Le stam yénam (vin des non-juifs)
Article écrit par Yona GHERTMAN
La différence entre le Shoul’han Aroukh et le Rama
au sujet de yaïn-nessekh et stam-yénam
L’assimilation entre le vin des non-juifs et le vin des idolâtres dans le Shoulkhan Aroukh
Rabbi Yossef Karo interdit de tirer profit du «stam yénam», c'est à dire, du vin des non-juifs ne servant pas à la libation. De même interdit-t-il de tirer profit du vin appartenant à un juif et touché par un non-juif[1]. Selon ce que nous avons vu précédemment, ces lois dont la sévérité est indéniable peuvent s’expliquer par la volonté de respecter les raisons mises en avant dans le Talmud : la volonté de limiter les mariages mixtes, et l’interdit de tirer profit du vin susceptible de servir à un culte idolâtre. Le véritable problème qui se pose à cette époque concerne cette seconde catégorie. Peut-on encore parler d’idolâtrie dans la société occidentale du 16ème siècle ? Cet interdit de tirer profit du vin touché par un non-juif a-t-il encore un sens à cette époque ?
Il semble que R. Karo reprenne la distinction de Maïmonide entre les Musulmans et les Chrétiens. Si les vins des personnes appartenant à ces deux religions restent interdits à la consommation en raison du décret motivé par la crainte des mariages mixtes[2], il autorise dans le Shoulkhan Aroukh à tirer profit du vin provenant «des non-juifs qui ne sont pas idolâtres »[3]. Même s’il ne le mentionne pas explicitement, ce qualificatif s’applique ici aux Musulmans[4].
Cela signifie alors que selon le Shoulkhan Aroukh, les deux décrets concernant le vin des non-juifs [5] sont encore d'actualité. Il n'y aurait donc aucune différence dans ce sujet entre l'époque du Talmud et le 16ème siècle, époque de la rédaction de ce Code de loi de référence. Mais surtout, il n'y aurait pas de différence en ce qui concerne la perception des Chrétiens de cette époque et les idolâtres fréquentés par les Sages du Talmud.
La perception de non-juifs par le Rama dans ses gloses sur le Shoulkhan Aroukh
Dans le Darkéi Moshé, R. Moshé Isserless rapporte un avis intermédiaire entre la sévérité du Rambam et l'avis du Rashbam au nom de Rachi, voulant qu'il soit complètement autorisé de tirer profit du vin des Chrétiens car ceux-ci ne pratiquent pas de libations. Selon cet avis intermédiaire, le décret interdisant de tirer profit du vin des non-juifs ne serait pas annulé, mais sa portée aurait été tout de même atténuée par la suite, avec la disparition du culte idolâtre tel qu'il se pratiquait à l'époque talmudique. Aussi, il serait permis à posteriori de vendre du vin provenant des non-juifs, mais uniquement afin d’éviter une perte financière conséquente[6]. Dans ses gloses sur le Shoulkhan Aroukh, R. Isserless mentionne l'avis du Rashbam au nom de Rachi, ainsi que ce dernier avis, qu'il retient finalement:
A notre époque, à laquelle il n'est pas fréquent que les nations du monde effectuent des libations à leurs idoles, certains disent qu'il n'est plus interdit de tirer profit du vin appartenant aux juifs et touché par un non-juif; il est simplement interdit d'en boire. De même, il ne serait plus interdit de tirer profit de leur vin, et il serait par conséquent autorisé d'en recevoir en tant que paiement d'une dette (…). La règle serait la même pour tout autre cas de perte financière (…). Toutefois à priori, il reste interdit d'en acheter ou d'en vendre afin d'en tirer un bénéfice. Certains sont permissifs même dans ce dernier cas, mais il est bon de se montrer strict [et de l'interdire].[7]
Dans une autre loi relative au vin des non-juifs, le Shoulkhan Aroukh stipule qu'un idolâtre peut apporter à un juif le produit de la vente d’un objet de culte ou du vin de libation, s'il ne lui a pas précisé auparavant que le don proviendrait d'une telle vente. Dans le cas inverse, il sera interdit au juif de profiter de la somme offerte, de la même manière qu'il lui est interdit de profiter de toute chose en rapport avec l'idolâtrie. De plus, précise R. Karo, la règle est la même si l'argent provient de la vente du vin des non-juifs, c'est à dire, même lorsque celui-ci n'est pas destiné à l'idolâtrie[8]. Nous voyons donc que pour lui, le décret sur le vin reste complètement d'actualité, si bien qu'il concerne même un profit indirect, comme en l'espèce. Par contre, le Rama montre une nouvelle fois son opposition à l’assimilation entre les non-juifs du 16ème siècle et les idolâtres de l'époque talmudique, en écrivant à la suite de cette halakha: «Toutefois à notre époque, il n'y a pas lieu de se montrer strict dans le cas [de la vente] du vin, car les non-juifs n'effectuent plus de libations (...)»[9].
Il existe tout de même des cas dans lesquels le Shoulkhan Aroukh autorise de tirer profit, voir même de boire le vin des non-juifs -ou le vin des juifs rentré en contact avec un non-juif- sous réserves de conditions extrêmement strictes. Par exemple, si un non-juif touche de manière non-intentionnelle le vin du juif, et ce de manière indirecte avec un objet intermédiaire, alors le vin sera autorisé à la consommation[10]. Le Rama adoucit cette règle en précisant cette fois explicitement que les non-juifs de son époque -c'est à dire les Chrétiens- ne sont pas des idolâtres[11], et que les règles applicables dans une société idolâtre ne peuvent être transposées à l'identique dans la société du 16ème siècle. Aussi permet-il en l'espèce la consommation du vin touché de manière indirecte avec un objet intermédiaire, même si le contact était intentionnel[12]. Il précise toute de même que de telles autorisations ne doivent pas être enseignées aux ignorants, sûrement par crainte que l'interdiction de consommer le vin des non-juifs passe désormais pour une interdiction mineure. Or, comme nous l'avons expliqué à plusieurs reprises, la prohibition de la consommation du vin des non-juifs n'est pas liée à l'idolâtrie, mais au risque d'en venir à des unions interdites.
La réponse du Rama au sujet des juifs de Moravie s'autorisant la consommation du vin des non-juifs
Au détour d'une responsa du Rama[13], nous apprenons que les habitants de Moravie avaient la coutume d'autoriser la consommation du vin des non-juifs, ceci sous l’œil bienveillant de leurs autorités rabbiniques. Interpellé par une question au sujet de la validité de cette coutume certainement contraire à la Halakha, le Rama décide de juger favorablement cette pratique non-conforme, non pour la légitimer, mais afin de ne pas jeter l'opprobre sur une communauté dans son ensemble. Il convient de préciser que malgré les précautions que prit le Rama dans cette responsa, celle-ci fut retirée de nombreuses éditions du recueil légal de ce dernier.
Cet acte de retrait ne doit pas forcément être compris comme le fait de copistes trop zélés, mais correspondait peut-être simplement à la volonté de R. Isserless. En effet comme nous l'avons vu ci-dessus, ce dernier demandait dans ses gloses sur le Shoulkhan Aroukh de ne pas enseigner aux ignorants ses décisions susceptibles d'être considérées comme trop permissives et de les induire en erreur. De même dans sa responsa, il met en garde à plusieurs reprises le lecteur pour qu'il ne déforme pas ses propos. Son objectif est en fait de montrer en quoi la pratique des habitants de Moravie peut s'appuyer sur une certaine lecture du Talmud. Certes, cette lecture n'est pas la bonne, mais elle permet d'expliquer que des Rabbins aient pu se tromper en croyant agir conformément aux écrits des Sages et de certains Rishonim.
Aussi se base-t-il sur plusieurs principes talmudiques enseignant d'accorder le bénéfice du doute aux gens de bonne foi ; ou encore, de laisser les gens agir dans l'erreur involontairement, plutôt que de prendre le risque de leur enseigner la Loi et que celle-ci ne soit alors volontairement plus respectée[14]. Il fait d'ailleurs part du doute l'ayant parcouru avant de répondre à cette question. Fallait-il regarder en priorité le risque que sa réponse soit perçue comme un encouragement à propager cette coutume contraire à la Halakha ; ou à l'inverse, qu'une justification de la pratique des habitants de Moravie puisse permettre d'éviter que toute une communauté soit mise à l'écart? Il choisit finalement la seconde option, non sans insister sur le fait que la justification qu'il apporte n'est qu'un «mélaméd z'khout», c'est à dire, une manière de trouver des circonstances atténuantes, mais en aucun cas une autorisation de la consommation du vin des non-juifs.
De sa longue argumentation, nous retenons une idée essentielle: La pratique des habitants de Moravie s'explique par l'évolution de la Halakha dans les rapports entre juifs et non-juifs. Bien que cette évolution au sujet du vin des non-juifs concerne précisément le vin de libation, il est compréhensible que certains aient pu extrapoler -à tort- les nouvelles autorisations à la consommation du vin non destiné à cet effet. Cette confusion a pu également être introduite du fait que certains décisionnaires autorisèrent légitimement la consommation du vin dans des circonstances exceptionnelles[15]. Par ailleurs, au sujet d'autres interdits de «méta-casheroute» motivés par le risque d'en venir à des unions interdites, certaines autorisations de consommation furent accordées, comme dans l'exemple du pain des non-juifs, prohibé selon la Mishna, mais consommé dans quelques contrées au Moyen-âge[16]. Certes, les cas sont différents et la transposition d'une autorisation d'un cas à l'autre n'est pas légitime. Toutefois le Rama conçoit que l'erreur puisse se baser sur certains raisonnements compréhensibles, aussi recommande-t-il de fermer les yeux sur la pratique des habitants de Moravie. Il réaffirme toutefois avec force que toute l'évolution du statut des non-juifs depuis l'époque talmudique ne peut avoir d'effet que sur l'annulation du décret motivé par la crainte de tirer profit du vin de libation, non sur celui motivé par la crainte des mariages mixtes.
[1]Shoulkhan Aroukh, Yoré Déa 123, 1.
[2]Voir supra.
[3]Shoulkhan Aroukh, Yoré Déa 124, 6.
[4] Dans son ouvrage légal dont R. Karo a repris la structure, le Tour rappelle à cet endroit-même que selon Maïmonide, les Musulmans ne sont pas des idolâtres, et qu'il n'est donc pas interdit de tirer profit de leur vin. Or sur place, R. Karo rapporte en détail les propos du Rambam à ce sujet sans mentionner aucune opposition (R. Karo, Beth-Yossef, commentaire sur le Tour, Ibid.). De plus, dans son commentaire classique sur le Shoulkhan Aroukh, R. David Halévy (Pologne 1586-1664), connu comme «le Taz», explique que la règle mentionnée par R. Karo au sujet du vin provenant «des non-juifs qui ne sont pas idolâtres» concerne par exemple le vin provenant des Musulmans.
[5]Ou les deux parties du même décret, voir supra.
[6]R. M. Isserless, Darkéi Moshé, commentaire sur le Tour Yoré Déa 123, 2.
[7]Rama, Yoré Déa 123, 1.
[8]Shoulkhan Aroukh, Yoré Déa 132, 7.
[9]Rama, Ibid.
[10]Shoulkhan Aroukh, Yoré Déa 124, 24.
[11]Rama, Ibid.
[12]Ibid. De même, permet-il la consommation du vin touché directement par la main du non-juif si le contact n'était pas intentionnel, ou bien si le non-juif ne savait pas qu'il s'agissait de vin.
[13]Shout HaRama 124.
[14]Voir Betsa 30a ; Baba Bathra 60b. On notera que ce principe n'est valable que pour la transgression d'interdits promulgués par les Rabbins, non pour ceux provenant de la Torah.
[15]Voir supra. Voir également Rama, Yoré Déa 124, 27.
[16]Voir Tossfot, commentaire sur T.B Avoda Zara 35b, s. v. «Mikhlal»
Date de dernière mise à jour : 23/08/2023
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