Avec lui dans la détresse (Haggadah de Pessa'h)
- Par yona-ghertman
- Le 07/04/2014
- Dans 'Haguim (fêtes juives)
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Avec lui dans la détresse
Une lecture transversale de la Haggadah
Lorsque Dieu s’apprête à délivrer le peuple hébreu du joug égyptien, il se révèle à Moïse au milieu d’un buisson :
« Un ange du Seigneur lui apparut dans un jet de flamme au milieu d'un buisson. Il remarqua que le buisson était en feu et cependant ne se consumait point. » (Exode 3, 2)
Rachi commente : Du milieu du buisson Et non d’un autre arbre [plus imposant], parce que « Je suis avec lui dans la détresse» (Psaumes 91, 15 ; Midrach tan‘houma 14).
Mais qu’est-ce que signifie que « Dieu est dans la détresse » ? Dieu souffrirait-il ?! Et plus précisément, que nous importe si Dieu est dans la détresse ? Ne serait-ce là qu’une simple consolation ? Une concession de Dieu faite à l’espèce humaine, mais qui n’est en réalité qu’une simple parole de réconfort ? À moins que Dieu veuille nous apprendre qu’on ne s’adresse pas à quelqu’un dans l’affliction en exhibant toute sa puissance ? Mais si c’est le cas, n’a-t-on pas là une simple règle de bienséance que la fréquentation des hommes apprend aisément ? Que vient nous apprendre le fait que Dieu est avec nous "dans la détresse" ?
Il est écrit dans le Midrach :
Que signifie [l'expression] « Je suis avec lui dans la détresse » ? Lorsque les juifs sont dans la détresse, ils n’appellent que Dieu (…). Dieu dit à Moïse : "Ne ressens-tu pas que Moi-même Je souffre lorsque Israël est dans la peine ? Apprends-le de l’endroit d’où je te parle, du milieu des ronces. S’il est possible de s’exprimer ainsi, Je suis associé à leurs souffrances". (Chemot Rabba 2, 5)
L’emploi de l’expression kavya’hol- « s’il est possible de s’exprimer ainsi »- est toujours problématique. L’expression indique qu’un paradoxe est ignoré, qu’une borne est dépassée. Très souvent, elle permet de camoufler une aberration théologique. Que nous importe la théologie, cette importation grecque au sein du judaïsme ? Certes pas grand-chose. Mais la plupart du temps, l’impression d’une théologie humaniste nous dérange. Ici, il s’agirait d’avaler le fait que Dieu souffre ! Ce qui –en plus de n’avoir aucun sens[1]- semble être en contradiction avec la façon dont la Torah parle de Lui, Dieu puissant et sûr de Lui, Dieu qui punit et sait se montrer inflexible ou généreux, mais non souffrant. D’autres devant ce scandale ont dû créer une religion…
Le Yéfé Tohar[2] résume les deux thèses qui ont été avancées pour expliquer ce texte : « Il est de la nature de Dieu de faire le bien, de procurer le bien à ses créatures, lorsqu'il ne le fait pas, c’est une transgression de sa propre bonté[3]. Seconde interprétation : puisque Son nom est identifié et dévoilé par le peuple juif, lorsque le peuple hébraïque est en souffrance c’est le contraire[4]. »
Ces deux thèses ne rendent pas compte du contexte de prière dont il est question. Le Psaume 91 présente une rencontre entre « celui qui demeure sous la protection du Tout-puissant » et Dieu. Le verset 15 donne le ton de la relation : « il m’appelle et Je lui réponds; Je suis avec lui dans la détresse, Je le délivre et le comble d’honneur». Il me semble que cette indication permet de sortir ce texte de sa gangue théologique pour le ramener à des réalités plus plates, plus humaines.
Les enfants d’Israël crient en Egypte, mais Dieu reste dans un premier temps silencieux. Crier est une façon de s’adresser à Dieu. Le cri articulé voire inexprimé est une modalité de la relation à Dieu ; c’est une modalité difficile à vivre, mais elle est à l’image de la vie des juifs en Egypte. Lorsque Dieu dit qu’Il est avec eux « dans leur détresse », ce n’est tout simplement pas vrai, Il ne souffre pas. Voilà au moins un résultat précieux. En revanche ce qui a un sens, c’est que les juifs s’adressent à Lui, au sein de la détresse, en employant une langue qui est celle de la détresse, de la souffrance, de l’oppression.
Insistons, c’est une modalité de la relation à Dieu ; mais pas la seule. Quand Dieu se révèle « au milieu du buisson », il ne s’agit pas de montrer Dieu en lui-même[5], mais Dieu tel qu’Il apparaît à Moïse, et tel que les juifs le ressentent à ce moment-là. Ce qu’il s’agit de faire à la fin de l’exil, c’est de déplacer cette relation douloureuse. La relation à Dieu du sein de la souffrance se transforme en une relation à Dieu du sein de la liberté. Cette seconde modalité de la relation à Dieu est dans un sens plus risquée, toujours menacée par l’arrogance humaine prétendument libre et sans attache. Cependant cette relation est plus riche d’une autre tonalité. Elle n’est pas forcée, comme le pauvre est forcé à mendier. Plus libre, elle donne une autre modalité de relation à Dieu : un Dieu perçu dans la responsabilité de sa propre vie. Cette modalité plus périlleuse doit sans doute être explorée après l’exil forcé.
C’est du changement de la première modalité à la seconde dont parle la Haggadah de Péssa’h. Rappelons les faits : la totalité du texte se trouve être un commentaire d’un passage de la Torah qui devait être lu lorsqu’on amenait les prémices au Temple :
« Enfant d'Aram, mon père était errant, il descendit en Egypte, y vécut étranger, peu nombreux d'abord, puis y devint une nation considérable, puissante et nombreuse. Alors les Égyptiens nous traitèrent iniquement, nous opprimèrent, nous imposèrent un dur servage. Nous implorâmes l'Éternel, Dieu de nos pères; et l'Éternel entendit notre plainte, Il considéra notre misère, notre labeur et notre détresse, et Il nous fit sortir de l'Egypte avec une main puissante et un bras étendu, en imprimant la terreur, en opérant signes et prodiges; et Il nous introduisit dans cette contrée, et Il nous fit présent de cette terre, une terre où ruissellent le lait et le miel » (Deutéronome 26, 5 à 26, 9)
C’est pourquoi, on commence par expliciter la basse extraction des juifs, dont les ancêtres étaient idolâtres[6]. Puis progressivement, on doit se faire de plus en plus explicites sur les miracles qui ont eu lieu en notre faveur[7]. Ce même déplacement de la relation qui s’est produite entre le peuple d’Israël et Dieu, doit être reproduite lors de la soirée de Péssa’h : « On doit se comporter comme si on était sorti soi-même d’Egypte » disent tous les juifs de l’exil depuis des millénaires !
C’est que la sortie d’Egypte vise peut être une réalité socio-politico-historico[8]…mais surtout la réintroduction d’une relation à Dieu sous le sceau de la liberté, une relation sans contrition, avec liberté et responsabilités. C’est aussi, me semble-t-il, le sens de l’affirmation que c’est Dieu –ni un ange, ni même Moïse dont le nom ne figure pas dans la Haggadah- qui a délivré les juifs de l’Egypte : c’est avant tout de la relation entre Dieu et les hommes dont il est question.
[1] Seuls les corps souffrent.
[2] Commentaire sur le Midrash Rabba.
[3] Dire que Dieu est "en détresse" est une façon métaphorique de s’exprimer.
[4] C’est l’idée de Dieu qui est en souffrance ou en détresse chez les hommes lorsque Israël est dans la peine.
[5] Car nul ne peut voir Dieu et vivre.
[6] Rappelons que l’idolâtrie est souvent stigmatisée comme un avilissement de la condition humaine dans la Bible, un nom le rappelle : le Baal-propriétaire est celui d’un dieu.
[7] Voir TB Pessahim 116a. Rav et Chmouêl débattent pour identifier le contenu précis de cet état « de basse extraction » des juifs. S’agit-il du fait qu’ils aient été esclaves en Egypte ? À moins que ce ne soit leur origine idolâtre ?
[8] Dépassée et sans aucun intérêt pour le juif actuel vivant bourgeoisement en démocratie « libérale ».
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