Les Juifs français sont-ils condamnés à l'amalgame ?

Réflexion d’un Juif orthodoxe sur la guerre à Gaza et ses répercussions sur la Diaspora

 

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Le 7 octobre 2023, je revenais de la synagogue pour Chémini-Atséréte (c’était également Shabbat) et je croisais une connaissance m’informant qu’il se passait quelque chose de grave en Érets-Israël. Je demandai poliment de ne pas m’en parler, car le Shabbat et le Yom-Tov doivent être vécus dans l’esprit sacré de ce jour (sauf si nous avons la possibilité de sauver des vies, ce qui, malheureusement, n’était pas le cas). Le lendemain, à Sim’ha Torah, je donnai la même réponse aux quelques personnes qui abordaient ce sujet : je ne veux pas en parler aujourd’hui, ce n’est pas le moment. En effet, la douleur ressentie en apprenant les massacres innommables qui se sont déroulés est incompatible avec l’état de joie pour la mitsva prévalant lors de Sim’ha Torah.

Le choix du jour de l’attaque montre clairement qu’au-delà de la dimension politique et militaire du conflit, il y a également pour le ‘Hamas un aspect religieux, une sorte de guerre des religions. C’est là que nous arrivons à un premier paradoxe : l’une des cibles était un festival de danse organisé un jour de Shabbat et de Yom-Tov, ce qui n’est pas en conformité avec la loi juive (Halakha). Pour beaucoup d’Israéliens, les « fêtes » sont avant tout des traditions nationales non contraignantes, ou l’occasion de profiter de congés durant ces jours fériés. En effet, hormis dans quelques domaines spécifiques comme le droit de la famille (mariage, divorce, statut personnel), l’État d’Israël ne s’inspire pas directement du système juridique de la Torah.

Malgré tout, dans l’esprit des ennemis d’Israël, l’Israélien est Juif, donc lié même malgré lui à la Torah. L’amalgame entre « Israélien » et « Juif » est tenace, mais il est aussi nourri par certaines politiques de l’État d’Israël. D’un côté, la Loi du retour permet à toute personne de père juif, ou à tout conjoint non juif, d’y émigrer, ce qui traduit une définition de la citoyenneté israélienne divergent de la définition halakhique de la judéité (fondée sur la matrilinéarité). D’un autre côté, le gouvernement israélien se présente régulièrement comme la voix des Juifs de la Diaspora, ce qui contribue à la rhétorique antisémite : l’Israélien est Juif, donc le Juif est Israélien (on pense notamment à la déclaration du ministre espagnol des Transports, qualifiant de « gamins israéliens » les enfants français de confession juive dans « l’affaire Vueling » de juillet dernier).

Avec l’exportation médiatique du conflit en France, les agressions antisémites augmentent, les attaquants, souvent incultes, imaginent voir en tout Juif portant la kippa un persécuteur de Palestiniens, un « génocidaire ».

 

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« Juif » ? « Israélien » ? « Sioniste » ?

Le monde a horreur de la nuance, alors que la réalité en est remplie : tout d’abord, beaucoup d’Israéliens sont opposés à la manière dont le Premier ministre de l’État d’Israël gère la guerre à Gaza. Dès le lendemain de l’attaque du 7 octobre, de nombreuses voix se sont élevées : comment une telle puissance militaire a-t-elle pu laisser se produire un tel massacre ? Nétanyahou est régulièrement soupçonné de corruption, notamment en lien avec le régime qatarien, et ses ennemis politiques ne cessent de le rappeler. Près de deux ans après le début de la guerre, les Israéliens s’interrogent : la réaction légitime aux pogroms perpétrés par le ‘Hamas justifie-t-elle le nombre de soldats tués et l’augmentation drastique des attentats (18 375 attaques recensées en 2024 par le ministère israélien des Affaires étrangères) ? Les familles des otages manifestent également contre lui, l’accusant de mettre en avant ses intérêts personnels et politiques au détriment du sauvetage de leurs proches, encore détenus par le ‘Hamas dans des conditions dramatiques.

De plus, le mot « sioniste » est devenu, dans la bouche des antisémites, synonyme de « fasciste » ou de « colonisateur », occultant le fait qu’il existe plusieurs définitions du sionisme, et que ce mouvement a connu par le passé des guerres fratricides entre son aile gauche et son aile droite. Tous les Juifs souscrivant à l’idéologie sioniste ne sont pas favorables aux implantations illégales au regard du droit international, et encore moins au déplacement de la population de Gaza, souhaité par le gouvernement actuel. Rappelons ainsi qu’une figure historique du sionisme, A’had Ha’am (Asher Ginsberg 1856-1927), incitait déjà à respecter la sensibilité arabe et musulmane des Palestiniens ; et qu’à la fin du XXe siècle, le professeur Yéchayahou Leibowitz (1903-1994), lui-même profondément sioniste, n’hésitait pas à militer pour la reconnaissance d’un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël, ni à invectiver certains dirigeants israéliens lorsque nécessaire.

Enfin, la troisième nuance est la plus importante : tous les Juifs ne sont pas sionistes. Je ne parle pas uniquement des Juifs laïcs adoptant une idéologie tiers-mondiste, mais bien d’autorités rabbiniques qui n’ont cessé de s’opposer au sionisme depuis sa création jusqu’à nos jours. Ainsi, de grandes figures du monde rabbinique comme le Rav S. R. Hirsch (1808-1888, Allemagne), le Rav El’hanan Wasserman (1875-1941, Europe de l’Est) ou le Rabbi de Satmar (1887-1979, Hongrie – New York) ont mis en avant le passage talmudique enseignant l’interdit de « forcer la fin » en essayant de provoquer le processus messianique par une installation à vocation politique en terre d’Israël (Kétoubot 110b).

Dès lors, nous constatons que l’amalgame entre « Juif », « Israélien » et « sioniste » est aussi faux que malhonnête, servant aussi bien la propagande antisémite que les intérêts du gouvernement Nétanyahou. Ce dernier ne cesse de crier à l’antisémitisme en Europe, appelant les Juifs de la Diaspora à émigrer dans « le seul endroit où ils peuvent vivre en sécurité », ce qui relève d’une ‘houtspa typiquement israélienne, étant donné que la destination « sécuritaire » est un pays continuellement en guerre (avec une moyenne de 353 attaques par semaine en 2024, selon le ministère israélien des Affaires étrangères).

 

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Messianisme guerrier ou portée universelle de la Torah ?

Derrière les opérations militaires actuelles visant à prendre le contrôle de la bande de Gaza, on retrouve également deux figures essentielles du nationalisme religieux : Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich. Leur idéologie provient de l’aile la plus extrémiste du sionisme religieux. Minoritaire dans le monde rabbinique, ce mouvement messianique considère que les promesses liées à la fin des temps s’accompliront par l’accélération de la colonisation en terre d’Israël. À l’inverse, les autorités rabbiniques des autres courants orthodoxes prônent davantage une attente humble, dans la lignée du Rambam : « Je crois d’une foi parfaite en la venue du Messie. Et bien qu’il tarde, je l’attendrai chaque jour. » (Commentaire sur Sanhédrin 10, 1).

Aujourd’hui, les médias français ne perdent pas une occasion de rappeler le rôle du mouvement « sioniste religieux » dans la guerre qui se joue à Gaza. Aux yeux des spectateurs rivés sur leurs écrans et peu enclins à comprendre en profondeur les enjeux actuels du Proche-Orient, le « sioniste religieux », donc le « religieux », et par ricochet « la Torah », apparaissent comme des vecteurs de haine et de persécution des Gazaouis et du peuple palestinien.

Comment répondre à ces accusations, qui ne cessent de s’intensifier depuis le 7 octobre 2023 ? Beaucoup choisissent d’adopter une posture de défense systématique des positions du gouvernement Nétanyahou, tout en insistant sur la propagande du ‘Hamas. Ne soyons pas dupes : depuis la systématisation de la propagande de guerre par Goebbels, l’usage des médias est devenu une arme comme une autre. La réalité est toujours déformée lorsque les informations proviennent des parties au conflit. Malgré tout, quels que soient les torts et les abominations perpétrées par le ‘Hamas, les faits sont là : la réaction militaire à l’agression initiale n’a toujours pas apporté à l’État d’Israël la sécurité tant recherchée, au contraire. Quant aux dégâts causés à Gaza, ils sont innombrables et innommables, le comble est le projet désormais assumé de réoccuper le territoire, en cherchant à le vider de sa population arabe.

Le discours justifiant cette politique à tout prix ne convainc qu’au sein de la communauté. Une grande partie de la société israélienne n’y croit plus, et encore moins les sociétés occidentales, parmi lesquelles les « amis d’Israël » se font plus rares.

Dès lors, en tant que Juif français (ou Français juif), comment faudrait-il réagir ?

Il me semble que l’opinion de chacun devrait lui rester personnelle. Comme je l’ai expliqué précédemment, les Juifs de la Diaspora n’ont pas vocation à être les porte-paroles du gouvernement israélien. La Torah enseigne à propos de ces lois : « Voyez, je vous ai enseigné des lois et des statuts, selon ce que m’a ordonné l’Éternel, mon Dieu, afin que vous vous y conformiez dans le pays où vous allez entrer pour le posséder. Observez-les et pratiquez-les ! Ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples, car lorsqu’ils auront connaissance de toutes ces lois, ils diront : “Elle ne peut être que sage et intelligente, cette grande nation !” » (Dévarim 4, 5-6).

On admettra que tel n’est pas le discours des Nations actuellement. L’image que montre la politique israélienne pousse au contraire à une stigmatisation grandissante auprès de l’opinion internationale. En revanche, si nous apprenons à prendre nos distances – tout en continuant bien entendu à prier pour la paix, pour les habitants d’Érets-Israël et pour toutes les victimes de cette guerre qui a trop duré – nous avons alors la possibilité d’être perçus pour ce que nous sommes véritablement. En effet, nous sommes avant tout des Juifs qui observent la Torah, respectant la Halakha et propageant ses messages universels, notamment :

  • Tous les hommes partagent le même ancêtre, créé à l’image de Dieu ; ils méritent donc d’être respectés.
  • Au-delà de la loi stricte, fondamentale, l’éthique est une composante indispensable des relations humaines, que cela concerne l’honnêteté dans les affaires ou le simple respect de la parole donnée.

Ce n’est pas l’image d’un peuple va-t-en-guerre qui permettra de redorer le blason du peuple juif aux yeux des Nations, mais bien l’observation intelligente des commandements de la Torah. Alors seulement les mots de la Torah prendront toute leur actualité : « Ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples. »

Article publié par Yona GHERTMAN sur The Times of Israël, ops and blog.

 

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