De Naassé à Nichma, de Ytro à Michpatim

De Naasei à Nichma. De Ytro à Michpatim

 

Mont

La Révélation de la Torah occupe une grande partie de la paracha Ytro. Rappelons les faits. Dans le chapitre 19 [1], Dieu dit : « Vous avez vu ce que j'ai fait aux Égyptiens; Je vous ai portés sur l'aile des aigles, je vous ai rapprochés de moi.  Désormais, si vous êtes dociles à ma voix, si vous gardez mon alliance, vous serez mon trésor entre tous les peuples! » (…)  Le peuple entier répondit d'une voix unanime: Tout ce qu'a dit l'Éternel, nous le ferons! » La suite du chapitre décrit les recommandations en vue de la Révélation, comme par exemple une séparation entre les époux de trois jours. Le chapitre 20 est consacré  en partie à l’énonciation des dix commandements, ainsi qu’à la demande des  hébreux : « Que ce soit toi qui nous parles et nous pourrons entendre, mais que Dieu ne nous parle point, nous pourrions mourir ». Curieuse certitude : la parole de Dieu est-elle si écrasante qu’elle appelle la mort ? Les juifs ne viennent-ils pas précisément de vivre le contraire au Sinaï ? Dans la suite de ce chapitre, Dieu donne quelques commandements relatifs à son culte. Puis c’est la paracha de michpatim, là ce sont toutes sortes de lois sociétales : règles relatives à l’esclave, aux dégâts causés, au vol, aux emprunts…viennent ensuite quelques lois sociales (relatives à l’étranger, au pauvre) puis les lois relatives aux jugements, les fêtes de pèlerinage suivent les lois sur la jachère (chapitres 21 à 23). La fin du chapitre 23 (vs 20 à 32) parle d’un ‘ange’ qu’il faudra écouter, condition nécessaire à l’entrée en terre d’Israël, ce qui introduit quelques lois liées à la résidence en Israël. Il serait intéressant d’étudier l’ordre avec lequel elles sont dictées, mais ce n’est pas mon propos.

Le chapitre 24 va nous intéresser directement. Contre toute attente, c’est lui qui contient le verset « nous ferons et nous entendrons », celui-ci n’est pas dit dans le chapitre précédent les dix commandements, mais à la fin de michpatim ! Rappelons le contexte : Dieu dit à Moïse de monter « vers » Lui, c'est-à-dire sur le mont Sinaï : « Moïse, de retour, transmit au peuple toutes les paroles de l'Éternel et tous les statuts; et le peuple entier s'écria d'une seule voix: Tout ce qu'a prononcé l'Éternel, nous l'exécuterons». Puis le lendemain, il fit un autel et des sacrifices, une partie du sang fut aspergé sur l’autel. Puis «  (…) il prit le livre de l'Alliance, dont il fit entendre la lecture au peuple et ils dirent: Tout ce qu'a prononcé l'Éternel, nous l'exécuterons docilement » [2]. Une autre partie du sang fut aspergé sur les juifs, avec l’explication suivante : « Ceci est le sang de l'alliance que l'Éternel a conclue avec vous touchant toutes ces paroles ».

La place du chapitre 24 a été très controversée chez les commentateurs classiques. Pour Rachi, tout ce chapitre a eu lieu avant  la révélation, durant les trois jours de préparation. Le Maharal propose une explication pour justifier le déplacement de ce chapitre : car l’alliance n’a été scellée qu’une fois le contenu de la révélation effectivement énoncé, auparavant, il n’était qu’un engagement sans contenu. De nombreux commentateurs, comme le Ramban, ne suivent pas l’opinion de Rachi : selon lui, le texte est écrit dans l’ordre de son déroulement réel.

Ramban fait remarquer que le débat qui l’oppose à Rachi s’est déjà produit à l’époque des  tanaïm, s’est poursuivi longtemps après les richonim (on pourra consulter à ce sujet les commentateurs classiques sur Rachi). Notre objectif n’est pas de trancher dans une discussion vieille de deux millénaires, mais d’entendre les deux positions, et de les mettre en regard, non pas du point de vue textuel, mais du point de vue des idées qu’elles défendent. Une clé de lecture est offerte par les Sages [3] qui ont donné une place extraordinaire à ces deux mots « nous ferons et nous comprendrons », puisqu’ils on taxé cette inversion de « secret des anges » : ces deux mots –faire/entendre- permettent de s’orienter dans ces cinq chapitres.  

Commençons par Ramban (commentaire sur 24.1) : pour lui le texte a été écrit dans son ordre ‘historique’ ; immédiatement après le don de la Torah, le jour même, a eu lieu la demande des hébreux de communiquer avec Dieu par l’entremise d’un intermédiaire, puis ensuite viennent les interdictions de l’idolâtrie, les lois (de michpatim), qui se finissent par une nouvelle mention de l’interdit de l’idolâtrie et quelques règles de l’habitation en Israël,  les juifs dirent alors : « Tout ce que Dieu a dit, nous le ferons ». Moïse mit par écrit toutes ces lois, puis le lendemain eut lieu ‘l’alliance’ : « Alors Moïse prit la moitié du sang, la mit dans des bassins et répandit l'autre moitié sur l'autel.  Et il prit le livre de l'Alliance, dont il fit entendre la lecture au peuple et ils dirent: Tout ce qu'a prononcé l'Éternel, nous l'exécuterons et l’entendront [4] »  (24.6-7).

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 Le passage du « faire » ce que Dieu dicte (24.3) à « faire et entendre » (24.7) est entrecoupé par le sacrifice, plus précisément par le verset 6, où la partition du sang est la symbolisation de l’alliance. Le passage du « faire » à « faire et entendre » est identique au changement de position des juifs vis-à-vis de Dieu : dans un premier temps ils veulent « faire ». Que faire ? Telle était leur question. Dieu leur demande d’écouter Sa voix, et ils rétorquent par « que faire » ! N’est-ce pas là une façon de se débarrasser de Dieu, de ne pas avoir à écouter Sa voix en accomplissant quelques rites évitant cette confrontation trop difficile ? La demande d’intermédiaire s’interprète alors comme une astuce pour ne pas entendre la voix divine. Puis viennent les michpatim. Que viennent-ils faire ici ? Pour le comprendre, il faut sauter au chapitre 24, la fin de la paracha. Le « naasei vénichma » vient après la séparation des sangs ainsi que la lecture du livre de l’alliance : les juifs ont compris qu’ils sont partie prenante de l’alliance, du brit. Alors que dans un premier temps ils voyaient Dieu comme un être terrifiant, mortel, à qui il faudrait rendre un culte pour s’en débarrasser au plus vite, progressivement –par l’intermédiaire des michpatim- l’image change : on passe de la violence de la Révélation à une alliance. Comment la lecture du ‘livre de l’alliance’ change-t-elle ceux qui l’écoutent ? Le « nichma », est en réalité la réponse à sa lecture. Selon Ramban, il s’agit du livre qui vient d’être écrit la veille, soit tout le contenu de 20.19 à la fin du chapitre 23. Ces versets sont encadrés par l’interdit de l’idolâtrie, mais leur cœur consiste en des lois de gouvernement de la cité. De telles lois impliquent nécessairement la coopération des hommes, entre eux et avec Dieu, il ne s’agit pas uniquement de donner un culte à l’Etre suprême, mais de participer à l’élaboration d’une société juste. Peut-être est-ce là ce qui a permis aux hébreux d’entendre quelque chose à la parole divine ? Mais le Sforno nous permet –me semble-t-il – une lecture moins naïve.

 

ספורנו שמות פרק כד

(נעשה לתכלית שנשמע בקולו כעבדים המשמשים את הרב שלא על מנת לקבל פרס כענין עושי דברו לשמוע בקול דברו (תהלים קג, כ

« Nous ferons afin d’entendre sa voix, comme des esclaves qui servent leur maître sans en attendre une récompense, comme le verset (psaumes 103.20) l’énonce : [Vous] qui exécutez ses ordres, attentifs au son de sa parole».  

L'intérêt de faire appel à ce verset des psaumes réside dans la juxtaposition de l’ensemble des thèmes qui sont ici abordés : le faire, l’entendre, mais surtout la différence entre « son » קול  et « voix » דבור . On peut obéir à son maitre comme un chien qui attend son festin, entendre la voix, au-delà du son, au-delà de l’ordre, voilà ce qui fut difficile à la génération esclave en Egypte. Pourquoi précisément ces lois nous guident-elles sur le chemin de la différence entre « ordre » et « voix » ? Là encore le Sforno nous oriente ; en effet, il commente (en 21.1) : « les lois de michpatim  ne sont pas des ordres, comme plus haut, mais lorsque se présentera la nécessité c’est ainsi qu’il faudra juger ». De nombreux versets de cette paracha sont introduits par « lorsque » : il ne s’agit que d’exemples visant à former l’esprit, c’est à travers ces exemples que la différence entre voix et son se marque. Parler d’exemples, signifie que la loi ne consiste pas uniquement à appliquer, que son accomplissement ne garantit pas contre l’injustice, mais qu’il faut l’élaborer suivant les cas qui se présentent. C’est en cela que les hommes participent à son élaboration.

Pour Rachi, tout le chapitre 23 a été accompli avant le don de la Torah, pour lui, la Torah ne pouvait être entendue qu’une fois compris qu’il ne s’agit pas d’ordres ici. Dans les termes du Sforno : il ne pouvait y avoir de Révélation que si l’on s’était auparavant défait de sa mentalité d’esclave. Ce chapitre 23 ne vient pas conclure l’alliance, mais en donner la condition. C’est pourquoi le livre de l’alliance pour Rachi, c’est Béréchit jusqu’à la sortie d’Egypte ! C’est parce qu’un livre a pu montrer que ce que Dieu vise, à travers ses commandements, ce ne sont pas que des actes, mais que les actes ne sont là que pour former la base à l’écoute de la parole de Dieu.



[1] De Chémot, toutes les citations bibliques sont celles de la traduction du rabbinat, sauf mention explicite.

[2] Loin de nous l’idée de critiquer la traduction du Rabbinat, cependant elle trahit ici un contournement de la difficulté tout à fait dommageable.

[3] On pourra consulter Chabbat 88, ainsi que l’incontournable commentaire qu’en fait Lévinas dans Quatre lectures talmudiques. Ed de minuit. 2010.

[4] Pour le coup nous ne suivons pas la traduction du rabbinat qui traduit « entendront » par « docilement », ce qui masque volontairement le problème. 

Commentaires

  • Yona
    • 1. Yona Le 23/01/2014
    C'est quand même difficile de considérer que les bne-Israël en 24, 3 lorsqu'ils disent "naassé" sont au même niveau qu'en 20, 16 quand ils ont peur de Dieu. Car ils ont déjà les michpatim en 24, 3 et connaissent cette forme casuistique qui laisse la place à l'interprétation. Qu'est-ce que l'alliance qui est décrite aux versets 4 et 5 vient donc changer ?

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