamie régnait jusqu'ici, Lamekh institue le régime de la bigamie et Rachi en donne le motif suivant : «Telles étaient les mœurs de la génération du déluge : L'une pour mettre au monde des enfants ; l'autre pour le plaisir, volontairement rendue stérile (...)»[14]

D'après ces propos, l’institution de la polygamie n'est pas en rapport avec le plan divin, mais représente au contraire une perversion de celui-ci. Cette théorie peut être appuyée par la suite du récit de la Genèse. Nous y voyons que le premier patriarche, Abraham, prend une concubine car il en est contraint par son épouse, Sarah, désireuse de donner à son mari une descendance alors qu'elle se croyait stérile (Genèse 16). Les disputes qui suivirent cette décision montrent que celle-ci était loin d'être idéale.

Le même constat peut être établi en ce qui concerne le mariage de Yaakov avec deux sœurs, Léa et Ra'hel. Son désir premier était dirigé uniquement vers cette dernière, et ce n'est qu'à cause d'un subterfuge de Lavan, père des deux jeunes femmes, qu'il dut épouser également sa sœur aînée (Genèse 29). Une dispute suivit le mariage avec les deux sœurs. Une rivalité naquit entre elles, signe supplémentaire que la polygamie peut être créatrice de situations conflictuelles.

Mais, si la polygamie est donc mauvaise dans son essence selon le judaïsme, comment expliquer que des grands Sages, spécialistes de ces mêmes textes aient pourtant choisi de se marier avec plusieurs épouses ?

D'après R. Jacob Emden (Allemagne, 1697-1776), connu comme le Yavetz, le décret de Rabbénou Guershom fut pris dans une situation de force majeure, par risque que les populations chrétiennes, alors exclusivement monogames contrairement aux populations musulmanes, ne regardent d'un mauvais œil la polygamie et que cela entraîne un danger pour les communautés juives. Cependant, cette pratique ne fut pas prohibée à cause de son essence négative, au contraire explique le Yavets, la polygamie a des effets positifs. Elle permet en premier lieu de multiplier les enfants, ce qui correspond au premier commandement de la Torah : «fructifiez et multipliez-vous» (Genèse 1, 27). Elle permet également d'éviter des situations de perte de semence vaine susceptibles d'être provoquées par les nombreuses séparations dans le couple juif (en raison des lois de pureté familiale, exigeant certaines périodes d'abstinence entre les époux[15]). Aussi selon le Yavets qui ne regarde pas l'aspect négatif présent dans le récit biblique, mais l'aspect positif sur le plan de la Halakha, la mesure de Rabbénou Guershom n'a pu être prise que dans une circonstance exceptionnelle mais ne constitue en rien l'accomplissement de l'idéal du plan divin[16].

D'autres auteurs expliquent encore différemment la motivation du décret. D'après certains, il s'agit d'un garde-fou pour éviter que la polygamie ne devienne prétexte à une vie décousue. D'après d'autres, cette pratique entraînait au Moyen-âge trop de disputes qu'il fallut y mettre un terme[17]....

… On l'aura compris, il est très difficile de cerner la véritable motivation de Rabbénou Guershom. En fonction de l'appréciation personnelle de chaque auteur sur la polygamie, l'explication sera différente. Un point important, détaché de toute controverse idéologique, est toutefois relevé par le Yavets. D'après lui, la continuation de cette pratique en terre chrétienne aurait pu provoquer des dangers pour les communautés juives. Un constat similaire ne peut être fait chez les juifs séfarades qui vivaient parmi des populations acceptant la polygamie. Ceci explique peut-être pourquoi de grands Sages Séfarades avaient plusieurs épouses au Moyen-âge alors que les Sages ashkénazes devinrent monogames beaucoup plus tôt dans l'Histoire. Il nous semble en effet que le poids du contexte socioculturel pesa bien plus sur la motivation de Rabbénou Guershom que des considérations purement légales ou inspirées de la lecture du récit de la Genèse.

Enfin, il convient de signaler que l'innovation de cette mesure interdisant d'épouser une seconde femme est de taille et occupe une place importante, voire exceptionnelle, dans toute la littérature des Rishonim. Si la motivation du décret est dure à cerner, c'est car celui-ci n'est pas la résultante d'une compréhension particulière du Talmud, mais une innovation complètement dépendante de toute lecture talmudique. Rappelons que selon la conclusion du Talmud, un homme peut épouser une seconde femme. Rabbénou Guershom ne revient pas sur cette conclusion, puisqu'il prévoit l'autorisation exceptionnelle des «cent rabbins provenant de trois pays différents», mais il restreint considérablement sa portée. De cette manière, il parvient à imposer un décret dans les contrées sous son obédience tout en conservant le respect dû aux décisions des Sages du Talmud.

Les discussions sur la Polygamie à l'époque des A'haronim, ou l'importance du Minhag (Coutume) dans la Loi juive

La pratique de la polygamie selon le Shoulkhan Aroukh

 Les propos de l'auteur du Shoulkhan Aroukh sont sans ambiguïtés sur  la coutume de la polygamie dans le monde séfarade:

Un homme peut épouser plusieurs femmes à condition qu'il puisse subvenir à ses besoins, mais de toute manière, les Sages ont conseillé qu'il n'épouse pas plus de quatre femmes (…).

[Par contre], dans les endroits dans lesquels s'est répandue la coutume de n'épouser qu'une seule femme, il ne sera [même] pas permis d'épouser une seconde femme.

Rabbénou Guershom a fait en sorte que tout celui qui épouse une seconde femme soit mis à l'écart de la communauté -«'herem»-  (…), mais son décret ne s'est pas étendu à toutes les contrées, et n'était prévu que jusqu'à la fin du cinquième millénaire [c'est à dire jusqu'en 1240].[18]

Rabbi Yossef Karo insiste sur le fait que le décret de R. Guershom n'est plus d'actualité à son époque. Il précise tout d’abord que ce décret «ne s'est pas étendu à toutes les contrées», faisant référence en premier lieu aux communautés séfarades, comme il l'écrit explicitement par ailleurs[19]. Peut-être laisse-t-il également entendre par là que toutes les communautés ashkénazes n'étaient pas tenues par ce décret, puisqu'il n’assimile pas directement «toutes les contrées» aux terres séfarades. Par ailleurs, la mention de la portée limitée du décret de Rabbénou Guershom - «jusqu'à la fin du cinquième millénaire»- confirme cette hypothèse. En effet, pourquoi aurait-il eu besoin de préciser que le décret n'est plus d'actualité à son époque, s'il ne s’adressait qu'à la population séfarade, elle-même n'y étant jamais été tenue selon lui? On constate donc que R. Karo s'élève contre l'idée que le décret de R. Guershom puisse avoir force de loi à son époque. Non seulement les Séfarades n'y sont  pas tenus car ils ne l'ont jamais accepté, mais même les ashkénazes prétendant que telle est la Halakha se trompent car le décret n'est plus en vigueur.

En outre, on remarque que R. Karo présente une exception à l'autorisation d'épouser plusieurs femmes. Il précise que la bigamie -et à plus forte raison  la polygamie- est interdite lorsque telle est la coutume de l'endroit. Les endroits dans lesquels la «coutume / minhag » est qu'un homme n'épouse qu'une seule femme, ne doivent pas être confondus avec les endroits dans lesquels s'appliquent le décret de R. Guershom. En effet comme nous l'avons expliqué, l'auteur du Shoulkhan Aroukh considère que l'observance de ce décret à son époque est une erreur. Par contre, il conçoit que des communautés se soient imposées une telle coutume, en dehors de toute référence à R. Guershom. Dans un tel cas, le minhag a alors force de Loi[20].

L'interdiction de la polygamie dans le monde ashkénaze selon le Rama

Dans ses annotations sur le passage du Shoulkhan Aroukh traitant du décret de Rabbénou Guershom, le Rama adopte une position totalement différente de celle adoptée par R. Karo. Tout d’abord, alors que ce dernier écrit que le décret ne s'est pas étendu à toutes les contrées, englobant implicitement une partie du monde ashkénaze, le Rama rétorque: «[Le décret n'a pas de portée] uniquement dans les endroits dans lesquels il est certain qu'il ne s'est pas étendu. Cependant à priori, [nous considérons] qu'il s'applique partout».[21]

Alors que l'auteur du Shoulkhan Aroukh cherche à diminuer la portée du décret sur le plan géographique, son homologue ashkénaze refuse cette première constatation. Il semble d'ailleurs englober implicitement les terres séfarades, puisqu'il ne précise pas que leurs habitants ne sont pas tenus par le décret. La seconde précision du Rama concerne la portée du décret sur le plan temporel. Bien qu'il ne nie pas que celui-ci devait logiquement prendre fin en 1240, il considère que cette limite n'a pas mis fin à son application:

[Le décret n'était prévu que jusqu'à la fin du cinquième millénaire -1240- ]. De toute manière, dans toutes ces contrées [ashkénazes] le décret et la coutume/minhag se maintiennent. Il est interdit d'épouser deux femmes, et l'on frappe de bannissement celui qui transgresse [cette interdiction], afin de le forcer à divorcer de l'une d'elles. Certains disent qu'à notre époque, on ne force pas celui qui a enfreint le décret de R. Guershom [à divorcer de l'une de ses deux épouses], étant donné que nous avons dépassé la date du cinquième millénaire. Mais nous n'agissons pas ainsi.[22]

Dans cette partie de sa glose sur le texte du Shoulkhan Aroukh, le Rama précise cette fois que la sévérité adoptée au sujet de la polygamie concerne spécifiquement «ces contrées», c'est à dire, les régions dans lesquelles s'est développé le judaïsme ashkénaze. L'argument de la limite temporelle du décret n'est pas suffisant pour justifier son abandon. Dans son commentaire sur le Tour, le Darkéi-Moshé, le Rama s'exprime plus explicitement à ce sujet, en précisant qu'au 16ème siècle, le décret n'est plus observé en tant que tel, mais en tant que «coutume/minhag sur laquelle nous usons de sévérité»[23]. Dans son texte légal cité ci-dessus, il écrit que la polygamie est interdite dans le monde ashkénaze car «le décret et le minhag» s'y maintiennent.

Nous voyons donc que le côté strictement juridique est mis de côté face à la tradition ancestrale. Certes, la mesure promulguée par R. Guershom était au début une véritable «takana», c'est à dire, un décret ayant force de loi pour ses destinataires. Cependant au fil du temps, ce décret est devenu une habitude généralisée dans les contrées ashkénazes. Par conséquent selon le Rama, si au départ l'interdiction de la polygamie tombait sous le coup de la Halakha, elle est désormais devenue une coutume ayant force de loi. Aussi, même si quelques assouplissements pourront plus facilement exister dans des cas exceptionnels[24], il n'en reste pas moins que la transgression de ce minhag reste frappé d'une peine extrêmement sévère : le bannissement de la communauté.

De l'importance du minhag dans la Loi juive[25]

Si R. Karo et le Rama ne s'accordent pas sur la portée du décret de R. Guershom, ils sont toutefois d'accord sur un point: Le minhag d'une contrée doit être obligatoirement respecté. Il n'est pas possible d'y passer outre sous prétexte qu'il ne possède pas de base strictement juridique. En effet, même si le décret de R. Guershom n'est plus contraignant selon R. Karo, l'interdiction de la polygamie existe complètement dans les endroits où cela fut instauré en tant que minhag. De même d'après le Rama, ce n'est pas le caractère de «décret» qui oblige les ashkénazes à n'épouser qu'une seule femme, mais la propagation de ce comportement en tant que minhag.

Dès lors, il convient de s'interroger: Pourquoi la place de la coutume est-elle si importante dans la Loi juive?

Le Shoulkhan Aroukh de R. Karo et le Mappa du Rama sont deux parties d'un code de Loi. Malgré le caractère strictement légal de ces ouvrages, il n'est pas rare que l’énoncé d'une loi commence par la présentation d'une coutume. Ainsi par exemple, au sujet des jours du mois de Av précédant la commémoration de la destruction du Temple de Jérusalem le 9 Av, il est écrit dans le Shoulkhan Aroukh :

Certains ont l'habitude de ne pas manger de viande, ni de boire du vin durant cette semaine [précédant le jour du 9 Av]. Certains se l’interdisent depuis le premier jour du mois jusqu'au jeûne [du 9 Av]. Certains se l'interdisent depuis le 17 Tamouz[26].

Nous voyons donc ici que la règle voulant que la consommation de viande ne soit pas permise durant les jours précédant le 9 Av provient uniquement d'un minhag. Cela signifie que cette règle n'est pas mentionnée dans le Talmud, mais qu'elle s'instaura peu à peu dans les communautés en dehors de tout impératif légal. Dans son Beth-Yossef, R. Yossef Karo rapporte les propos du Rashba afin d'avertir de l'importance à accorder au respect d'un tel minhag:

Nos pères -que leurs âmes reposent en paix- avaient l'habitude de ne pas consommer de viande depuis le début du mois de Av. Certes, il n' y a ici aucun interdit selon la loi inscrite dans le Talmud, car même la veille du jeûne du 9 Av, il serait permis de consommer de la viande et de boire du vin. Malgré cela, tout celui qui consommerait de la viande là où il est coutume de l'interdire, brise la barrière [établie par nos] anciens. Or, «Celui qui brise une barrière sera mordu par un serpent»[27].[28]

De tels propos montrent bien que les décisionnaires ont besoin d’inciter le peuple à respecter un minhag. En effet, sa non-mention dans le Talmud laisserait penser qu'il ne possède aucun caractère obligatoire. Pourtant, le respect des anciennes pratiques -conformes à la Torah- est profondément ancré dans la conscience juive. Le fait même qu'une pratique ait été acceptée de plein gré par toute une population suffit à la rendre obligatoire, alors que paradoxalement, un décret dont la motivation n'existe plus peut parfois être annulé[29]. Cela peut s'expliquer par la prépondérance de la transmission dans le judaïsme. Rappelons que la Halakha se fonde sur la Torah Orale, législation parallèle à la Torah écrite transmise par Dieu à Moïse, qui lui-même en confia l'enseignement à son disciple Josué, et ainsi de suite de maître en élève[30]. Le fait même que la source de la pratique en vigueur ne soit pas vérifiable ne constitue donc pas un obstacle à sa validité.

Il en va de même dans le sujet de l'interdiction de la polygamie. En dehors de toutes considérations idéologiques sur cette pratique, son interdiction ou son autorisation après le 13ème siècle dépend avant tout de la force de la transmission. Si celle-ci ne s'est pas effectuée ou si la tradition n'a même jamais pris ancrage, alors la polygamie n'est pas interdite. Si par contre, l'interdiction de la polygamie se rattache à une pratique ancienne, c'est précisément cette ancienneté qui rendra la tradition obligatoire.

La propagation du minhag interdisant la polygamie selon le Aroukh HaShoulkhan

On conçoit aisément que la pratique de la polygamie ne posait pas de problème dans les pays dans lesquels ceci était habituel chez la population non-juive. Par contre, lorsque la polygamie venait à disparaître dans ces mêmes pays, quelle devait être l'attitude de la population juive séfarade dans un tel cas? De plus, nous avons vu qu'il était question des contrées dans lesquelles le minhag s'était -ou ne s'était pas- répandu. Avec le peuplement de nouveaux territoires tels l'Amérique et l'Australie, une nouvelle question apparaît: Quelle pratique adopter dans ces pays vierges de tout minhag?

Au 19ème siècle, R. Yéhiel M. Epstein (Russie 1829-1908) traite en partie de ces questions dans son ouvrage légal, le Aroukh HaShoulkhan[31]. Il commence par rappeler que le décret de Rabbénou Guershom fut accepté dans la majorité des communautés, nommant entre autres la France, l'Allemagne, l'Autriche et la Russie. Puis il précise que même si ce décret a désormais uniquement la valeur d'un minhag, celui qui passerait outre n'est autre qu'un mécréant, d'autant plus que les gouvernements non-juifs sanctionnent eux-mêmes la polygamie.

L'auteur, lui-même ashkénaze, ne limite pas sa décision légale à sa communauté, mais traite également de la valeur de cette interdit «en Turquie et dans les pays africains», c'est à dire, dans le monde séfarade n'étant pas soumis à l'origine au décret de R. Guershom. Selon lui, étant donné qu'au 19ème siècle, la majorité des juifs habitant dans ces contrées sont devenus monogames, la minorité doit désormais se plier à cette coutume. Il cite à l'appui la loi du Shoulkhan Aroukh interdisant d'épouser une seconde épouse dans les endroits où le minhag est de l'interdire[32].

Il rappelle enfin l'avis du Rama selon lequel toutes les contrées sont considérées à priori comme ayant à l'origine accepté le décret de R. Guershom. Il rajoute que la polygamie est également interdite en Amérique et en Australie, car la majorité des juifs partis vivre dans ces pays proviennent  d'endroits dans lesquels le décret était suivi, même uniquement à titre de minhag. En d'autres termes, selon l'auteur du Aroukh HaShoulkhan, puisque la majorité des juifs ayant choisi pour lieu de résidence ces nouvelles contrées sont des juifs ashkénazes, ils «importent» leur minhag vers leur pays d'accueil[33]. Aussi, même si des juifs séfarades provenant d'endroits dans lesquels la polygamie est encore autorisée viennent vivre en Amérique ou en Australie, ils devront se plier à ce minhag interdisant la polygamie, en dehors de toute considération  relative à la législation du gouvernement local[34].

Conclusion

En juillet 2011[35], une grande partie des médias communautaires juifs se fait écho de l’initiative d'un organisme juif orthodoxe : instaurer la pratique légale de la polygamie dans l’État d'Israël. On imagine aisément que les personnes à l'origine d'une telle action se basent avant tout sur le fait que  la polygamie n'est plus interdite de nos jours que par minhag, mais que cette pratique est autorisée selon la loi stricte. Aussi revendiquent-ils certainement la possibilité de dépasser la coutume en vigueur en la modifiant explicitement. Rappelons que sur le plan de la logique juridique, il existe en effet des moyens concrets de revenir sur une pratique instituée par les Sages, qu'il s'agisse d'un décret ou d'un minhag. Théoriquement donc, une telle demande n'a rien de contraire à la Loi juive....

Et pourtant, il paraît quasiment improbable qu'une telle revendication aboutisse. La monogamie est aujourd'hui la norme dans toutes les communautés juives. Dans la multitude de livres écrits par des Rabbins à propos de l’importance d’une bonne entente conjugale, il n'est évidemment question que des rapports entre le mari et son épouse unique. La monogamie s'est répandue dans toutes les couches de la société juive. Aussi, tous les arguments strictement juridiques ne pourraient modifier une donnée sociale parfaitement assise et non-contraire à la Halakha. Certains éléments nous font penser que ce projet de retour à la polygamie n’aboutira pas :

En premier lieu, la monogamie s’accorde bien plus avec l’esprit de la Loi juive à notre époque. Les lois régissant les rapports entre l’homme et la femme sont prévues et édictées dans les Codes de Loi pour s’appliquer dans le cadre d’un couple monogame. Il serait  par ailleurs utopique d’imaginer la mise en place de toute une nouvelle série de règles régissant une société polygame, alors que les communautés juives vivent au rythme de la société occidentale. Mais surtout, une telle tentative risquerait de créer une nouvelle scission dans le Judaïsme. En effet, le minhag étant bien établi, sa remise en cause par des groupuscules religieux minoritaires serait alors comparable à une nouvelle réforme du Judaïsme. Si des arguments légaux pourraient aller dans le sens d’une remise en cause de la situation actuelle, ils iraient en même temps contre l’acceptation d’une coutume généralisée et acceptée par les autorités rabbiniques. Il s’agirait alors d’une atteinte portée à la notion de « minhag », donc d’une attitude contraire à la Halakha.

 

[1]Voir la discussion entre Rabbi Ami et Rava dans Yebamot 65a.

[2]Voir le commentaire du Ritva sur Ibid.

[3]Rambam, Mishné-Torah, Hilkhot Ishout 14, 3.

[4]Voir Ibid. 14, 4

[5]Voir supra.

[6] R. I. Elfassi, Pisskéi HaRif 25a.

[7]La liste des décrets pris par R. Guershom se retrouve écrite avec quelques variantes chez certains Rishonim. Voir par exemple Maharam de Rottenbourg, Shout Maharam miRotttenbourg, helek 4, siman 1022.

[8]Voir R. Ovadia Yossef, Yabia Omer, Or Ha Haïm 1, 16.

[9]Au sujet des différents avis quant à la portée historique de la mesure interdisant la polygamie, voir Encyclopédia Talmudit 17 : 'herem dérabbénou Guershom, 3 : zman hatakanot.

[10]Rabbi Yaakov Ben Asher, surnommé le «Tour», selon le titre de son ouvrage, est le fils de R. Asher ben Yé'hiel, le Rosh. Il naît à Cologne en 1269, puis déménage en 1303 avec sa famille à Tolède, en Espagne, où il reste jusqu'à sa mort en 1343. Le Tour est donc un ashkénaze ayant évolué en terre séfarade. Aussi contrairement à Maïmonide ou au Rif qui sont considérés comme des décisionnaires séfarades, ce dernier ne peut pas vraiment être «catalogué» comme représentant des coutumes ashkénazes en raison de la forte influence de Maïmonide -entre autres- que l'on ressent dans son œuvre.

[11]Tour Even HaEzer 1, 9.

[12]Rabbi Yossef Karo (Espagne 1488, Safed 1575) est surtout connu pour le code de Loi qu'il composa en se basant essentiellement sur les avis du Rif, du Rosh et du Rambam, en tranchant selon la loi de la majorité. Toutefois son œuvre d'érudition est le Beth-Yossef qui est un commentaire sur le Tour reprenant toutes les discussions talmudiques à leur base avant de remonter jusqu'aux Rishonim, afin d'expliquer la position du Tour, ainsi que parfois, sa propre position sur le sujet.

[13]Voir supra.

[14] R. Elie Munk, La Voix de la Torah, la Genèse, p.56.

[15]Voir M. Gugenheim, Et tu marcheras dans Ses voies,  les multiples facettes de l’éthique juive, Association S. et O. Lévy,  Paris 2006 pp.61-65 : «l'impératif de pureté dans la vie du couple ».

[16]R. Jacob Emden, Shéilat Yavets 2, 15.

[17]Voir ces avis ainsi que d'autres encore dans Encyclopédia Talmudit 17 : 'herem dérabbénou Guershom, 1 : Bénossé isha al ishto.

[18]Shoulkhan Aroukh Even HaEzer 1, 9-10. Il peut paraître à priori étonnant qu’une telle limite fût établie. Pourquoi précisément jusqu’à cette date ? D’après l’auteur du Michkénot Yaakov, cité par R. Avraham Z.H Eisenstadt (1813-1868, Lituanie), la limite servait à ne pas effectuer de confusion avec les décrets du Talmud qui sont valables pour toutes les époques (Pit’hé Techouva, Even ha’Ezer 1, 19). Quant à la date du 5ème millénaire, nous pouvons certainement supposer qu’il s’agissait dans le calendrier hébraïque d’une limite relativement proche, dont la date serait retenue par tous  par son caractère exceptionnel.

[19]R. Yossef Karo, Shout Beth-Yossef, Kétouvot 14.

[20]Voir le commentaire du Beth-Shmouel, Even HaEzer 1, 20, qui remarque cette distinction entre les endroits dans lesquels le décret de R. Guershom s'applique, et les endroits dans lesquels la polygamie est interdite par coutume. Il précise que dans ce dernier cas, la portée de l'interdiction est différente, car il reste permis d'épouser une seconde épouse si la première ne s'y oppose pas. Par contre dans les communautés tenues par le décret de R. Guershom, la bigamie -ou polygamie- est interdite même avec l'accord de la première épouse.

[21]Rama, Even HaEzer 1, 10.

[22]Ibid.

[23]R. M. Isserless, Darkéi Moshé, Even HaEzer 1, 9.

[24]Voir Ibid.

[25] Il est question dans cette partie d’établir un parallèle entre deux sujets différents, mais se rapprochant sur le plan conceptuel. Il peut paraitre surprenant pour le lecteur non-initié de mettre sur le même niveau la règlementation des jeûnes et celle des divorces. Il convient alors d’expliquer qu’il s’agit là d’une démarche talmudique classique : comparer deux sujets à priori fondamentalement différents pour déterminer un concept commun. En l’espèce, l’importance du « minhag » se retrouve dans les deux réglementations concernées.

[26]Shoulkhan Aroukh, Ora’h ‘Haïm 551, 9. Le 17 Tamouz marque le début d'une période de trois semaine de deuil (jusqu'au 9 Av) en souvenir de la destruction du Temple de Jérusalem.

[27]Ecclésiaste 10, 8; voir TB Avoda Zara 27b.

[28]R. Yossef Karo, Beth-Yossef, Ora’h 'Haïm 551, 11. Voir dans le même esprit R. Yaakov Ben Asher, Arba Tourim, Ora’h 'Haïm 551, 16.

[29]Comparer Rama, Ora’h 'Haïm 605, 1 et Ibid., 339, 3.

[30]Maximes des Pères 1, 1.

[31]R. Y. M. Epstein, Aroukh HaShoulkhan, Even HaEzer, hilkhot piria vérivia 1, 23.

[32]Ibid. Tous les décisionnaires séfarades n'étaient pas forcément d'accord avec cette idée voulant que la coutume de l'interdiction de la polygamie s'impose dès que la majorité de la population devient monogame. Au sujet de la polygamie dans le monde séfarade, voir R. Ovadia Yossef, Yabia Omer 5, Even HaEzer 1 ; Ibid., Y.O 7, E.H 2; Ibid.,  E. H 5; Ibid., Y.O 8, E.H 2.

[33]R. Y. M. Epstein, Aroukh HaShoulkhan, op. Cit.

[34]L'auteur du Aroukh HaShoulkhan se base sur la loi voulant que la polygamie reste prohibée pour un homme quittant un pays dans lequel cette pratique est interdite, pour aller dans un pays dans lequel elle est permise (Beth-Yossef, Yoré Déa 228). Dans le cas inverse, celui quittant un endroit dans lequel la polygamie est autorisée devra se plier à la coutume de l'endroit d'arrivée, c'est à dire, qu'il ne pourra pas épouser une seconde femme sur place. Par contre, en dehors des considérations liées à la législation locale, on ne le forcera pas à divorcer de l'une de ses épouses s'il arrive sur place en étant déjà marié à deux femmes. On notera que l'idée développée ici concerne précisément le cas de la polygamie. Les principes légaux concernant l’attitude à adopter par un juif arrivant dans une contrée où le minhag diffère du sien ne rentrent pas dans le cadre de notre étude.

[35]Voir par exemple l’article du Jérusalem Post, édition française en date du 28/07/2011 (http://fr.jpost.com/servlet/Satellite?cid=1302257395930&pagename=JFrench%2FJPArticle%2FPrinter)

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 23/08/2023

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