Tuer au nom de Dieu- une approche juive

Cycle : la Parasha selon le Netsiv*

 

Naftali tzvi iehuda berlin ha natziv 1a

 

Tuer pour Dieu- une approche juive

 

Les exactions de Daesh ou des terroristes sur le sol français soulèvent le cœur et perturbent notre esprit modelé par la tradition occidentale sur un point précis : comment ces brutes peuvent-ils perpétrer de tels méfaits pour immédiatement les revendiquer au nom de Dieu ?

Dieu est-il si faible qu’on ait besoin de le défendre, de tuer des hommes pour une histoire de blasphème supposé ? Qui a le droit d’user d’une violence meurtrière au nom du divin ? N’est-ce pas un danger impossible à circonscrire ?

Ces questions ne supportent pas la moindre nuance dans la réponse qu’il convient d’apporter et toute condamnation uniquement partielle de ces actes ferait peser légitimement un immédiat soupçon de collusion avec les djihadistes.

Pourtant, la Paracha de cette semaine, Ki-Tissa, met précisément en scène cette situation qui provoque un écho étrange à ce qui nous paraît aujourd’hui injustifiable. Rappelons le contexte : après l’érection du Veau d’Or, Moïse descend du Sinaï, brise les Tables de la Loi qui venaient de lui être confiées par Dieu, puis prend une initiative particulière. Regardons le texte[1] :

« Moïse vit que le peuple était livré au désordre; qu'Aaron l'y avait abandonné, le dégradant ainsi devant ses ennemis et Moïse se posta à la porte du camp et il dit: "Que celui qui est pour Dieu vienne auprès de moi!" Et tous les Lévites se groupèrent autour de lui. Il leur dit: "Ainsi a parlé l'Éternel, Dieu d'Israël: ‘Que chacun de vous s'arme de son glaive! Passez, repassez d'une porte à l'autre dans le camp et immolez, au besoin, chacun son frère, son ami, son parent!’  Les enfants de Lévi se conformèrent à l'ordre de Moïse; et il périt dans le peuple, ce jour-là, environ trois mille hommes. »

Outre l’effroi qu’il suscite, ces 4 versets ne manquent pas de soulever plusieurs questions.

  1. Dans la plupart des rebellions qui eurent lieu dans le désert, c’est Dieu qui se charge seul, via des épidémies, des foudroiements ou l’ouverture des antres de la terre, de punir les coupables. Du coup, notre interrogation initiale (comment peut-on user de violence aujourd’hui au nom de Dieu ?) trouve une réponse aisée : Dieu se charge très bien tout seul de s’opposer aux effrontés. Laissons-lui encore aujourd’hui cette charge et s’il n’est pas patent que le « Méchant soit puni » par une action divine, en dehors d’une action judiciaire, il n’est donc bien sûr pas possible de déclarer une peine de mort sur la base d’une colère, fût-elle bien inspirée. Or, ici c’est bien Moïse, un homme, qui prend l’initiative de cette exécution de masse. Pourquoi ?
  2. 3000 morts c’est beaucoup, mais en même temps, c’est un chiffre étrange. Si l’ensemble du peuple avait été idolâtre à l’exception de la tribu de Levy, pourquoi ne pas tuer tout le peuple justement, comme semblait le proposer Dieu dans un premier temps ? Et s’il faut pardonner au peuple, pourquoi en tuer 3000 et sur quelle base ? 
  3. Plus gênant, Moïse invoque un ordre de Dieu pour justifier la tuerie : « Ainsi a parlé l’Eternel, Dieu d’Israël ». La question saute aux yeux : où Dieu a-t-il bien pu dire cela ? Est-ce réellement un ordre divin ?

Arrêtons-nous sur cette dernière question. D’abord, il est rassurant de constater que les commentateurs de la Tradition, comme ils en ont l’habitude[2], ne s’en laissent pas compter et n’acceptent pas de prendre les paroles de Moïse (oui, on parle bien du plus grand prophète du judaïsme) à la lettre et demandent une justification de ses paroles.

Certains commentateurs vont même assez loin : pour le Tana DebéElyahou[3], Moïse n’a jamais reçu cet ordre de Dieu, il l’a « inventé » pour pouvoir ensuite retourner vers Dieu et lui demander miséricorde pour le reste du peuple.

C’est une opinion intéressante, mais peut-être pas suffisamment subtile et en tous cas très problématique : il serait donc possible de prendre l’initiative de « parler pour Dieu » afin de justifier tout et n’importe quoi ?

Il est donc temps de se tourner vers les commentaires de ces versets par le Netziv de Volojhine, qui propose une approche intéressante.

D’abord, le Netziv interprète de façon originale l’interpellation initiale de Moïse : « Que celui  qui est pour Dieu vienne auprès de Moi ! ». La façon classique de comprendre cet appel c’est : « que celui qui n’a pas succombé à l’idolâtrie me rejoigne ». Sous-entendu, seule la tribu de Lévi est restée en dehors de la faute alors que l’ensemble du peuple est coupable.

Le Netziv met tout de suite les choses au point : « Moïse n’appelle pas ceux qui n’auraient pas succombé à la faute d’idolâtrie car la majorité du peuple n’y a pas succombé ». Il semble souscrire ici à un avis répandu consistant à dire que la faute du Veau d’Or était bien une erreur, mais consistant à donner une dimension quasi-divine aux intermédiaires tels que Moïse dont ils avaient besoin pour passer outre l’abstraction de la transcendance. Ce qui est très différent d’une volonté de se détourner du Dieu unique et de se tourner vers un culte idolâtre. Les 3000 morts seraient alors juste l’infime partie du peuple qui se serait véritablement laissé aller à défier Dieu et qui mériteraient la peine capitale.

Mais alors dans ce cas, qui est concerné par l’appel de Moïse ? Pour le Netziv, il s’agit « quiconque sait qu’il n’appartient qu’à Dieu et qui est prêt à sacrifier sa vie et tout ce qu’il possède pour l’amour de Dieu ». En d’autres termes, dans la lignée de ses commentaires précédents (et notamment ceux analysés sur ce site[4]), le Netziv met d’abord en avant la dimension de désintéressement absolu nécessaire pour prétendre agir au nom de Dieu. Il n’est pas question d’espérer une quelconque récompense, fût-elle une place dans le monde futur, si l’on veut prouver son amour de Dieu et punir les idolâtres : une pureté dans l’intention, quasi-inatteignable en vérité, est invoquée.

Le Netziv va plus loin : ce n’est qu’à cette condition que cet événement tragique peut être accepté par le peuple et que les Lévites peuvent échapper à une volonté de révolte du peuple. Si l’on s’y risquait, on pourrait trouver une analogie dans l’évolution de la Révolution russe de 1917 : tant que les Bolcheviks affichaient un désintéressement et une ambition uniquement tendue vers l’accomplissement du communisme, une acceptation tacite du peuple pouvait se faire jour, malgré la violence et malgré des injustices. Mais dès que les leaders se vautrent dans une recherche de l’intérêt personnel qui entache la « beauté » de la Révolution, le peuple ne peut plus suivre. Idem ici : s’il existait le moindre soupçon que les Lévites procédaient à ces exécutions par intérêt personnel, comment ne pas ressentir un sentiment insupportable ? Mais il faut lire entre les lignes : cela veut aussi signifier que l’Homme est capable de percevoir l’Absolu et d’admettre les conséquences qu’il engendre. Quel danger….

Pour illustrer la fragilité de cette intention existentielle, le Netziv complète son commentaire dans le « HarehevDavar »[5]. Dans une de ses notes, le Netziv utilise cet argument du désintéressement pour expliquer un Midrach Raba concernant le patriarche Jacob lorsqu’il se fit passer pour son frère pour obtenir la bénédiction de son père. Selon ce Midrach, Jacob aurait été puni pour avoir provoqué un cri de désespoir chez son frère. Une question est légitime : n’aurait-il pas dû d’abord être puni pour avoir trompé son père ??

Réponse du Netziv : Jacob n’avait pas le choix, il devait agir ainsi. Mais tromper son père lui a causé une grande souffrance intérieure. En revanche, il a ressenti une once de plaisir du fait d’avoir doublé son frère, ce qui ternit son attitude « uniquement orienté vers Dieu », ce qui lui vaut alors d’en assumer les conséquences et de mériter une réprimande.

A ce stade, nous comprenons à quel point le Netziv choisit de restreindre cette capacité à user de violence légitime au nom de Dieu, au point de ne la réserver qu’à une attitude presque surhumaine (et uniquement biblique ?) de désintéressement total.

Reste notre question principale : Dieu a-t-il ordonné quelque chose à Moïse, oui ou non ?

Le Netziv n’esquive pas la question et y répond clairement : « Bien sûr que Dieu lui a ordonné d’agir ainsi ». Mais alors si c’est ainsi, pourquoi l’ordre n’apparaît pas clairement dans le texte de la Thora ?

Réponse profonde et cohérente du Netziv : il est impossible d’ordonner aux hommes d’atteindre ce niveau suprême « d’amour de Dieu inconditionnel ». Il s’agit d’un niveau qui surpasse même le commandement de « KiddouchHachem », de sanctification du nom de Dieu, et il est impossible de commander quelque chose dont la possibilité d’existence est statistiquement aussi faible. Selon le Netziv, l’ordre de Dieu avait cette forme : « Si tu trouves des hommes dont la pureté de l’intention est avérée et qui orientent leurs actions uniquement du fait d’un amour de Dieu, alors dis-leur de procéder à cette punition en te réclamant du Dieu d’Israël. Mais si tu n’en trouves pas, il est hors de question de procéder ainsi ».

Le texte se lit alors avec une grande fluidité : Moïse cherche d’abord si des hommes répondent à ce qualificatif (« Celui qui est pour Dieu vienne avec moi ») et c’est seulement après les avoir trouvés qu’il peut enfin se réclamer d’un ordre divin « Ainsi a parlé l’Eternel, Dieu d’Israël ».

Si l’on peut synthétiser ce commentaire du Netziv, on y trouve les caractéristiques principales de tout grand commentaire de la tradition juive :

  • Il prend de front les questions que pose le texte, même lorsqu’elles peuvent apparaître de prime abord comme profondément gênantes à notre appréhension première
  • Les personnages bibliques ne sont pas des « Saints » irréprochables et intouchables. Ils sont « grands », mais leur comportement doit être justifié et recherché par un questionnement incessant. Ils peuvent même parfois être pris en faute[6]
  • Tout en conservant la dimension absolue des leçons bibliques (ainsi ici la légitimité d’une manifestation de violence au nom de Dieu), la tradition juive, dans la continuité de l’exercice talmudique cherche à les circonscrire dans un espace adapté à l’Homme vivant dans une société et un écosystème relationnel réel et non idéalisé.

 

FRISON

 

*  R. Naftali Tsvi Yéhouda Berlin de Volozhin (1813-1893).

* Texte en hébreu : commentaire-du-netsiv-en-hebreu-ki-tissa.doc

 


[1] Ex(32 ; 25-28)

[2] Rachi en tête Ex (32 ; 27)

[3] Midrash tardif compilé au 10ème siècle attribué à un Amora (Maître du Talmud) du 3ème siècle

[5] Notes ajoutées par le Netziv qui forment une sorte de super-commentaire du HaemekDavar, le commentaire principal

[6] Comme Jacob, cf. la mention au HarehevDavar ci-avant

 

Commentaires

  • Rabbin Claude SPINGARN
    • 1. Rabbin Claude SPINGARN Le 25/02/2016
    Chers amis,
    En vous remerciant pour ce dvar thora souvent édifiant , centré autour du Netsiv, je me permets deux remarques :
    La première concerne le contexte même de ce vol de la Bera’ha réalisé par Yaakov.
    Il y aurait à relire tout le développement suggéré concernant la « Avera lichma » dans Toldoth (27.9). Il est passionnant de constater que les deux peaux de bête apposées par Rivka sur Yaakov- chené gedayé izim- renvoient aux deux boucs de Kippour. Comme si Kippour n’était pas simplement la remise en question de nos Mitswoth et Averoth mais aussi un examen de conscience sur la façon dont nous réalisons nos Mitswoth.
    Ces Averoth réalisées « lichma » exigent aussi le passage au tamis de notre Techouva.
    Le Netsiv développe ce point dans un texte magnifique de son commentaire sur la fameuse guemara de Pessa'him 8 (Meromé hassadé; texte proposé à la suite) lorsqu’il s’interroge sur le besoin de Chemouel d’utiliser une ruse afin d’oindre David à la place du roi Chaoul alors que ce prophète bénéficiait de la protection divine…
    Enfin, sur cette même problématique, je vous joins la fin du commentaire du Meche’h ‘Ho’hma sur Balak, et la réponse édifiante qu’il propose au fait que les Leviim qui ont pris les armes lors du veau d’or, n’ont plus bougé lors de l’épisode de Zimri.
    Selon le Rav de Dvinsk, s’ils avaient usé du meme zèle, on aurait pu soupçonner qu’ils le faisaient afin de défendre leur « chapelle »-Beth Hamikdach- suite à une concurrence face à Baal Péor, mais non dans un agissement « lechem chamayim »!.De même pour David hamele’h qui se voit interdire d’ériger le Temple, afin que l’on ne s’imagine pas qu’il veuille le faire afin d’associer-régenter- assujettir- le « religieux » au politique…
    Voici le texte.
    En vous souhaitant Hatsla’ha et me permettant de vous proposer, sans ironie, l’an prochain un cycle sur le Meche’h 'Ho’hma auquel je participerais volontiers,
    Chabbath Chalom

    Claude Spingarn

    שם ע״ב. פלימו אמר כל עצמו אינו בודק מפני הסכנה.
    הנה הרי״ף ז״ל פסק כפלימו, אע״ג דת״ק פליג עליה. וכתב הרא״ש הטעם דכיון דאיכא סכנה עבדינן
    כפלימו. ויש להקשות ע״ז, שהרי בפ׳ מפנין איצטריך הגמ׳ לפסוק כר׳ יוסי דאמר אף חותכין הטבור בשבת. הא בל״ז לא היינו פוסקין כר״ יוסי דהוא יחידאה, אע״ג שהוא במקום סכנה. ויש לחלק בין איסורי שבת דחמירי, לבדיקת חמץ דרבנן. ויותר נראה משום דסתמא דגמ׳ בקדושין דף ל״ט, דהיכא דשכיחי היזיקא שאני, והוא כפלימו. אבל בקדמת העמק השלישי בארנו, דגם הת״ק ודאי דמודה לזה, שהרי הביא מקרא הא דשמואל, ולא שאיל בגמ׳ ולת״ק מאי איכא למימר, ומוכח דכו״ע מודי בהא. אלא הא דשכיחא הזיקא שאני אינו אלא מי שעובד את ה׳ כדרך אנושי, אז אין ההשגחה מצילתו אלא בדרך הטבע. משא״ך מי שמפקיר עצמו באהבת ה׳ הוא למעלה מטבע אנושי, אז גם ההשגחה מגינה עליו
    בדרך ההפלגה. וכהא דאי׳ בחולין דף ז׳ ב׳ דר׳ חנינא לא ירא מכשפים אע״ג שמכחישין פמליא של מעלה, משום ר״ח דנפישא זכותיה, היינו דכשפים אינם מכחישים אלא מערכת המזלות מנהיגי הטבע, והמה למעלה מן הטבע.אבל דר׳׳ח הוי עוד למעלה מכח הכישוף. ומהא דשמואל יש הוכחה לזה, שהרי מתחילה לא אמר לו הקב״ה שיקח לו עגלת בקר, והיינו משום דבאמת מעלת שמואל גבוה מאוד כידוע,
    ולא היה לו לירא מפחד הליכות הטבע. אלא שהיה מצטער על העדר מלוכת שאול. והיתה הליכתו למשוח אח דוד בעצבות ובע״כ, משו״ה היה ירא באותה שעה מהליכות הטבע, ואחר שירא השיבו הקב״ה לפי דרכו:

    בלק כה ה…..
    והנה בעגל צוה משה אל שבט הלוי, שיהרגו איש את בנו כו', לא כן בבעל פעור, כי אז כבר הוקדשו לשם יתברך ולעבודת המשכן, ואם יקנאו בעובדי הבעל המה כנוגעים, שיאמרו שעבור עצמם עושים כן, שאם אין מקדש אין לוי וכהן ולא יהיה קדוש השם מזה, לא כן בעגל, שאז היו במעלתם כשאר העם, והכל אמרו דרק לש"ש כוונו, וכאומר (דברים לג, ט. שמו"ר סו"פ ב) האומר לאביו כו' כי שמרו אמרתך כו'. ויתכן שמשום זה בפנחס שלא נתכהן (זבחים קא), ומאה מיתות ולא קנאה אחת (כמ"ש דב"ר ס"פ וילך) שאחיו כהנים והוא לא נתכהן, וא"כ ההרגש הטבעיי יחפוץ אשר יתבטל מעלת כהונה, לכן עשייתו היה לש"ש, וזה אשר אמר קנא לאלקיו לשמו יתברך בלבד. ודו"ק.
    וזאת התשובה שהשיב השם יתברך לדוד (בשמואל) (ב' ז, ח), (הנה) [אני] לקחתיך מן הנוה מאחר הצאן כו' ועשיתי לך שם גדול, ולפיכך אם תבנה הבית יאמרו שזה לחזק ממלכתך ולהגדיל שמך בשם קדוש מקיים הדת ולא לש"ש, אכן זרעך אחריך אשר הכינותי כו' הוא יבנה בית לשמי, ויאמרו כולם שהוא לש"ש, דלהחזיק המשרה בידו אינו צריך, שהיא ירושה אצלו. ודו"ק.
    • yona-ghertman
      • yona-ghertmanLe 26/02/2016
      Cher Rav Spingarn, Je vous remercie pour votre précieux apport ! Shabbat Shalom Yona Ghertman

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