Création du monde et limite du langage, D. Lemler

Création du monde et limites du langage.

Sur l'art d'écrire des philosophes juifs médiévaux

par David Lemler

Leo Strauss dans un texte célèbre sur Maïmonide a exposé sa théorie sur « l’art d’écrire et la persécution » : ‘Un homme dont la pensée est indépendante peut exprimer publiquement ses opinions sans dommage, pourvu qu'il agisse avec prudence. Il peut même les faire imprimer sans courir aucun danger, pourvu qu'il soit capable d'écrire entre les lignes’, pour citer les mots de Strauss.

C'est dans ce sillage que David Lemler reprend à nouveau frais le fameux thème de la création du monde. Il retrace, à travers cinq siècles de pensée juive, la façon dont on a pu continuer à parler de la création du monde alors que tout s'y oppose. L'auteur prend à rebours la thèse de Léo Strauss pour montrer que la difficulté d'écrire sur la création du monde ne repose pas uniquement sur une persécution (réelle ou supposée) par un milieu peu enclin à la réflexion ou à la découverte de thèmes nouveaux mais plutôt parce que le thème lui-même de la création du monde explore les limites du langage. Comment parler de la création du monde alors que parler suppose que le monde existe déjà ?

Pour cela l’auteur va passer en revue les plus grands penseurs juifs du moyen-âge afin d'exposer comment chacun a pu contourner la difficulté. De Saadia Gaon à Crescas en passant par Ibn Ezra ou Maïmonide, la lecture précise et documentée de Lemler nous fait découvrir tout un monde disparu. Un monde où ou la pensée juive se veut rigoureuse et vigoureuse. Loin d'une apologétique du judaïsme qui forme si souvent le lit de la pensée juive moderne, ces auteurs interrogent sans relâche, émettent des théories, se critiquent mutuellement, parfois avec beaucoup de dureté. Un débat à travers les siècles ou les arguments se font pied à pied, très proche de l’exercice talmudique.

En ce sens le livre de Lemler est une véritable introduction à la philosophie juive médiévale. Des points de repère historique, des mises en contexte accompagnés denotes savantes et d'une bibliographie très fournie permettent au lecteur non seulement de se familiariser avec la philosophie juive mais aussi ses principaux thèmes.

On ne sera pas surpris de voir que ce qui est devenu le dogme de la création ex nihilo a fait l’objet d’âpres débats, surtout parmi les penseurs les plus admis dans les cercles orthodoxes. On découvrira aussi que ce dogme loin de s’imposer se trouve lui-même questionné à travers la littérature talmudique et midrashique.

On a là entre les mains un livre capable de sortir la pensée juive française de son ornière : un livre sans concession, écrit dans un style précis, sans volonté « de vendre ».

Au final, on a envie de relire le livre pour y découvrir tous les sous thèmes qui sont convoqués à travers la création du monde.

Franck Benhamou