Le lait chamour ('halav nokhri)
article écrit par Yona GHERTMAN
‘HALAV NOKHI : Le lait « chamour »
Introduction : L'apparition de la «méta-casheroute» : Création d'un nouveau système alimentaire ou simple systématisation de nouvelles mesures rabbiniques?
Dans le langage courant, le terme de «casheroute» renvoie non seulement au régime alimentaire prévu dans le Pentateuque, mais également à toutes les mesures prises par les Sages dans le domaine de l'alimentation. Pourtant, un examen minutieux des enseignements de la Mishna traitant de nourriture montre que certaines évolutions rabbiniques ne concernent pas précisément la « casheroute » des aliments.
Ces nouvelles catégories de mets interdits se retrouvent particulièrement dans le traité Avoda Zara, traitant en majorité des lois relatives à l'idolâtrie.
Les aliments desquels il est interdit de tirer profit
Une première mishna commence ainsi:
Voici les aliments des idolâtres interdits, desquels il est interdit de tirer profit: Le vin, le vinaigre des idolâtres qui était au début du vin, l'argile «hadriani», et les peaux «en cœur». (TB Avoda Zara 29b).
En présentant une catégorie d'aliments dont il est interdit de tirer profit, la mishna oppose cette catégorie d'aliments prohibés à ceux «simplement» interdits à la consommation. En effet, l'interdit de tirer profit n'est pas un corolaire de l’interdit de consommer des aliments interdits.
Par exemple, selon la Torah, s'il est interdit de consommer de la viande de porc, il n'existe aucun interdit d'en tirer profit. Seuls les mélanges entre la viande et le lait sont concernés par l'interdiction de tirer profit, mais ce cas fait figure d'exception dans le domaine de la casheroute.[1]
Les différents aliments visés par cette mishna sont liés à l'idolâtrie. A propos du premier -le vin- le Talmud déduit d'un verset du Deutéronome sa prohibition, lorsque son utilisation est liée au culte idolâtre[2]. Il s’agit du vin de libation. La Michna interdit également tout vin susceptible d'être utilisé pour l'idolâtrie[3].
A propos de l'argile «hadriani», Rachi explique que la mishna fait référence à un procédé consistant à tremper ce type d'argile dans de l'eau afin d'extraire du vin qui était absorbé dedans[4]. Il s'agit donc encore d'un interdit lié au vin de libation. Quant aux peaux «en cœur», le commentateur champenois explique que la mishna fait référence à la peau prélevée vers l'endroit du cœur de la bête. Un tel procédé était fréquent chez les idolâtres. Il y avait donc à craindre que cette peau provienne d'un animal destiné à l'idolâtrie. Or, le Talmud déduit d'un verset du livre des Psaumes qu'il est interdit de tirer le moindre profit de ces animaux[5].
Peut-on parler ici d'innovation rabbinique en matière de casheroute? Il nous semble qu'il faille répondre par la négative. Étant donné que l'origine de ces lois n'est pas du tout liée aux régime alimentaire prévu par la Torah, l'introduction d'une nouvelle liste d'aliments prohibés ne peut permettre d'établir une comparaison pertinente. La catégorie des aliments interdits à cause de leurs liens avec le service idolâtre fait donc partie uniquement des lois de «méta-casheroute».
Notre mishna présente également un long débat entre Rabbi Ishmaël et Rabbi Yéoshoua au sujet de l'interdiction des fromages des idolâtres. Pourquoi sont-ils interdits? Après un vif échange d'arguments textuels et logiques, aucune conclusion définitive n'est finalement apportée.
La Guemara reprend ce débat et présente plusieurs réponses différentes que nous résumons ci-dessous:
1/ Risque que le fromage contienne du lait provenant d'un animal interdit à la consommation.
2/ Risque que le formage contienne du lait contaminé par du venin de serpent[6].
3/ Risque que le fromage soit fermenté avec de la présure animale provenant d’un animal mort sans être abattu rituellement.
4/ Risque que le fromage soit enduit de graisse de porc.
5/ Risque que le fromage soit conservé avec du vinaigre de vin.
6/ Risque que le fromage soit fermenté avec de la sève de fruits concernés par la «Orla».
Chaque «risque» constitue ici une barrière, une «haie protectrice» liée à un interdit principal:
1/ Il s'agit d'un risque lié à la casheroute. En effet, les Sages ont interdit par ailleurs de consommer un lait trait sans surveillance par peur que celui-ci ne provienne d'un mélange entre le lait d'un animal autorisé et celui d'un animal interdit. Or, un tel lait est interdit à la consommation au même titre que l'animal duquel il provient[7].
2/ Il s'agit d'un problème de «santé publique». Le risque que du venin de serpent soit déposé dans un liquide non surveillé est mentionné à plusieurs reprises dans le Talmud[8].
3/ Il s'agit encore d'un risque lié à la casheroute. Il se rapporte à l'interdiction émanant de la Torah de consommer un animal qui n’a pas été abattu rituellement (Deutéronome 14, 21).
4/ Autre risque lié à la casheroute. L'interdiction de consommer de la viande de porc- qu'il s'agisse d'une de ses parties ou de sa graisse- émane de la Torah (Lévitique 11, 7).
5/ Le vinaigre de vin dont il est question est celui interdit dans la mishna. Est donc concernée ici l'interdiction de tirer profit d'un aliment destiné à l'idolâtrie.
6/ La Loi de Orla (Lévitique 19, 23-24) interdit toute jouissance de tous les fruits des arbres, durant les trois premières années suivant leur plantation. Le dernier avis considère que les fromages des idolâtres sont interdits car susceptibles d'être enduits avec de la sève de fruits concernés par la Orla. Il s'agirait donc d'une mesure servant de «barrière» à cet interdit spécifique.
Selon les avis rattachant l'interdit de consommer et de tirer profit du fromage des idolâtres à des problèmes de casheroute, le décret des Sages à ce sujet serait surtout motivé par la volonté d'éviter toute transgression. Le même raisonnement peut être établi en ce qui concerne les autres interdits principaux mentionnés -tirer profit d'un aliment destiné à l'idolâtrie et Orla- à l'exception du problème de «santé publique».
Selon l'avis considérant que tel est l'origine du décret sur le fromage, les Sages s'érigeraient en garant des valeurs sanitaires. Ils prendraient l'initiative d'interdire un aliment en cas de risque -même minime- d'intoxication. Il semble d'après cet avis, qu'une telle initiative aurait été uniquement temporaire et complètement dépendante de la présence des serpents dans les contrées concernées. En revanche, s'il n'existait aucun risque que du venin ne soit versé dans des récipients de lait ou d'autres liquides, alors cette mesure n'aurait plus lieu d'être[9].
Les aliments uniquement interdits à la consommation
La mishna suivante présente une nouvelle série d'aliments prohibés. A la différence de la série précédente, ceux-ci font partie des aliments des idolâtres interdits à la consommation, mais non concernés par l'interdiction d'en tirer profit. Il s'agit des aliments suivants :
1/ Lait trait par des idolâtres.
2/ Pain et huile appartenant aux idolâtres; aliments cuits par des idolâtres.
3/ Aliments habituellement préparés avec du vinaigre de vin.
4/ Espèces particulières ou dérivés de certains poissons.
5/ Plante consommable particulièrement piquante nommée «korét shel 'hiltit».
6/ Sel parfumé habituellement mélangé à de la graisse de porc ou de poisson non casher, nommé «méla'h salkontit».[10]
Cette catégorie, comme la précédente, contient plusieurs sous-catégories reliées à des interdits différents:
1/ A priori, il semble que l'interdiction du lait trait par des idolâtres soit une mesure de protection liée à la casheroute, comme expliqué plus haut.
2/ Toutes ces restrictions alimentaires sont motivées par la volonté des Sages d'établir une séparation entre la population juive et ses voisins, comme cela ressort clairement du Talmud[11].
3/ Même si ces préparations mélangées à du vinaigre de vin ne sont pas concernées par l'interdit de tirer profit, le risque de consommer du vin de libation est tout de même visé en l’espèce[12].
4/ 5/ et 6/ :
Il s'agit de nouvelles barrières établies pour éviter des transgressions dans le domaine de la casheroute. Au sujet des poissons, Rachi explique que certaines espèces interdites sont difficilement identifiables et peuvent être confondues avec des espèces autorisées. Aussi lorsqu'il s'agit de pèche en gros et qu'un poisson autorisé mais difficilement identifiable est pêché, il est alors prohibé dès qu'un poisson interdit lui ressemble. De même, lorsqu'un poisson autorisé n'est reconnaissable qu'en entier, il sera interdit si seule sa chair est livrée et qu'elle n'est pas spécifiquement reconnaissable[13].
Quant à l'interdit rabbinique de consommer le «koret shel 'hiltit» provenant de l'idolâtre, il est à craindre qu’il ait été coupé à l’aide d’un couteau contenant de la graisse interdite. En effet selon le Talmud, cette graisse interdite déposée sur le couteau se mélange beaucoup plus facilement au «koret shel ‘hiltit » qu’aux autres aliments froids[14].
Enfin, la raison de l'interdiction du dernier aliment mentionné dans la mishna est évidemment liée au risque de mélange avec de la graisse de porc ou du poisson non-casher.
Pour conclure sur cette législation de la «méta-casheroute», il nous semble que les Sages ont présenté diverses mesures aux motifs différents dans un souci de faciliter la pratique religieuse. En effet, il ne faut pas oublier qu'à l'époque de sa rédaction, l'objectif premier de la Mishna est de donner la Loi. Dès lors, la priorité des Sages est de distinguer l'aliment autorisé de l'aliment interdit. Ils n'ont donc aucunement l'intention de créer une «méta-casheroute» s’additionnant au régime alimentaire originel.
1/ 2/ Evolution de la «méta-casheroute»: Différentes lectures des passages talmudiques relatifs au lait des non-juifs
La problématique posée par les Rishonim
Deux passages talmudiques traitent du lait des non-juifs. Le premier vient l'interdire et se trouve à la suite de la mishna répertoriant les nourritures des idolâtres dont il est autorisé de tirer profit bien qu'interdites à la consommation[15]. Comme au sujet d'autres lois déjà mentionnées, les «idolâtres» dont il est question ici ne sont pas précisément les adorateurs d’idoles. Tous les non-juifs susceptibles de fournir du lait interdit rentrent en réalité dans cette catégorie.
Le second passage vient limiter l'interdiction de ce lait. Après avoir présenté une première catégorie d'aliments desquels il est interdit de tirer profit, puis une seconde catégorie d'aliments «uniquement» interdits à la consommation, la Mishna présente une dernière catégorie. Il s'agit des aliments «autorisés à la consommation». L’enseignement des Sages commence ainsi :
Et voici [les aliments des idolâtres] autorisés à la consommation:
-Le lait trait par un idolâtre alors qu'un juif l'observait [durant la traite] (…)[16].
La crainte initiale des Sages était que les idolâtres qui mélangeaient régulièrement différentes sortes de lait -pour des raisons essentiellement économiques- ne vendent à des juifs du lait de vache auquel aurait été mélangé du lait provenant d'un animal non-casher. Pour prévenir ce risque, les Sages proposent donc que les traites pratiquées par des idolâtres soient surveillées par des juifs s'assurant que le produit final ne contienne aucune trace de lait provenant d'un animal interdit à la consommation.
Dans cet esprit, la Guemara[17] rajoute qu'il est possible que le surveillant juif -«shomer»- reste assis à côté du troupeau sans forcément observer constamment l'ouvrier non-juif en charge de la traite. En effet, les Sages supposent que la surveillance est valable dès que le shomer peut se lever à tout moment pour contrôler qu'aucun mélange prohibé ne soit effectué. Dans un tel cas, l'«observation» dont il est question dans la mishna ne doit pas être comprise au sens littéral. Il doit s'agir simplement d'un contrôle visuel même ponctuel, ayant concrètement le même effet qu'une observation visuelle continue. L'ouvrier ne se risquera pas à tenter un mélange entre du lait autorisé et du lait interdit, par crainte d’être finalement démasqué.
L'interdit initial du lait des non-juifs fut institué en tant que « barrière » à la consommation d’aliments interdits par la Torah, à l’instar d’autres mesures relatives à la nourriture décrétés par les Sages[18]. Le propre d'un décret - «guezéra »- est qu'il s'applique même lorsque le risque de transgresser l’interdit de la Torah est quasiment inexistant. Il se peut d'ailleurs que les Sages ne décrètent une mesure que dans un certain contexte afin justement de ne pas pénaliser la collectivité dans un cas où sa portée serait nulle. Par exemple, les Sages interdirent de conserver certains liquides à cause du risque que des serpents y déposent leur venin. Or, cette mesure ne fut prise que dans les endroits où se trouvaient des serpents, non dans ceux où ce risque était complètement inexistant[19].
Les Rishonim vont s'interroger sur le cadre de l'autorisation apportée dans le Talmud, lorsque la traite du lait est surveillée par un juif. Deux thèses aux conséquences profondément différentes vont s'affronter :
→ Lorsque les Sages interdirent le lait des non-juifs, ils limitèrent la portée de leur décret aux cas dans lesquels la traite du lait n'est pas surveillée. En revanche, le cas dans lequel un juif observe la traite ne fut pas prévu par ce décret. Par conséquent, le lait des non-juifs n’est consommable que dans ce dernier cas.
→ Même si certains aliments présentés aux côtés de l'interdiction du lait dans la mishna furent interdits par décret, il n'en va pas de même pour le lait qui fut interdit uniquement pour des raisons de casheroute. Par conséquent, la présence d'un shomer sert simplement à s'assurer que le lait fourni soit casher.
Le lait des non-juifs interdit même en l'absence de risque de mélange prohibé : la théorie du Rashba
Rabbi Shlomo Ben Aderet (1235-1310, Barcelone), connu comme le Rashba, répond à deux reprises à des questions concernant de la crème lactée provenant d'animaux autorisés[20]. Un tel aliment peut-il être permis sachant qu'il n'est pas concerné par l'interdit frappant le fromage des non-juifs[21]? Le Rashba répond énergiquement par la négative en développant une argumentation assez technique, faisant appel à diverses notions talmudiques. L'idée principale intéressant notre sujet est la suivante :
A priori explique-t-il, il aurait peut-être été possible d'autoriser une telle crème en raison de la probabilité quasiment inexistante d'un mélange prohibé. Cependant, toute loi des Sages destinée à limiter les rapprochements avec les non-juifs doit être considérée comme un interdit certain. Or, il n'y a aucun doute ici, l'interdiction du lait fait partie de telles mesures.
Sûrement le Rashba se base-t-il sur le fait que l'interdiction du lait se trouve dans la mishna aux côtés des interdictions du pain, du vin et de l'huile. Étant donné que ces différentes mesures furent prises pour éviter tout risque d'unions prohibées avec les non-juifs, il en irait de même pour la mesure sur le lait. De plus, si ces trois dernières mesures suivent l'interdiction du lait, avec laquelle commence la mishna, la dernière règle de la mishna précédente est relative aux fromages des non-juifs, interdits explicitement par décret. Aussi la disposition de la Mishna prouverait que l'interdiction du lait des non-juifs est un décret motivé par la volonté d'éviter tout rapprochement prohibé. Dès lors, ce lait ne peut être autorisé en l'absence de surveillant.
En revanche, les Sages n'auraient pas pris de mesure dans le cadre d'une relation purement professionnelle peu propice aux rapprochements quels qu'ils soient. En effet, dans le cas d'une traite surveillée, la relation de méfiance s'installant obligatoirement entre le shomer et l'ouvrier non-juif ne peut laisser s'établir une relation de confiance créatrice de rapprochements ultérieurs[22].
La possibilité de consommer le lait des non-juifs dès que la crainte du mélange est levée : la théorie du Rashbash
Dans une responsa, R. Shlomo Duran (1400-1467, Alger),connu comme le Rashbash, traite de la question du lait des non-juifs en répondant à la question suivante : «(...) Est-il permis de boire du lait provenant de bêtes appartenant à un troupeau à propos duquel il est certain qu'il ne contient aucun animal impur, bien qu'aucun juif n'ait vu [la traite] ? »[23]. Pour répondre, le décisionnaire analyse le passage talmudique traitant de ce sujet :
Sur place, la Guemara n'accepte pas d'emblée l'idée que le surveillant puisse être assis et se lever uniquement de temps en temps pour vérifier que le salarié n'effectue aucun mélange interdit. Elle demande alors : «S'il est question d'un troupeau contenant [également] des bêtes impures, pourquoi cela est-il autorisé?»[24]. Or, d'après le Rashbash, cette question prouve en elle-même que le lait d'un animal provenant d'un troupeau ne contenant aucune bête impure -c'est à dire non-casher- est autorisé. En effet, tout le doute émis ne concerne que le cas dans lequel le troupeau contient à la fois des animaux casher et non-casher. A contrario, dans le cas d'un troupeau ne contenant que des bêtes autorisées à la consommation, la Guemara ne s'interroge pas car il est évident que le lait provenant d'un tel troupeau est autorisé, même sans surveillant juif. Le Rashbash repousse donc explicitement l'idée que l'interdit du lait des non-juifs soit un décret des Sages à l’instar du décret sur les fromages. Il ajoute la précision suivante:
«Mon père, mon maître, le Rashbats [R. Shimon Duran] s'appuyait sur cette idée pour acheter du lait provenant des fermes du village, bien qu'il n'y avait pas de surveillant juif, car il était certain qu'il n'y avait pas d'animaux impurs dans cet endroit. Il s'agit d'une idée juste pour celui qui sait la comprendre.»
Dans la suite de sa responsa, il explique que les animaux non-casher susceptibles de produire du lait consommable dans sa région sont le chameau, l'âne et le cheval. Il se trouve explique-t-il, que le lait de chameau est particulièrement recherché. Il n'est donc pas possible que les fermiers mélangent ce lait avec du lait de vache, car il n'y aurait aucune rationalité économique dans un tel comportement. Au contraire, cela occasionnerait un coût supplémentaire.
Le mélange avec du lait d'âne et de cheval n'est également pas à craindre d'après-lui. Il explique en effet qu'il est néfaste pour la santé de ces animaux d'effectuer une traite. Or, les fermiers faisant particulièrement attention à ne pas endommager le cheptel, il n’y a aucun risque qu’ils traient un âne ou un cheval pour effectuer un mélange avec du lait de vache.
Le Rashbash lui-même autorisa les habitants d'Alger, ville dans laquelle il était juge rabbinique, à boire du lait provenant des fermes non-juives, même en l'absence de surveillance. Il limite toutefois son autorisation en apportant une restriction essentiellement géographique :
« (...) Tout dépend de l'endroit et de la coutume [en vigueur]. Il y a des endroits dans lesquels le lait de chameau se trouve en quantité. Il y a des endroits dans lesquels on ne craint pas de produire du lait d'ânes et de chevaux. Il y a des endroits dans lesquels il y a d'autres animaux impurs [susceptibles de produire du lait] comme le porc ou autres. Dans tous les endroits dans lesquels il est à craindre l'une de ces configurations, le lait est interdit tant [qu'un surveillant juif] ne se tient pas aux côtés du troupeau (…).»
Une controverse basée exclusivement sur l'interprétation du texte talmudique
Il est intéressant de noter que le Rashbash ne cherche pas du tout à autoriser «pour autoriser». Preuve en est qu'il avertit ses fidèles des précautions à prendre sur cette question, et qu'il rappelle lui-même de nombreuses limites à sa décision d'espèce. En réalité, son autorisation initiale est uniquement la résultante de sa compréhension du texte talmudique. Contrairement au cas traité précédemment à propos du second jour de Rosh Hashana en Palestine, il n'y a ici aucune discussion idéologique. Ni le Rashba ni le Rashbash ne basent leurs argumentations sur des considérations «méta-halakhiques». Leur seule volonté est de rendre compte le plus fidèlement du texte talmudique. Si l'évolution halakhique est aussi différente sur ce sujet entre ces deux Rishonim, c'est uniquement car leur compréhension du texte l'est également.
Pour le Rashba, l'interdit sur le lait doit être inclus dans les lois de «méta-casheroute» au même titre que les mesures destinées à éviter les mariages interdits avec les non-juifs. Pour le Rashbash en revanche, il s'agit uniquement d'un problème de casheroute. Nous remarquons alors qu’une « simple » lecture talmudique peut avoir les mêmes conséquences qu’une décision motivée par un contexte socio-culturel défini. On imagine aisément qu’il devait être plus facile de se procurer du lait provenant des non-juifs, que d’une traite effectuée sous surveillance rabbinique. Le temps et l’argent dépensés par les communautés pour mettre, ou ne pas mettre en place une telle surveillance dépendait alors uniquement de l’interprétation d’un texte par un décisionnaire.
2/ Le maintien de l'initiative rabbinique après la composition du Shoulkhan Aroukh, l’exemple des controverses autour de la consommation du lait des non-juifs
La position du Shoulkhan Aroukh au sujet du lait des non-juifs
Dans le Shoulkhan Aroukh, R. Yossef Karo écrit : « Du lait trait par un non-juif sans qu’un juif ne surveille la traite est interdit par crainte qu’il y ait eu un mélange avec du lait impur »[25].
Au-delà des précisions sur les modalités de la surveillance, R. Karo ne dit pas quelle est la portée de cette Loi lorsqu’il n’existe aucun risque qu’un animal non-casher se trouve dans la région dans laquelle se trouve le troupeau. Dans son Beth-Yossef, il ne ramène ni l’avis considérant que l’interdiction du lait des non-juifs est un décret irrévocable, ni celui considérant que cette interdiction ne s’applique plus si aucun risque de casheroute n’est décelable[26]. Il rapporte toutefois la question de savoir si la traite des animaux d’un troupeau dans lequel ne se trouve aucun animal non-casher doit être surveillée. Après avoir mentionné un premier avis répondant par la négative, et autorisant donc un tel lait, il conclut finalement par l’affirmatif en se basant sur l’avis de certains Rishonim :
Même s’il n’y a aucun animal impur dans son troupeau, il convient d’user de sévérité en exigeant qu’un juif soit présent depuis le début de la traite, par peur que le non-juif ait mis du lait impur dans un récipient [et qu’il l’ait mélangé avec le lait provenant des animaux du troupeau] avant que ne vienne le juif[27].
Cette conclusion est reprise dans le Shoulkhan Aroukh. Il se peut cependant que le non-juif habite dans une contrée dans laquelle il est impossible de se procurer du lait impur. Il se peut également qu’il puisse se le procurer, mais qu’il n’ait aucun intérêt à effectuer un mélange. Ces cas de figure ne sont pas traités par Rabbi Yossef Karo. Les A’haronim vont donc se prononcer pour combler ce vide juridique. Deux options sont envisageables :
- L’interdiction du lait des non-juifs est un décret des Sages : Le lait sera alors interdit, même s’il est certain que l’ouvrier non-juif n’a pas pu effectuer le mélange prohibé.
- L’interdiction du lait des non-juifs n’est pas un décret des Sages : Le lait sera autorisé s’il est certain que l’ouvrier non-juif n’a pas pu effectuer le mélange prohibé.
Le témoignage de l’auteur du Péri ‘Hadash sur la pratique des juifs d’Amsterdam
Dans la seconde moitié du 17ème siècle, R. ‘Hezekiah da Silva, le « Péri ‘Hadash » (1659-1698) quitte assez jeune sa ville natale de Livourne pour s’installer à Jérusalem. La précarité des implantations juives en Palestine à cette époque fait que les institutions talmudiques ne survivent souvent uniquement grâce aux fonds provenant de Diaspora. Lors d’un voyage en Europe dans ce but, le Péri ‘Hadash s’installe durant une année dans la communauté d’Amsterdam, où il compose son œuvre légale majeure, dont le titre deviendra la signature de son auteur pour la postérité : le Péri ‘Hadash, commentaire de la section Yoré Déa du Shoulkhan Aroukh.
Dans cet ouvrage, l’auteur écrit une célèbre responsa autorisant la consommation du lait des non-juifs trait en l’absence de la surveillance d’un juif. Il se base avant tout sur l’opinion du Radbaz[28], considérant que l’interdit relatif au lait trait sans surveillance a été émis uniquement de crainte d’un mélange de lait non-casher à du lait casher, mais n’est pas prohibé par un décret des Sages[29]. Aussi, dans les endroits où on ne trouve pas de lait d’animaux non-casher, la consommation de lait trait en l’absence de surveillance ne pose aucun problème.
Le Peri ‘Hadash rajoute que, dans les endroits où le lait provenant des animaux interdits à la consommation est plus onéreux que celui des animaux autorisés, il est possible de consommer du lait trait sans la surveillance d’un juif[30]. Mais surtout, il n’hésite pas à argumenter du bien-fondé de sa décision en prenant son exemple personnel : Lui-même, explique-t-il, a bu de ce lait alors qu’il était de passage à Amsterdam car tel était l’usage dans cette ville[31].
Une telle décision provenant d’un A’haron constitue à n’en point douter une innovation rabbinique flagrante. Même si l’auteur du Shoulkhan Aroukh ne fait pas mention d’un décret des Sages, il n’en reste pas moins qu’il interdit purement et simplement le lait trait sans surveillance, et ne conçoit pas de dérogation. Aussi l’autorisation du Péri ‘Hadash semble aller à l’encontre du code de Loi ayant vocation à être accepté par tout le monde séfarade.
Cependant, comme nous l’avons montré, le Shoulkhan Aroukh n’exclut pas non-plus explicitement la possibilité d’une dérogation. Par conséquent, l’innovation rabbinique du Péri ‘Hadash se retrouve dans la présentation d’une réponse légale ne prenant pas appui sur les écrits de R. Karo, non dans une controverse avec ce dernier.
La position de sévérité adoptée par le ‘Hatam Sofer
Si le texte du Talmud ne fait pas explicitement mention d’un décret concernant le lait des non-juifs, nous avons vu précédemment que l’existence d’un décret sur le fromage des non-juifs ne fait aucun doute[32]. Plusieurs raisons sont évoquées par le Talmud pour expliquer la mise en place d’un tel décret. Une première lecture du texte laisse apparaître que les deux premières raisons avancées sont les suivantes :
1/Il existe un risque que le fromage ne soit pas recouvert durant la nuit et qu’un serpent vienne y poser son venin.
2/Il risque toujours de se trouver du lait interdit entre les trous du fromage.
Par ailleurs, la Guemara enseigne qu’il n’est pas possible de fabriquer du fromage en utilisant du lait provenant d’animaux non-casher, car un tel lait ne peut fermenter correctement, il reste donc liquide[33]. Aussi Rachi suppose-t-il que la seconde raison avancée prévoit le cas dans lequel l'ouvrier aurait voulu faire du fromage en utilisant un mélange de lait autorisé et de lait interdit. Le lait autorisé aurait effectivement fermenté, à l'inverse du lait interdit dont il serait resté quelques traces entre les trous du fromage venant d'être fabriqué. Or, ces traces de lait étant interdites à la consommation, les Sages auraient décidé par décret d'interdire le fromage dans son ensemble[34].
Les Tossafistes proposent une objection de poids à la théorie de Rachi: Pour quelle raison l'ouvrier non-juif irait-il fabriquer du fromage en utilisant un mélange de lait autorisé et de lait interdit, alors qu'il sait pertinemment que le lait interdit ne tiendra pas? Un tel cas paraît complètement improbable, un tel gaspillage relevant d'une sottise irrationnelle et ne pouvant être envisageable. Aussi proposent-ils une autre lecture de ce passage talmudique:
Il n'y aurait pas deux raisons différentes, mais une seule raison présentée par un Sage et soutenue par un autre. Le premier Sage affirmerait que la raison du décret sur le fromage est liée au risque que du venin de serpent y ait été déposé. Le second viendrait appuyer ses dires en expliquant que ce risque existe même après la fermentation du fromage, car il se trouve toujours entre ses trous un reste de liquide. Or, ce liquide risque d'être contaminé par du venin de serpent car le lait servant à fabriquer le fromage reste souvent découvert durant la nuit, comme expliqué précédemment.[35]
C'est à ce stade qu'intervient la décision de R. Moshé Sofer (Allemagne, 1762-1839), le «'Hatam Sofer». Dans le cadre d'une responsa traitant du lait non-surveillé, il défend l'explication de Rachi contre l'objection des Tossafistes, qui d'après-lui, n'a pas lieu d'être. En effet, explique-t-il, lorsque Rachi écrit qu'il existe une crainte que du lait interdit ait été mélangé au fromage, il ne pense pas à du lait provenant d'un animal non-casher.
Au contraire selon le 'Hatam Sofer, Rachi fait allusion à des restes de lait provenant de la traite d'un animal casher. Or, étant donné qu'il existe un décret interdisant le lait des non-juifs, même en l'absence de problèmes de casheroute, de telles traces de lait sont formellement interdites, car tombant sous le coup du décret des Sages.
Ne pouvant envisager que Rachi ait proposé une explication improbable, le 'Hatam Sofer interprète alors ses propos d'une manière plus rationnelle, en montrant qu'il était évident pour le Sage Champenois que le Talmud avait connaissance d'un décret sur le lait des non-juifs. Se basant sur cette analyse complexe de la discussion talmudique, il prend position contre le Péri 'Hadash. Il déclare donc que le lait trait par des non-juifs en l’absence de surveillance reste formellement interdit, même en l'absence certaine de tout problème de casheroute.[36]
De la même manière que les Rishonim basaient leur enseignement sur leur compréhension du texte talmudique, le 'Hatam Sofer fait dépendre sa décision de sa propre interprétation des propos des Rishonim, et plus particulièrement de Rachi. Il ne mentionne ni les propos du Shoulkhan Aroukh ni ceux du Rama avant de présenter sa décision. Il se met sur le même plan que les Rishonim, en prenant directement position contre l'interprétation des Tossafistes, comme si quelques années les séparaient.
Certes, ce Sage de l'Allemagne du début du 19ème siècle est connu pour son affirmation péremptoire: «'hadash assour min HaTorah/ La Torah interdit toute nouveauté». Cependant, cet état d'esprit doit être replacé dans son contexte: il s'agissait surtout d'une mise en garde contre les ravages des tenants de la réforme du judaïsme, méprisant complètement l'importance de la Halakha dans la pratique religieuse[37].
En réalité, cette démonstration du 'Hatam Sofer est un exemple éclatant d'innovation rabbinique. Ce dernier n'a pas peur de revenir à la lecture directe du texte talmudique et des commentateurs, afin de proposer sa démonstration légale. Il ne mentionne même pas les propos du Rashba selon lesquels l'interdiction du lait des non-juifs serait un décret des Sages[38]. Il arrive en effet à la même conclusion en présentant un argumentaire totalement différent.
Il montre donc que les A'haronim ne sont pas en reste par rapport aux Rishonim, car eux aussi peuvent déterminer leurs positions légales grâce à leur compréhension du texte. De la sorte, il se rapproche ainsi de décisionnaires tel le Péri 'Hadash, montrant que l'innovation rabbinique continue son essor même après la composition du Shoulkhan Aroukh.
Les décisions du Peri ‘Hadash et du ‘Hatam Sofer sont opposées. On remarque cependant que tous deux ont bâti leurs argumentations en apportant des arguments provenant d’auteurs les ayant précédés. Ils montrent ainsi que la chaîne de la tradition reste un élément fondamental pour le décisionnaire. L’innovation rabbinique doit s’inscrire dans le cadre de cette tradition.
3/ Nouvelles lectures des textes talmudiques liées à l'apparition de nouvelles techniques: la problématique du lait des non-juifs
Les divergences quant à l'acceptation dans l'évolution légale des nouvelles données spécifiques au 20ème siècle
Le Yalkout Yossef est un ouvrage de Halakha composé par le Rav Y. Yossef, dans lequel ce dernier rassemble nombre de décisions de son père, l'ancien Grand-Rabbin d'Israël, le Rav Ovadia Yossef (Bagdad/Israël 1920- ad 120). Cette compilation légale a pour vocation d'enseigner au grand-public observant la Loi en vigueur pour les communautés séfarades. Il s'agit également d'un ouvrage d'érudition puisqu'il reprend dans les notes -majoritaires par rapport au corps du texte- les principales discussions sur les sujets traités, en remontant du Talmud jusqu'aux décisionnaires contemporains, aussi bien séfarades qu'ashkénazes. Il a par ailleurs l'avantage de présenter les avis de décisionnaires avec qui il ne s'accorde pas. Il se sert en outre de leurs opinions pour délivrer certaines autorisations dans des cas exceptionnels.
Cette courte introduction nous amène à la présentation de la loi sur le lait des non-juifs dans le Yalkout Yossef :
D’après certains, il est possible de consommer du lait non surveillé dans les pays interdisant de mélanger deux types de laits différents, car [l'ouvrier] non-juif a peur de mélanger du lait pur avec du lait impur. D’autres sont en désaccord [avec ce qui précède] et ne s’appuient pas sur la législation de l’État, dans la crainte d’un mélange interdit par la Torah ; ils considèrent également que cet interdit fait partie des décrets des Sages qui subsistent même lorsque la raison n’existe plus. Par conséquent sur le plan de la loi, il convient de se montrer strict et de ne consommer que du lait surveillé, à l’exception des malades et des enfants [qui pourront consommer du lait non-surveillé].
Mais de toute manière, ceux qui vivent en dehors d’Eretz-Israël, qui ont du mal à se montrer stricts, qui n’ont pas la possibilité de se procurer du lait surveillé, et qui s’appuient sur ceux qui permettent [le lait non-surveillé] ; [ceux-là] ont sur qui s’appuyer même en dehors des cas de maladie[39].
Dans la note explicative de cette halakha la question suivante est rapportée: «Le lait des non-juifs est-il également interdit lorsque la législation de l’état interdit le mélange de lait provenant d'animaux non-casher?».
Auparavant, il existait une controverse quant à savoir si l'interdiction du lait des non-juifs était ou non un décret irrévocable[40]. Désormais avec le développement de l'industrie laitière et l'apparition de nouvelles normes sanitaires dans les pays occidentaux, il apparaît comme quasiment impossible que le lait du commerce contienne du lait interdit. En effet, ceux qui viendraient à transgresser l’interdiction étatique se trouveraient alors sous le coup de la loi et se verraient imposer des sanctions financières.
Dans ces conditions apparaît donc une seconde problématique spécifique au 20ème siècle :
Les nouvelles données de l'industrie laitière peuvent-elles entraîner une évolution de la Halakha, même si l'interdiction du lait des non-juifs provient d'un décret des Sages?
La réponse de l'auteur du Yalkout Yossef tend vers la sévérité, car il utilise la méthode du Rav Ovadia Yossef : Présenter de nombreux avis divergents, puis trancher la loi en utilisant la règle de la majorité. Or en l'espèce, la majorité des décisionnaires interdisent la consommation du lait des non-juifs malgré les nouvelles données apparues au 20ème siècle. Cependant, les avis non-retenus ne sont pas considérés comme illégitimes, au contraire.
Il se base alors sur ces derniers afin d'autoriser a posteriori la consommation du lait des non-juifs . A la lecture de cette décision, on se rend compte que si la Loi a certainement évolué grâce à la prise en compte des nouvelles données modernes, les avis ne sont pas unanimes. Néanmoins à l’instar du Rav Yossef, des décisionnaires ne considérant pas que ces données puissent interférer dans la Halakha acceptent que d’autres aient une perception différente.
La position du Rav Moshé Feinstein, ou l'innovation rabbinique par excellence
Le Rav Moshé Feinstein, né en 1895 en Russie se rend aux États-Unis en 1937 pour s'y installer. Il y devient la sommité rabbinique la plus importante jusqu'à sa mort en 1986, et même après. Il se spécialise entre autres dans les questions légales liées aux nouvelles technologies et aux évolutions de la modernité.
Dans le texte cité ci-dessus, R. Yossef fait essentiellement référence à ce dernier, lorsqu'il écrit que «d’après certains, il est possible de consommer du lait non surveillé dans les pays interdisant de mélanger deux types de laits différents ». Le fameux décisionnaire américain, auteur du recueil de responsa « Iguerot Moshé » est en effet connu pour avoir autorisé aux États-Unis le lait provenant des compagnies non-juives.
Cette autorisation se fondait sur le fait que les mélanges entre différents laits y étaient alors formellement interdits par une réglementation étatique. Seul le lait de vache étant permis par la législation américaine, il n’y avait donc aucun risque réel que le lait provenant de ces compagnies ne soit pas casher[41].
Même si selon la tradition du judaïsme orthodoxe, R. Feinstein recommande aux personnes pieuses de ne consommer que du lait surveillé, il permet néanmoins à priori la consommation du lait non-surveillé. C'est précisément sur sa décision que se base -encore de nos jours- l'organisme de casheroute orthodoxe américain O.U pour apposer sa certification sur des produits fabriqués avec un tel lait.
On peut véritablement parler d'initiative rabbinique au sujet de cette décision. En effet, celle-ci ne fait pas du tout appel aux écrits des Rishonim et Aharonim considérant que l'interdiction du lait des non-juifs n'est pas un décret des Sages. R. Feinstein précise d'ailleurs dès sa première responsa sur le sujet : «Il y a une raison majeure pour autoriser [ce lait], même sans [s'appuyer sur] la théorie du Péri 'Hadash [selon qui il n'y a pas de décret][42] (...)»[43].
En réalité, le décisionnaire américain construit tout simplement son autorisation sur une lecture audacieuse de la mishna autorisant le lait trait par un ouvrier non-juif lorsqu'un surveillant juif se trouve à proximité:
Et voici [les aliments des idolâtres] autorisés à la consommation:
-Le lait trait par un idolâtre alors qu'un juif l'observait [durant la traite] (…)[44]
R. Moshé Feinstein remarque que pour autoriser le lait trait par un non-juif, la mishna exige que la traite ait été observée. L'élément déclenchant la permission de ce lait est donc la vue. Or, il se trouve que dans plusieurs passages talmudiques, la certitude qu'une action a été commise ou non est placée juridiquement sur le même plan que la vue.
Par exemple dans certaines lois relatives aux témoins, il n'est pas forcément nécessaire que ces derniers aient précisément vu le fait qu'ils viennent confirmer ou infirmer. Si le tribunal vérifie que les témoins étaient en mesure de savoir avec certitude si l'action s'est produite ou non, leur témoignage est alors validé[45].
En l'espèce d'après Rav Feinstein, la mise en place d'une législation sanctionnant les entreprises n’utilisant pas exclusivement du lait de vache rend désormais certaine l'absence de lait non-casher dans le lait vendu aux Etats-Unis. Il est dès lors permis de considérer que cette certitude s’apparente à un témoignage, du moins sur le plan juridique. Aussi d'après lui, les nouvelles données de la législation sur les produits laitiers transforment de facto le lait non-surveillé en lait surveillé. Il peut donc être permis à priori.
Cette décision de R. Moshé Feinstein est sans doute le meilleur exemple de la position idéale de la Loi juive contemporaine, entre rapport au texte et rapport à la modernité. Des auteurs sympathisants de la Réforme se seraient contentés de remarquer que la motivation initiale du décret n’est plus en adéquation avec la réglementation n’autorisant que le lait de vache dans les compagnies américaines. Or le texte de la Michna présente une interdiction formelle qui, selon de nombreux avis rabbiniques, provient d’un décret des Sages dont la révocation est souvent impossible[46].
L’aspect novateur de la décision de Rav Feinstein consiste donc à trouver une autorisation sans pour autant remettre en cause ce décret, en trouvant une grille de lecture adaptée au cas d’espèce et conforme à la Halakha. Aussi, même si cette décision n’est pas acceptée par tous les auteurs rabbiniques contemporains, elle représente sans doute un modèle du parfait équilibre entre la prise en compte des données modernes et la volonté de ne pas trahir la tradition juive.
[1]Les Sages du Talmud apprennent cet interdit par le raisonnement suivant: Pourquoi l'interdiction de «cuire un agneau dans le lait de sa mère» est-elle mentionnée à trois reprises dans la Torah? Une première fois pour apprendre l'interdit de cuire ces deux aliments ensemble, une seconde pour apprendre l'interdit de les consommer ensemble, et une troisième pour apprendre l'interdit d'en tirer profit (TB 'Houlin 115b).
[2]Deutéronome 32, 37, voir TB Avoda Zara 29b.
[3]Commentaire de Rachi sur Ibid., s. v. «shéhaya».
[4]Ibid. s. v. «heres hadriani».
[5]Psaumes 106, 28 ; voir TB Avoda Zara 29b. Cet interdit doit-il être considéré comme provenant directement de la Torah, ou bien comme un interdit des Sages? Selon une majorité de Rishonim l'interdiction de tirer profit d'un animal destiné à l'idolâtrie serait un interdit de la Torah (Rambam, Hilkhot Avoda Zara 7, 2; Sefer Ha 'Hinoukh, 111 et 429, etc...). Toutefois certains baalé Tossfot restent dans l'interrogative (voir Tossfot Baba Kama 72b, s. v. «déï»).
[6] A l’époque talmudique, il était dangereux de laisser les récipients à découvert durant la nuit, car il y avait un grand risque que des serpents venimeux, alors très fréquents, ne déposent leur venin dans le récipient contenant du liquide.
[7]TB Avoda Zara 35b ; voir infra.
[8]Voir par exemple TB Avoda Zara 57b à propos du vin.
[9]Voir Tossfot, commentaires sur Ibid., s. v. «léafoukéi» et sur TB Avoda Zara 35a, s. v. «'hada katanéi».
[10]D'après la mishna dans TB Avoda Zara 35b, le commentaire de Rachi sur Ibid., et l’explication de la Guemara sur «méla'h salkontit» (Ibid., 39b.).
[11]TB Avoda Zara 36b. Nous reviendrons précisément sur ces interdictions dans le chapitre suivant: «L'initiative rabbinique liée au contexte socioculturel: les 18 mesures».
[12]Voir TB Avoda Zara 38b, expliquant pourquoi un tel mélange n'est interdit qu'à la consommation.
[13]Voir les commentaires de Rachi sur la mishna, s. v. «téroufa» et «vétsir shéin ba daga».
[14] Voir TB Avoda Zara 39a, expliquant pourquoi cette crainte se retrouve particulièrement avec le « koret shel ‘hiltit ».
[15]Voir supra.
[16]TB Avoda Zara 39b.
[17]Ibid.
[18]Voir supra.
[19]Voir supra note 55
[20] Rashba, Torat habaït haarokh, baït 3, shaar 6, 90b; Ibid., shout haRashba 1, 110.
[21] Voir supra.
[22]Cette explication de l'impossibilité d'établir une relation de confiance créatrice de rapprochements ultérieurs entre le shomer et l'ouvrier est à attribuer au Rav Imanouel Mergui. Il convient de préciser que cette idée est apportée ici pour tenter de comprendre la position du Rashba.
[23]R. S. Duran, Shout HaRashbash, 554.
[24]TB Avoda Zara 39b. Comme nous l'avons rapporté supra, la réponse à cette question est la suivante : Étant donné que le surveillant juif peut observer l'ouvrier à tout moment, ce dernier n'osera pas effectuer de mélange interdit.
[25] Shoulkhan Aroukh, Yoré Déa 115, 1.
[26] Voir supra.
[27] R. Yossef Karo, Beth-Yossef, Ibid., d’après le Mordekaï et le Smak. Il semble que dans plusieurs régions, le lait provenant des animaux impurs était encore moins onéreux que celui provenant des animaux purs. Dès lors, la crainte que des producteurs procèdent à un tel mélange était toujours d’actualité.
[28] Le Radbaz, acronyme de Rav David Ben Zimra, est né en Espagne en 1479, et mort à Safed en 1589. Talmudiste, Cabaliste et décisionnaire reconnu par ses pairs, il fut un contemporain de Rabbi Yossef Karo qu’il fréquenta régulièrement, puisqu’il fit partie du Tribunal rabbinique présidé par l’auteur du Shoulkhan Aroukh.
[29] Techouvat HaRadbaz 75. Nous avons présenté une opinion similaire avec l’avis du Rashbash supra.
[30] Nous avons mentionné un argument similaire dans les propos du Rashbash, voir supra.
[31] Voir Péri ‘Hadash, Yoré Déa 115, 6. De même des arguments similaires se retrouvent chez d’autres A’haronim, voir par exemple ‘Hout HaMéshoulash, sefer Tashbats, 1, 32; Péri Toar, Yoré Déa 115, 1.
[32] Voir supra.
[33] TB Avoda Zara 35b.
[34]Rachi, commentaire sur Ibid., s. v. «léfi shéï efhshar»
[35]Tossfot, commentaire sur Ibid., s. v. «léfi shéï efshar». A la suite de cette réfutation des propos de Rachi, les Tossafistes expliquent que selon eux, la véritable raison du décret des Sages est précisément ce risque que du venin de serpent ait glissé dans le lait servant à fabriquer le fromage (voir supra). Or, un tel risque, pourtant fréquent à l'époque du Talmud, n'existant plus du tout à leur époque -Moyen-âge-, il serait permis selon eux de consommer du fromage fabriqué par des non-juifs, car le décret fut annulé en même temps que sa motivation initiale. Ils préviennent tout de même qu'il convient d'être, car dans certains endroits les fromages sont fabriqués avec de la graisse animale interdite à la consommation. (Ibid.). On notera que même si certains se basèrent sur cette opinion pour consommer légitimement le fromage des non-juifs en l'absence de risque de casheroute, cet avis permissif ne fut pas retenu chez les décisionnaires postérieurs (voir Beth-Yossef, Yoré Déa 115, 2).
[36]Shout 'Hatam Sofer, 2nde partie, Yoré Déa 107.
[37]Voir H. Infled, La Torah et les sciences, ou mille années de controverse, Gallia, pp.166-171.
[38]Voir supra.
[39]R. Y. Yossef, Yalkout Yossef, Issour véEther 3-4, 81, 11.
[40]Voir supra.
[41]R. M. Feinstein, Iguerot Moshé 2, Yoré Déa 1, 47-49.
[42]Voir supra.
[43]R. M. Feinstein, Iguerot Moshé 2, Yoré Déa 1, 47.
[44]TB Avoda Zara 39b, voir supra.
[45] En hébreu, la connaissance se dit « yédia » et la vue « réïa ». Le concept talmudique sur lequel se base le Rav Feinstein admet que la première notion puisse se substituer à la seconde. Il ne s’agit pas forcément d’une règle absolue, mais le concept se retrouve assez souvent dans d’autres cas d’espèces, pour qu’il puisse être transposé légitimement au notre.
[46] Voir supra.
Date de dernière mise à jour : 23/08/2023
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