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Favoriser un enfant par rapport à un autre ?
- Le 08/12/2020
- Dans Parasha
Cycle : La Paracha selon le Torah-Temima
Favoriser un enfant par rapport à l’autre ?
Or Israël préférait Joseph à ses autres enfants parce qu'il était le fils de sa vieillesse ; et il lui avait fait une tunique à rayures. Ses frères, voyant que leur père l'aimait de préférence à eux tous, le prirent en haine et ne purent se résoudre à lui parler amicalement.
(Béréchit 37, 3-4)
L’épisode de la vente de Yossef interpelle. Comment les fils de Ya’akov, les ancêtres des dix tribus, ont-ils pu s’en prendre à leur frère ? Nos maîtres présentent plusieurs clefs pour résoudre cette énigme. Arrêtons-nous sur l’une d’entre-elle rapportée dans le Talmud :
« On ne doit pas accorder de préférence à un enfant par rapport aux autres. En effet, à cause d’un tissu de laine d’un poids de deux séla que confectionna Ya’akov pour Yossef, et non pour ses autres fils, ses frères le prirent en haine, ce qui entraîna la descente de nos ancêtres en Egypte » (Shabbat 10b).
Dans un premier temps, le Rav Baroukh Epstein rapporte la question de Tossfot : L’exil en Egypte n’avait-il pas déjà été prévu lors de l’alliance entre Hachem et Abraham ? Notre auteur propose alors deux réponses[1] :
- La descente en Egypte aurait pu se dérouler d’une autre manière, sans être liée à notre patriarche, Ya’akov
- Lors de l’alliance, il avait été décrété que les descendants d’Abraham seraient asservis par une grande nation. C’est uniquement maintenant, en raison de la jalousie provoquée par le don de la fameuse tunique, que la destination de l’exil se précise : Ce sera en Egypte.
Ce premier point met donc l’accent sur la problématique du rapport entre la providence divine et les actions humaines. Certes, le plan divin est nécessairement prévu. Cependant, les modalités de son exécution dépendent de nos comportements.
Dans un second temps, l’auteur du Torah-Temima rapporte les propos du Rambam : « Nos maîtres ont ordonné de ne pas faire de préférence - même minime - entre ses enfants, de son vivant, afin qu’ils n’en viennent pas à se disputer et se jalouser, comme les frères de Yossef vis-à-vis de lui » (Hilkhote Na’halote 6, 13).
Le Rav Baroukh Epstein remarque que le Rambam précise bien : « de son vivant ». Cette précision implique qu’une préférence accordée dans le partage de l’héritage pourrait être licite. Aussi explique-t-il que les enfants n’oseraient pas entrer en rivalité dans un tel cas, car leur préoccupation première serait d’accomplir la volonté de leur père disparu.
Cependant, cette différence entre une préférence accordée du vivant des parents, ou prévue après leur disparition, n’est pas mentionnée par le Tour (‘Hochen Michpat 282). Il semble donc que pour lui, toute marque de préférence est interdite dans l’absolu.
[Cet article n’a pas vocation à donner la halakha pratique sur le sujet. Aussi la remarque à suivre ne concerne que le plan des idées : La manière dont le Torah-Temima comprend le Rambam est magnifique. Cependant, dans la réalité, on constate que les choses se passent autrement. Les disputes au sein d’une même famille au moment du partage de l’héritage sont fréquentes. Aussi la position du Tour nous semble-t-il plus conforme à la vie concrète : La volonté de respecter les propos du parent décédé n’exclue pas la montée d’un ressentiment vis-à-vis des membres de la fratrie qui ont été favorisés…]
Enfin, l’auteur du Torah-Temima conclue en s’étonnant que cette sentence des Sages du Talmud n’est pas codifiée par l’auteur du Shoul’han ‘Aroukh…
[Qu’il nous soit permis de supposer que Rabbi Yossef Karo a davantage perçu ce passage talmudique comme une Aggada indiquant un comportement général à suivre. Or, de multiples situations spécifiques et complexes peuvent exister et délimiter les relations entre membres d’une même famille. Il existe indubitablement des domaines dans lesquels la Halakha ne peut pas intervenir en raison. C’est alors à la Aggada de proposer des principes moraux, et au bon sens de déterminer si ceux-ci sont applicables en l’espèce.]
Yona GHERTMAN
תורה תמימה הערות בראשית פרק לז הערה יא
ר"ל שע"י הכתונת נתעוררה הקנאה ונתגלגלה סבת מכירת יוסף ויתר המאורעות עד בואם למצרים. ובתוס' הקשו, דהא שעבוד מצרים נגזר מכבר בברית בין הבתרים (פ' לך), וי"ל הכונה שבשביל הכתונת נתגלגל הדבר ע"י יעקב ולא בדרך אחרת, דבברית בין הבתרים לא נפרטה שם המדינה שאליה ישתעבדו, וכאן נתגלגלו למצרים. - וע' ברמב"ם פ"ו הי"ג מנחלות כתב ע"פ דרשא זו, וז"ל, צוו חכמים שלא ישנה אדם בנו בין הבנים בחייו אפילו דבר מועט שלא יבאו לידי תחרות וקנאה כאחי יוסף עם יוסף, עכ"ל, ומה שהוסיף שלא ישנה בחייו, נראה פשוט משום דבמותו נתנה תורה רשות להרבות לאחד מבניו ולהמעיט לזולתו, והא דלא חיישינן בזה משום קנאה, י"ל הטעם דכיון דמצוה לקיים דברי המת, ואם יתקנאו ויתחרו עבור זה, אין זה קיום אמתי. כך צריך בהכרח ליישב דעת הרמב"ם. אבל הטור חו"מ סי' רפ"ב לא הוסיף התנאי בחייו, ונראה מדבריו שם דאפילו לפני מותו אסור לעשות כן, ולפלא על בעלי השו"ע שהשמיטו כל דין דרשא זו, וצ"ע:
[1] Ces deux réponses lui sont personnelles. Il rapporte uniquement la question de Tossfot, mais non sa réponse, selon laquelle la souffrance de l’exil fut augmentée à partir de ce moment.
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Il suffira d'un signe... ('Hayé Sarah - Torah Temima)
- Le 11/11/2020
- Dans Parasha
Cycle : La Paracha selon le Torah-Temima
Paracha ‘Hayé Sarah : Il suffira d'un signe...
Et il dit: "Seigneur, Dieu de mon maître Abraham! Daigne me procurer aujourd'hui une rencontre et sois favorable à mon maître Abraham. Voici, je me trouve au bord de la fontaine et les filles des habitants de la ville sortent pour puiser de l'eau. Eh bien! La jeune fille à qui je dirai: ‘Veuille pencher ta cruche, que je boive’ et qui répondra: ‘Bois, puis je ferai boire aussi tes chameaux’, puisses-tu l'avoir destinée à ton serviteur Isaac et puissé-je reconnaître par elle que tu t'es montré favorable à mon maître!"
(Béréchit 24, 12-14)
« Toute divination (ni’houch) qui n’est pas comme [celle d’] Eliézer le serviteur d’Abraham n’est pas de la divination »
(‘Houline 95b)
Les commentateurs de la Torah et du Talmud sont en désaccord sur le sens de cette affirmation talmudique. La question de fond est la suivante : Est-il permis de « demander un signe » avant d’entreprendre une action ; ou bien cela s’apparente-t-il à une superstition interdite, car à la limite de la croyance en des forces obscures ?
Selon le Rav Baroukh Epstein, cette polémique n’a pas lieu d’être. Le problème n’est pas de « demander un signe », mais à quel interlocuteur s’adresser pour cela. S’il est évident que l’on s’adresse à Dieu, il n’y a là aucun interdit. C’est d’ailleurs tout le problème de la sorcellerie (kichouf) : Nier l’impact de la providence divine sur les évènements du quotidien (cf. ‘Houline 7b).
Au contraire, Eliézer agit en s’adressant à Hachem. Il place sa confiance en Lui et il se met dans la position - humble – de celui qui prie. Selon l’auteur du Torah-Temima – habitué aux digressions halakhiques dans son commentaire - il est permis à tous d’agir de la sorte, à priori.
Cependant, la question demeure quant au sens du passage talmudique mis en avant. Selon le Rav Epstein, il s’agit d’une stigmatisation de celui qui demanderait un signe dans des conditions semblables à celles d’Eliézer, mais sans associer Hachem à sa requête. Un tel comportement est formellement interdit.
La démarche est la même en ce qui concerne le signe demandé par Yonathan, le fils du roi Shaoul, afin de savoir s’il doit attaquer ou non l’ennemi (Shmouel, ch. 14). Ici encore, loin des longs commentaires développés sur le sujet par les commentateurs du Talmud et de la Bible, notre auteur conclut le débat rapidement, mais sûrement : Yonathan a également demandé un signe en s’adressant à Dieu. Cette stratégie était donc évidemment permise.
Ce commentaire du Torah-Temima est pertinent à double titre :
- Sur la forme, il apporte une position claire, simple, mais percutante dans un débat ayant pourtant déjà fait couler beaucoup d’encre.
- Sur le fond, il rappelle avec brio que demander un signe est une attitude saine du point de vue de la Torah, tant que l’on garde conscience qu’il proviendra exclusivement d’Hachem.
Yona GHERTMAN
תורה תמימה הערות בראשית פרק כד הערה יז
יז) ר"ל כל נחוש שאינו סומך עליו ממש לעשות מעשה על פיו כמו שעשה אליעזר עבד אברהם כמבואר בפרשה אין בזה משום איסור לא תנחשו. והתוס' הקשו איך עשה כן אליעזר למ"ד דבן נח מצווה על הכישוף, ותרצו דההוא תנא סבר שלא נתן לה הצמידים עד שהגידה לו בת מי היא, ואף על פי דכתיב ויקח האיש נזם זהב ויתן ואח"כ ויאמר בת מי את - אין מוקדם ומאוחר בתורה, וכן משמע כשסיפר, דכתיב ואשאל אותה ואומר בת מי את וגו', עכ"ל, והדוחק מבואר, ועיין בבאורי הגר"א ליו"ד סי' קע"ט ס"ק י"א, והרבה מפרשים עמלו בישוב כל ענין זה. אבל מה שנראה ברור בכלל ענין זה, כי באמת אינו אסור רק נחוש כזה שמנחש על המקרה עצמו מבלי להזכיר שם ה' ומבלי בקש ממנו סיעתו לסבוב מקרה זה, משום דאז יש בזה ענין כשוף, כמ"ש בחולין ז' ב' למה נקרא שמן כשפים שמכחישין פמליא של מעלה, והיינו שמסירים כביכול את השגחת ה' ומאמתים מעשיהם הם, משא"כ אליעזר שאמר כאן ה' אלהי אדוני אברהם הקרה נא לפני היום וגו', והיה הנערה אשר תאמר וגו' אותה הוכחת לעבדך, הרי שעשה הכל בדרך אמונה ותפילה, שביקש מהקב"ה שיסבב לו סימן זה למען יהי' בטוח במעשיו, אין בזה אף ריח נחוש וכשוף ונדנוד איסור, ומותר לכל אדם לעשות כן לכתחלה. ומה שאמרו בגמרא כל נחוש שאינו כאליעזר עבד אברהם אינו נחוש - הכונה אם עשה סימן כזה בדרך נחוש מבלי הזכיר שם ה'. ועם באור זה יתיישב הכל, וגם יתיישב ע"פ דרך זה מה שהקשו התוס' בסמוך מיונתן בן שאול האיך ניחש - יען כי גם הוא זכר שם ה', כמבואר בקרא, ודו"ק: -
La Théodicée du Covid en question
- Le 05/11/2020
- Dans Parasha
Cycle : La paracha selon le Torah-Temima
La Théodicée du Covid en question
La fameuse négociation d’Avraham avec Dieu à propos des villes de Sodome et Gomorrhe se trouve dans notre Paracha.
Coupables de comportements moralement détestables, les habitants de la ville de Sodome vont bientôt voir s’abattre le feu et le souffre qui mèneront à la destruction totale des villes.
Avraham essaie d’empêcher ce destin funeste en arguant auprès de Dieu qu’il ne peut raisonnablement détruire une ville entière dans laquelle se trouvent des Justes. Parti de 50, la négociation aboutit à un chiffre de 10 justes au-delà duquel Dieu accepte de ne pas déclencher son courroux.
L’argument massue d’Avraham touche à une question fondamentale qui doit agiter l’esprit de tout croyant, celui de la théodicée. Ou, en termes talmudiques : « Le Méchant vit des choses positives tandis que le Juste est affligé » (Racha veTovlo, TzadikveRalo).
Avraham le formule ainsi au Chapitre XVIII, verset 25 : חָלִ֨לָה לְּךָ֜ מֵעֲשֹׂ֣ת ׀ כַּדָּבָ֣ר הַזֶּ֗ה לְהָמִ֤ית צַדִּיק֙ עִם־רָשָׁ֔ע וְהָיָ֥ה כַצַּדִּ֖יק כָּרָשָׁ֑ע חָלִ֣לָה לָּ֔ךְ הֲשֹׁפֵט֙ כָּל־הָאָ֔רֶץ לֹ֥א יַעֲשֶׂ֖ה מִשְׁפָּֽט׃
« Loin de toi d’agir ainsi, de frapper l’innocent avec le coupable, les traitant tous deux de même façon! Loin de toi! Celui qui juge toute la terre serait-il un juge inique?"
Avraham ici fait appel à la dimension de justice divine intrinsèque au Maître du monde. D’après le Talmud Avoda Zara 4a, que le Torah Temima rapporte dans son commentaire, le fait de faire mourir le Juste en même temps que le Méchant est une profanation de l’idée même de justice divine.
Mais évidemment, si ici Dieu accepte de surseoir à la destruction de Sodome si 10 Justes s’y trouvent, ce n’est pas l’expérience que chacun vit au quotidien. Et notamment pendant cette période difficile de pandémie de Covid, où on a le sentiment que celui-ci frappe de façon aveugle, indépendamment des mérites de chacun.
Comment concevoir ce décalage entre l’absolue nécessité de croire en une justice divine et la réalité du monde dans lequel nous vivons, qui nous fait ressentir une forme d’indifférenciation dans les malheurs qui s’abattent sur les hommes ?
C’est une immense question, peut-être la plus troublante qui est posée à un Juif et de nombreux géants de la tradition juive s’y sont attaqués avec courage. Le plus notable d’entre eux étant probablement Maïmonide.Ce n’est donc pas ici que nous la résoudrons, mais il est intéressant de noter le passage talmudique que le Torah Temima rapporte dans son commentaire sur ce verset. Il s’agit du traité Baba Kama, p. 60b.
Où nous retrouvons un des passages d’une actualité troublante puisqu’on y traite, entre autres, de l’attitude à adopter en cas de pandémie (Dever). Les Sages indiquent qu’en cas de pandémie dans une ville, il ne faut surtout pas rester à l’endroit où la majorité de la foule se trouve (« au milieu des chemins »), mais s’isoler pour ne pas « entrer en contact avec l’Ange de la Mort. Texte frappant alors que nous sommes nous-mêmes actuellement en confinement et dissuadés de nous retrouver dans les grands lieux de rassemblement.
Quel rapport avec la Théodicée ? Car, si Dieu sauve les Justes, pourquoi ne pas imaginer que cette consigne d’isolement ne s’applique pas à eux ?
Non, répond implicitement la Guemara, car à partir du moment où Dieu a donné l’autorisation à l’Ange de la Mort de frapper, il faut tout faire pour éviter de se retrouver en sa présence car il a la possibilité de tuer indistinctement.
Résumons : oui, Dieu peut éviter de frapper les Justes, comme il le promet à Avraham. Mais il ne le fera pas de façon magique : les Justes doivent prendre en compte le fait que l’Ange de la mort (ou la Nature, ou le Virus, appelez-le comme vous voulez) peut frapper comme il l’entend à partir du moment où il en a reçu l’autorisation.
Chacun d’entre nous a la responsabilité matérielle d’éviter de se retrouver dans une situation périlleuse et de ne pas « tenter le diable ». La preuve de cela ? Lorsque Dieu envoie la 10ème plaie d’Egypte, la mort des premiers-nés, il demande au peuple de marquer leur maison et de ne surtout pas en sortir. Car si c’était le cas, il ne pourrait pas éviter leur mort. De même, si Lot est finalement sauvé de Sodome, c’est parce qu’on vient le chercher et qu’il accepte, à contre-cœur de quitter la ville. S’il y était resté, tout Juste qu’il fut, il aurait été détruit avec le reste de la ville.
Le Torah Temima, en mettant en regard ces passages talmudiques apparemment contradictoires, semble faire résonner les innovations maïmonidiennes en matière de providence divine dans son Guide des Egarés. Ce commentaire prend aussi une signification particulière lorsqu’on sait que son auteur, après avoir émigré aux Etats-Unis en 1923, est revenu en Europe de l’Est en 1926 à Pinsk où il mourut de l’incendie de l’hôpital où il avait été admis, perpétré par les Nazis en 1941.
FRISON
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Le juste, miroir du monde (Lekh Lekha)
- Le 28/10/2020
Cycle : La paracha selon le Torah-Temima
Lekh-Lekha : Le Juste, miroir du monde
Notre compréhension des propositions bibliques classiques se brise bien souvent sur l’écueil de leur supposée banalité qui finit par empêcher d’entendre toute leur complexité. Un peu comme ces êtres de notre entourage que l’on tient pour acquis, et dont la valeur n’éclate au grand jour qu’une fois leur présence évanouie.
Voici le fameux distique « Je bénirai ceux qui te bénissent ; celui qui te maudit, Je le honnirai » (Genèse 12 ; 3), qui apparaît pour la toute première fois au début de Lekh-Lekha lorsque Dieu bénitAvram.
En principe, la compréhension d’une phrase demande d’interroger son sens de deux points de vue : de celui qui la profère et de celui à qui elle est adressée. Mais avant même de partir sur ces analyses, l’examen de ce fragment révèle que, s’il est adressé par Dieu à Avram, il trouve semble-t-il son efficace sur le tiers qui choisira de bénir ou de maudire le premier Patriarche. Pour ainsi dire, cette proposition crée une triangularité entre Dieu, Avram et le monde avec lequel celui-ci sera en contact.De fait, la compréhension de la phrase doit prendre en compte ce tiers dont les mots lui sont renvoyés d’Avram, comme par rebond.
Le Torah Temimah va consacrer deux longs développements pour tenter d’expliciter ce passage. Il apporte un Midrach évoquant deux autres passages de la Torah où ce distique apparaît : la bénédiction d’Itzhak àYaacov dans Toldot, et la prophétie de Bil’am sur les Enfants d’Israël dans Balak.
Chose étonnante, si Bil’am suit la structure de la bénédiction divine faite à Avram – d’abord la bénédiction des bénisseurs, puis la malédiction des maudisseurs -, Itzhak inverse ces éléments et place la malédiction des maudisseurs avant la bénédiction des bénisseurs ! Bil’am suivrait Dieu à la lettre, et pas Itzhak !?
Tentative de réponse du Torah Temimah : la raison de ces inversions serait corrélée au chemin de vie, au destin personnel. Encore faut-il entendre sous quel régime et quelles catégories ce destin s’inscrit. Dans le Midrach, l’essence du Juste consiste à connaître d’abord les épreuves de ce monde, puis enfin la félicité du monde qui vient, tandis que celle du Pervers consiste à connaître d’abord la félicité de ce monde puis les épreuves à-venir. C’est pourquoi Bil’am est comme nécessairement forcé d’évoquer la bénédiction avant la malédiction, et Itz’hak de commencer par la malédiction et de compléter par la bénédiction.
Reste que, comme toutes les essences, l’essence du Juste et celle du Pervers sont soumises au déploiement dans ce monde, avec toutes les vicissitudes du devenir historique. Et le Torah Temimah de remarquer astucieusement que, si l’on suit l’idée de l’ordre des mots comme dépliement de l’essence des êtres dans le monde, les propositions reçues par Avram et Yaacov auraient dû être l’inverse de ce qu’elles furent.
En effet, Avram avait déjà connu maints épreuves (l’affrontement avec Nimrod, Our Casdim, etc.) - de là, il aurait fallu commencer par la malédiction et finir par la bénédiction - ; tandis que Yaacov avait jusque-là vécu dans la sérénité avant de partir vers Lavan -de là, la bénédiction aurait dû précéder la malédiction.
Or nous voyons qu’il n’en est rien et le Torah Temimah semble en fin de compte se débarrasser du commentaire en disant que l’ordre suivi par Bil’am était adéquat et qu’Itz’hak a voulu finir son propos par une note positive, comme cela deviendra l’habitude de tout Israël de ne pas se quitter sans un propos de bénédiction.
Entre l’essence du Juste et son déploiement parfois imprévisible dans l’Histoire, nous voici donc face à un problème théologique classique : les pas que j’accomplis chaque jour suivent-ils la voie qui leur a été tracée ? En reprenant la parole divine, on pourrait même se demander s’ils suivent la voix qui m’appelle à aller pour moi ? Car, en dernier ressort, « sont bénis sont ceux qui me bénissent, et honni celui qui me maudit », c’est-à-dire refléter sur le tiers ce qu’il m’envoie, ne se réalise, pour ainsi dire mécaniquement, que si « je vais pour moi ».
Mécaniquement, car, aller pour soi, c’est être le Ivri, celui qui traverse pour se rendre sur l’autre rive. Seul s’il le faut - parce qu’il le doit. Par cette solitude et cet oubli de soi, son être se vide de son contenu historique pour toucher à l’essence. Epreuves ou félicité, les vicissitudes de l’Histoire n’atteignent pas le Juste, il est insouciant de son destin historique.
Car, dans ce monde, le Juste est un miroir. Reflet du monde bien sûr ; mais surtout ligne de fuite du regard, pour signifier que ce monde conserve toujours une dimension latente, un monde qui vient.
Jonathan Aleksandrowicz
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ואברכה מברכיך
כתיב (פ' נשא) כה תברכו את בני ישראל, למדנו ברכה לישראל, ברכה לכהנים מניין אמר רב נחמן בר יצחק – ואברכה מברכיך ז) וע' לפנינו בפ' נשא בפסוק ואני אברכם. וכתבו התוס' וז"ל, ואפילו נכרים המברכין את ישראל מתברכין כדאיתא בירושלמי ברכות (פ"ח ה"ח) ההוא נכרי דיהיב שלמא לר' ישמעאל, אמר לי', מלתך כבר אמורה, פירוש, איני צריך להחזיר לך שלום שברכתך כבר אמורה ואברכה מברכיך, עכ"ל, ולפנינו בירושלמי מובא הפסוק ומברכיך ברוך דס"פ תולדות, ויובא לפנינו שם. –
ודע דאיתא במדרשים בס"פ תולדות בברכת יצחק ליעקב ארריך ארור ומברכיך ברוך, שהעירו דבבלעם כתיב מברכיך ברוך ואורריך ארור, הקדים ברכה לקללה, וביצחק הקדים קללה לברכה, ותרצו משום דצדיקים תחלתן יסורים וסופן שלוה, לכן הקדים קללה לברכה, וברשעים תחלתן שלוה וסופן יסורים לכן הקדים ברכה לקללה, ע"כ. וצ"ע מכאן שהקדים הקב"ה לאברהם בברכה וסיים בקללה. ואפשר י"ל משום דאברהם כבר סבל עד כה יסורים, כנודע באגדות מהפלתו לכבשן האש ומטלטולו וגלותו ועוד, וא"כ כבר סבל ערך היסורים שדרך הצדיקים לסבול מתחלה ולכן לא חש לפתוח אצלו בברכה, משא"כ ביעקב עד צאתו מבית אביו הי' יושב בשלוה. וגם י"ל פשוט דבאמת יש להקדים הברכה להקללה כמו שהוא בכ"מ בתורה, הברכה והקללה, רק יצחק בסיום דבריו לא רצה לסיים בארור והפך הסדר. (מזה אולי יש סמך למנהג בני ישראל לסיים אמרותיהם בדבר טוב) ולא כן עשה בלעם הרשע שסיים את דבריו בארור ולא בברוך. (חולין מ"ט א') -
Les scénarios d'autodestruction et les valeurs
- Le 21/10/2020
- Dans Parasha
Cycle : la Parasha selon le Torah-Temima
Les scénarios d’auto-destruction et les valeurs
« Le monde était perverti aux yeux de Dieu, rempli d’iniquités ». (Béréchit 6.11)
Comment un être se donne une représentation de ce qui le conduit à sa propre perte ? Que ce soit un homme ou une civilisation, une telle représentation est une jauge de ses valeurs. On s’attendrait de la part d’un texte religieux à ce que les fautes ‘religieuses’ soient fatales. En l’espèce, pour la Torah elles sont connues : idolâtries, incestes ; la lecture que propose les Sages du verset qui signe la destruction de l’humanité par le déluge est emblématique : c’est donc sans surprise ‘la perversion aux yeux de Dieu’ est interprété comme signifiant ces fautes capitales ; mais comment comprendre les termes ‘rempli d’iniquité’ de la fin du verset ? Une simple redite, une généralisation ?
Le Talmud s’empare de cette redite : « Observe la force de l’iniquité (‘hamas), parce que le sort de la génération du déluge n’a été scellé que [parce qu’ils] volaient ». Comment comprendre le terme de ‘hamas, rendu assez traditionnellement par ‘iniquité’, ‘violence’ ? Question de vocabulaire qui laisse de côté l’essentiel : sur quoi se joue notre propre perte ?
« D’un homme qui sortait avec un sac de fruits, les gens grapillaient de petites quantités, non condamnables juridiquement ». Selon le Talmud de Jérusalem, les petits larcins, de valeur insignifiante, sont la cause du Déluge. Pourquoi pas ? Nous avons bien assisté à la destruction de l’industrie du disque par le téléchargement ! Rien que de très banal.
Le Torah Tmima met cette affirmation en regard d’une autre maxime du Talmud : une personne qui ne tient pas parole [par exemple en s’engageant verbalement à acquérir un objet, mais finalement ne l’achète pas] n’est pas juridiquement coupable. Le Talmud fait tout même planer sur lui un avertissement « Celui qui a fait payer la génération du déluge et de la tour de Babel [i-e Dieu] se fera payé de celui qui ne tient parole ». Le ‘hamas qui déstabilise une société ce n’est pas l’accumulation des petits larcins. Mais un rapport léger à la parole engageante. Comment comprendre cela ?
Un petit détour par l’emploi dans la Bible du terme ‘hamas permet d’y voir plus clair. Un témoin mensonger est appelé èd ‘hamas. Lorsque Sara ‘critique’ Abraham de ne pas lui avoir donné d’enfants (!), elle lui dit « ‘hamasialé’ha’ », ma faute provient de toi[1].
Les petits vols du quotidien ne sont pas pénalisables : qui pourrait réclamer quelques centimes ? Ces vols restent sous les radars de la justice de la même manière que ne pas tenir parole. Se tenir en dessous des filets de la justice, n’est pas une cause de destruction du monde ; en revanche, ils traduisent une volonté profonde de l’homme d’être hors du champ de la justice. Les transgressions massives (incestes ou idolâtries) ne remettent en avant ce désir d’être hors-justice. Par contre celui-ci se montre à travers des actes insignifiants, furtifs, qui témoignent d’une lame de fond de l’être humain.
Franck Benhamou
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כי מלאה וגו'.תניא, מה היו חומסין, בר נש הוי נפיק וטעין קופה מלאה תורמסין, והיו מתכוונין וגומלין פחות פחות משוה פרוטה, דבר שאינו יוצא בדיינים כתורמסין הוא מין קטניות, והמפרשים טרחו לפרש כונת שאלת הירושלמי ותירוצו ופרשו בדרך רחוקה, אבל האמת הוא, כי באה דרשא זו כאן בירושלמי קצרה וחסרה, וצ"ל כמו שהיא לפנינו במ"ר כאן בזה"ל, כי מלאה הארץ חמס, איזהו חמס ואיזהו גזל, א"ר חנינא, חמס אינו שוה פרוטה וגזל שוה פרוטה, וכך היו אנשי דור המבול עושים, היה [ר"ל כשהיה] אחד מהם מוציא קופתו מלאה תורמסין והי' זה בא ונוטל פחות משו"פ וזה בא ונוטל פחות משו"פ עד מקום שאינו יכול להוציאו בדין, ע"כ, והיא היא אגדת הירושלמי שלפנינו. וטעם הדבר בפחות משו"פ אינו יוצא בדיינים, משום דבהשבת גזל כתיב (ס"פ ויקרא) והשיב, ואין השבה חשיבה בפחות משו"פ, ועיי"ש לפנינו. –
וטעם הדבר שנענשו על פחות משו"פ י"ל ע"פ מה דקיי"ל דב"נ נהרג על פחות משו"פ כמבואר בעירובין ס"ב א' ובכ"מ, וא"כ לדידי' חשיבא פחות משו"פ כמו שו"פ לישראל [ואע"פ שאינו יוצא בדיינים משום לא פלוג]. ובזה ניחא בב"ק ס"ב א' שחקרו מה בין גזלן לחמסן ולא אמרו החלוק המפורש כאן בירושלמי ומ"ר, חמס אינו שו"פ וגזל שו"פ, יען דבגמרא חקרו בדינים הנוגעים לישראל אשר אצלו פחות משו"פ אינו חשוב, וכאן איירי בב"נ. –
ודע דע"פ דרשת הירושלמי שלפנינו יתבאר היטב מ"ש בב"מ מ"ח א' בעונש מי שאינו עומד בדבורו, מי שפרע מאנשי דור המבול הוא יפרע ממי שאינו עומד בדבורו, ולא נתבאר שייכות הענינים זל"ז, אך הנה אמרו בגמרא שם דמדינא חייב אדם לעמוד בדבורו משום הן שלך צדק, אך מפני שאין בזה רק בטחון דברים לכן אין התביעה יוצאת בדיינים, ולפי המבואר דבדור המבול גזלו דבר שאין יוצא בדיינים ונפרע הקב"ה מהם, לכן אומרים לזה שאינו עומד בדבורו מי שפרע מאנשי דור המבול אע"פ שעברו על דבר שאינו יוצא בדיינים הוא יפרע ממי שאינו עומד בדבורו שאף הוא עובר על דבר שאינו יוצא בדיינים, ודו"ק. ומה שאמרו עוד ומי שפרע מאנשי דור הפלגה ומאנשי סדום יש על זה טעמים מיוחדים. .
(ירושלמי ב"מ פ"דה"ב)כי מלאה וגו'.א"ר יוחנן, בוא וראה כמה גדול כחה של חמס, שהרי דור המבול עברו על הכל ולא נחתם עליהם גזר דינם עד שפשטו ידיהם בגזל, שנאמר כי מלאה הארץ חמס מפניהם והנני משחיתם את הארץ יטלא נתבאר למה באמת גדול כל כך כחה של חמס מכחה של עריות, והלא עון עריות הוא אחד מהדברים שיהרג ואל יעבור עליהם. ואפשר לומר ע"פ מ"ד במ"ר פרשה זו (פ' ל"ח) ובמס' ד"א זוטא פ"ט, גדול השלום שאפי' ישראל עובדים ע"ז ושלום ביניהם, אומר הקב"ה, כביכול אין אני יכול לשלוט בהם, שנאמר (הושע ד׳:י״ז) חבור עצבים אפרים הנח לו, אבל משנחלקו מה הוא אומר (שם) חלק לבם עתה יאשמו, ע"כ. ולפי"ז כל זמן שלא גזלו וחמסו והי' שלום ביניהם לכן לא נענשו. אבל מכיון שפשטו ידיהם בגזל, שזה גורם למחלוקת ושנאה אז נאשמו ונענשו על כל עבירות שהיו בידם מקודם. וע"ע מש"כ בענין דרשא זו בר"פ תצא בפסוק כי יהי' לאיש בן סורר ומורה, בדרשא בן ולא בת. –
[1] Le Midrash expliquera que lorsque Dieu promit un héritier à Abraham, ce dernier cherche à savoir comment Dieu va-t-il s’y prendre. Sara, reproche à Abraham, de ne pas l’avoir désignée comme condition nécessaire de cet héritage auprès de Dieu, laissant ainsi la possibilité à la servante Hagar d’être la mère de la nation abrahamique. Faute légère, mettant en avant une forme de négligence de son épouse devant son destin personnel.
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Du fondement de la Torah selon le Talmud
- Le 14/10/2020
- Dans Parasha
Cycle : la Paracha selon le Torah-Temima
Du fondement de la Torah selon le Talmud. Commentaire sur Béréchit.
Le livre Torah Tmima de Rav Barouh Halévy Epstein (1860-1942) n’est pas un commentateur de la Torah. Il vise à élucider le sens des passages talmudiques qui s’appuient sur les versets de la Torah. Ce travail est novateur parce que systématique. Il ne réconcilie pas le texte biblique avec le dit talmudique. Le geste d’écriture consiste à comprendre comment les rabbins ont pu, grâceà l’opacité du texte, forger leur propre parole : ce qui nécessite une relecture attentive et méticuleuse. L’apport du Talmud sera toujours une attention infinie à la lettre, mais aussi une confiance illimitée en la parole en ce qu’elle est structurée par la logique. Voilà pour la méthode.
Le verset énonce (Béréchit 5.1)
« Ceci est l'histoire des générations de l'humanité. Lorsque Dieu créa l'être humain, il le fit à sa propre ressemblance. »
Phrase anodine, d’introduction à une généalogie, pourtant sa construction n’est pas banale. Le Talmud rapporte ce verset :
« Rabbi Akiva dit : ‘tu aimeras ton prochain comme toi-même’ est un grand principe de la Torah, Ben Azay dit ‘Ceci est l'histoire des générations de l'humanité’ est un principe plus fondamental. » (Talmud de Jérusalem, Nédarim, 9.4)
Texte énigmatique : comment comprendre qu’on évoque ce verset pour le mettre en rapport avec l’amour du prochain qui serait moins fondamental ? Et en quoi y aurait-il un principe plus fondamental que l’amour du prochain ? On se rappelle ce célèbre texte talmudique (Chabbat 31 a) où Hillel importuné par un idolâtre qui voulait apprendre toute la Torah sur un pied, répond « aime ton prochain comme toi-même, le reste n’est que commentaire ». L’amour du prochain serait-il fondateur de la Torah ? Pourtant aucun des théologiens ne l’a comptabilisé ne serait-ce que comme ‘principe’.
Rav Epstein s’appuie sur ce texte du traité Chabbat : il fait remarquer que Rabbi Akiva possède un autre principe « ta vie précède celle de l’autre[1] ! » (Baba Métsia 62 a). Peut-on imaginer une morale plus éloignée de celle qui ferait de l’amour du prochain un principe fondamental ?
On se rappelle l’anecdote d’Hillel mais on oublie la maxime qu’en retire le Talmud : ne fait pas à ton prochain ce que tu détestes qu’on te fasse. Version négative de l’amour du prochain ; l’amour du prochain n’est pas compris comme un élan du cœur, on sait que le Talmud n’aime pas ces phrases pleines de bonnes intentions, mais totalement déconnectées de la réalité humaine ; en donnant une version négative, on possède un critère de réalisation qui permet de rendre effectif cet amour. Le Rav Epstein dira ceci en quelques mots « à première vue, il n’est pas possible d’aimer son prochain autant que soi-même », or c’est l’exact énoncé du verset (Vayikra 19.18).
On comprend alors que Rabbi Akiva qui affirme que « ta vie précède celle de l’autre » dira que le contenu de l’amour du prochain consistera à « ne pas faire contre la volonté de l’autre », contre ce qu’il déteste. Certes tout le monde déteste s’entendre dire « ma vie précède la tienne » ; mais ce principe ne dit pas que ma vie au nom d’une quelconque idéologie aurait supériorité en rang ou en dignité à celle d’un autre, mais le principe consiste à affirmer qu’il ne faut pas aller contre la volonté de l’autre, contre ce qu’il déteste. Or dans le cas de deux personnes dans un désert, vivre ou mourir n’est pas une affaire de gout !
Ben Azay voudrait apprendre un principe plus fondamental, qui s’énonce sous la forme d’un verset ‘Ceci est l'histoire des générations de l'humanité. Lorsque Dieu créa l'être humain, il le fit à sa propre ressemblance. » On voit clairement qu’il s’agit de rappeler que l’homme est à l’image de Dieu. "Si quelqu’un ne se respecte pas soi-même » faudrait-il le respecter ?" la morale de Rabbi Akiva répond par la négative à cette question : sa volonté n’exprimant pas le désir d’être respecté, nul n’est tenu de le respecter plus qu’il ne l’attend. C’est la morale négative de l’amour du prochain. Mais Ben Zay convoque Dieu : l’homme est à l’image de Dieu, et si un homme ne se respecte pas lui-même, il faudra le respecter au nom de cette image divine.
La discussion prend alors une tournure plus radicale : au nom de quoi faudrait-il respecter son prochain ? On sait que le civisme impose de le faire pour assurer la stabilité de la société. Mais la Torah ne s’intéresse pas à ces questions politiques. Ici le respect dû à l’autre se trouve soit fondé sur l’égalité entre hommes (Rabbi Aquiva) soit sur la dimension divine qui git ‘sur le visage de l’autre’ (Ben Azay).
Mais la discussion prend une seconde dimension plus religieuse, si l’on se rappelle que « l’autre » peut être aussi Dieu, comme le précise Rachi dans son commentaire sur Chabbat : selon Rabbi Aquiva ce que l’on trouve dans la Torah c’est la volonté divine, ce qu’Il hait et ce qu’Il aime. Selon Ben Azay c’est le visage de Dieu qui est scruté à travers la connaissance et la pratique de la Torah : voir le visage de Dieu là où l’homme lui-même s’est oublié.
Franck Benhamou
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זה ספר וגו'.
תניא, רבי עקיבא אומר, ואהבת לרעך כמוך (פ' קדושים) כלל גדול בתורה, בן עזאי אומר, זה ספר תולדות אדם – כלל גדול מזה בר"ע רומז למ"ש באגדה דשבת ל"א א' בההוא עובד אלילים שבא לפני הלל שילמדנו כל התורה כשהוא עומד על רגל אחת, אמר לו, מה דעלך סני לחברך לא תעביד, זו היא כל התורה ואידך פירושא היא וכו', והכונה דכמו שעליך שנוא זה שיעבור על דבריך כך לא תעבור אתה על מצות ה' שבאת ללמוד תורתו, וזה הוא יסוד התורה, ואידך פירושא דמילתא לדעת איזה דבר שנוא לפני הקב"ה זיל גמור, וזו היא כונת ר"ע כאן ע"ד הדרש וצחות הלשון. ומה שנראה לו להסמיך זה הדרש על זה הלשון הוא משום דבפשיטות קשה הענין לצוות על אדם שיאהב את חבירו כמו שאוהב את עצמו, מפני שזה דבר הנמנע מצד הטבע, וגם ר"ע בעצמו ס"ל (ב"מ ס"ב א ) חייך קודמין לחיי חברך, ולכן דריש שאהבה זו פירושה העדר השנאה והיינו שלא יעשה כנגד רצונו, ואם לאדם כן, מכש"כ להקב"ה.
ובן עזאי מוסיף, דמדברי ר"ע שמעינן רק מה דעלך סני לחברך לא תעביד, וא"כ משמע דמי שאינו חושש לכבוד עצמו אינו דרוש לחוש גם על כבוד אחרים, על זה אומר, זה ספר תולדות אדם בדמות
[1] Le cas illustrant ce principe : deux personnes dans le désert, une gourde d’eau ! Dois-je céder ma gourde ?
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Techouva et conversion
- Le 03/09/2020
- Dans 'Haguim (fêtes juives)
Quelques réflexions sur la techouva
et la conversion au judaïsme
En ce mois d’Eloul, le maître mot est « techouva ». Littéralement, ce mot - traduit habituellement par « repentir » - signifie « retour ». On retourne vers Dieu car on s’en est éloigné. Chaque transgression constitue un éloignement vis-à-vis de notre créateur.
En hébreu, une transgression se dit « ‘avéra ». Littéralement, ce mot signifie « un passage ». En fautant, on « passe » de l’autre côté, là où nous agissons comme si Hachem n’était plus présent.
La techouva est donc la possibilité de franchir les obstacles qui nous gênaient dans notre rapport à Lui. Un retour complet n’est possible qu’après avoir également réparé les torts commis aux autres. L’idée est similaire : il s’agit de franchir les obstacles qui obstruaient la relation au prochain.
Ne pas s’immerger dans le mikvé avec un reptile dans la main
Techouva et ‘avéra sont donc incompatibles. C’est dans cet esprit que le Talmud enseigne :
« Rav Ada bar Ahava a dit : un homme qui a dans sa main une ‘avéra, et qui se confesse à son propos sans pour autant revenir dessus [concrètement], à quoi ressemble-t-il ? A un homme qui tient un reptile [mort] dans sa main : même s’il se trempe dans toutes les eaux du monde, son immersion au mikvé ne sera pas valable. S’il le jette de sa main, dès qu’il se trempe dans quarante séas [d’eau], l’immersion est valable, ainsi qu’il est dit : ‘Celui qui reconnaît et abandonne est pris en pitié’ (Michelé 28, 13) ; et il dit : ‘Levons nos cœurs avec nos mains [montrant par là que les transgressions ont été abandonnées] vers Hachem dans le Ciel’ (Eikha 3, 41) »[1].
Rabbi Tsadok HaCohen mi-Lubline rappelle que l’impureté (que symbolise ici le reptile) et la ‘avera trouvent leur source dans la faute originelle, insufflées par le serpent introduisant dans l’Homme le désir et le mauvais penchant[2]. Proclamer changer sans lier la parole à l’acte empêche d’inverser le mécanisme de la transgression première.
Or c’est là notre rôle sur terre et la techouva en est le moyen : Revenir à l’état d’Adam et ‘Hava avant la faute. Mais pour cela, il faut y croire. Avouer ses fautes devant Hachem constitue déjà un premier pas. Le vidouï (aveu) est un acte volontaire et confidentiel, car l’aveu se prononce à voix basse afin d’établir un dialogue spécifique avec Hachem[3]. Celui qui y procède veut donc bien faire. Pourquoi dans ce cas, ne se détache-t-il pas de ses ‘avérote ? C’est que le principe même d’un changement total et radical paraît inconcevable pour beaucoup. Au fond de lui, le fauteur qui regrette sa faute tout en la continuant est découragé. Il n’imagine pas qu’il puisse effacer son passé. Il ne lui vient pas à l’esprit que l’état originel du Gan Eden puisse être retrouvé.
L’illustration proposée par le Talmud en ce qui concerne la techouva trouve tout son sens dans le processus de la conversion. Se tremper au mikvé marque le début d’une nouvelle vie ; dans les mots du Talmud : « Un converti est comme un enfant qui vient de naître »[4].
Or pour que l’immersion au mikvé soit valable, il convient d’abandonner au préalable toutes les pratiques incompatibles avec la Torah.
Imaginer qu’il est possible de se convertir tout en gardant les mêmes travers que dans le passé revient à nier la création d’une nouvelle vie après le passage au mikvé. Or l’enjeu est le même qu’en ce qui concerne la techouva : la conversion est ce qui permet à tout descendant d’Adam et ‘Hava de rejoindre le peuple juif pour servir Hachem. C’est un retour à l’époque du Gan Eden, durant laquelle le monde n’était qu’Unité. Il n’y avait ni nations, ni peuple juif, mais simplement Adam et ‘Hava, le premier homme et la première femme.
Aussi la conversion est-elle une techouva dans le sens d’un retour vers l’idéal de l’humanité.
Ne pas rappeler les transgressions du passé
Il est un autre passage du Talmud dans lequel le rapprochement entre techouva et conversion se fait plus explicite encore : « Qu’est-ce qu’un préjudice causé par la parole (onaate devarim) ? C’est par exemple de dire à son ami qui a fait techouva : ‘Souviens-toi de ce que tu as fait dans le passé’. On ne doit pas non plus dire au fils de convertis : ‘Souviens-toi des actions de tes parents’ ; ni à un converti qui commence à apprendre la Torah : ‘S’il est converti et qu’il vient étudier la Torah, ne lui dis pas : la bouche qui a consommé de la nourriture non-cachère[5] voudrait étudier la Torah qui a été prononcée de la bouche de Dieu !’ »[6]
Que la critique soit émise vis-à-vis d’un ba’al techouva ou d’un converti, elle dénote un déni de la possibilité d’un changement. Cela signifie le plus souvent que l’auteur des critiques lui-même ne se sent pas la force de modifier son comportement. Aussi, nier l’amélioration de son prochain lui permet de rester dans sa zone de confort.
La techouva est une nouvelle vie. Les actes du passé sont effacés, voire transformés en mérite lorsque le retour vers Hachem est complet[7]. Il en va de même pour la conversion. Aussi celui qui critique la personne convertie en raison de son ascendance ou bien de son passé, s’oppose-t-il à cette possibilité incroyable de recommencer une vie nouvelle dans la Torah et les mitsvote.
Conversion et techouva des bné-Israël
Il y a également une dimension collective commune entre la techouva et la conversion.
La traduction littérale du mot « converti » (guer) en hébreu est « étranger ». Les bné-Israël étaient des étrangers en Egypte avant d’en partir et de recevoir la Torah. Or pour cela, il a été exigé que la Brith-mila et l’immersion au mikvé soient accomplis. C’est de là qu’on apprend la possibilité de se convertir et comment y procéder[8].
Aussi, refuser le principe même de la conversion en reprochant à une personne convertie ses actes passés, revient à refuser le principe d’un changement total des bné-Israël au moment du don de la Torah. C’est tout le rôle du peuple juif qui est indirectement remis en cause.
Cependant, après avoir reçu la Torah, les transgressions du peuple se sont répétées dans le désert, puis à l’entrée en terre d’Israël. Hachem a juré de rester fidèle à l’alliance conclue avec les patriarches malgré Ses menaces de détruire ce « peuple à la nuque raide ». Il ne s’agissait pas pour autant d’accepter la désobéissance à Son égard. La seule chose qui permit au peuple juif d’avancer dans le désert, puis plus largement, dans l’Histoire, fut la techouva.A l’instar des suites de l’épisode du veau d’or - qui marque le début du décompte des jours qui mèneront à Yom Kippour - seul le regret des transgressions commises et la cessation de celles-ci peuvent calmer le courroux divin.
Dès lors, refuser de concevoir un changement total de l’être revient à nier également les retours passés du peuple d’Israël vers Hachem, et donc en quelque sorte, de figer l’Histoire quelques millénaires en arrière.
A l’inverse, reconnaître que les nouveaux départs existent permet de s’inscrire dans le destin du peuple juif, provenant pourtant de Téra’h l’idolâtre, et étant passé par des hauts et des bas dans son rapport à Hachem. Or si la « conversion du Sinaï » a permis de couper le lien avec les ancêtres d’Abraham, chaque techouva collective a permis de remettre les compteurs à zéro afin que nous soyons là aujourd’hui pour en parler.
[1] Ta’anith 16a et Rachi.
[2] Péri Tsadik, Shémote, paracha Para, ote 7.
[3] C’est pourquoi il est interdit d’avouer ses fautes explicitement à voix haute (S. A Ora’h ‘Haïm 607, 2 et Michna Beroura).
[4] Yebamote 22a.
[5] Littéralement : « de cadavres d’animaux (névélote), d’animaux déchirés (téréfote), d’immondices (shékatsim) et de reptiles (rémassim) ».
[6] Baba Metsia 58b.
[7] Yoma 86b
[8] Cf. Yebamote 46a et Keritoute 9a.
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Les rabbins et le coronavirus
- Le 15/03/2020
Les "rabbins du web" et le coronavirus
Les évènements que nous vivons en ce moment feront peut-être partie des grandes crises de l’histoire. L’inquiétude est compréhensible. L’inconnue est la plus grande phobie. Or le véritable potentiel destructeur du virus covid-19 est une donnée aussi incertaine que le déroulement de notre avenir proche.
Les récentes mesures instituées en France bousculent notre train de vie. Nous n’en avons pas l’habitude. Car même si nous râlons souvent sur nos quotidiens, nous avons conscience d’être des privilégiés. Alors les questionnements sont nombreux : Que se passera-t-il sur le plan sanitaire ? Quelles seront les conséquences économiques à long terme ? Jusqu’à quand le monde sera-t-il paralysé ?
Pendant ce temps, une autre question interpelle le croyant : Quel est le sens de ces évènements ? Pour le croyant, il n’y a pas lieu de demander s’il y a ou non un sens. La réponse est évidente. Nos Sages se sont de tous temps interrogés. Lorsque des fléaux se sont abattus sur le peuple d’Israël, ils ont appelé à l’introspection. Après coup, ils ont également voulu tirer des leçons concrètes. C’est ainsi que le Talmud ‘ose’ nous renseigner sur les causes de la destruction des deux Temples de Jérusalem. Entre autres.
Les rabbins de notre génération peuvent-ils en faire de même ? La réponse mérite d’être nuancée à plus d’un titre. Précisons en préambule que le respect dû au Rav est un principe primordial dans notre tradition. Même si des discours nous déplaisent, notre réaction doit toujours restée courtoise.
J’ai récemment entendu moi-même plusieurs propos qui m’ont dérangé. Le covid-19 serait d’après un « rabbin du web » une punition contre les Chinois qui ont des habitudes alimentaires contraires aux lois noa’hides (législation universelle) prohibant la consommation de la chair prélevée d’un animal vivant. Un autre a expliqué la fermeture des frontières en Israël comme une punition contre les juifs de Diaspora qui ne sont pas venus assez vite pour y préparer la venue du Messie… Ces ‘prêches’ sont affligeantes. Elles sont contraires à notre tradition, car elles ne cherchent pas à tirer une leçon constructive d’un malheur. Elles ne font que condamner arbitrairement. Plus encore, ce n’est pas au moment du désastre que nos maîtres ont apporté leurs analyses de la situation. Ils l’ont fait plus tard, avec le recul suffisant pour cela. Lorsque le danger est présent, la Michna dans le traité Ta’anith décrit en détail comment agir. On y trouve une multiplication des jeûnes, des prières, et des appels à la techouva. A ne pas confondre avec le jeu de « qui trouvera le premier pourquoi D.ieu laisse ce drame se produire »… Comment affirmer connaître avec certitude les causes de cette terrible maladie, et de la dure crise économique qu’elle engendre indirectement ? Comme si ces « rabbins du web » étaient les intimes de D.ieu qui leur dévoilait Ses secrets profonds...
Une autre musique revient fréquemment : la propagation du virus est le signe de l’arrivée imminente du Messie. Nous prions tous les jours pour sa venue. Cela constitue un principe immuable de notre foi. Alors espérons qu’il arrive rapidement, et que les souffrances susceptibles de l’accompagner nous soient épargnées. Ceci-dit, on notera qu’à travers l’histoire, de terribles fléaux se sont abattus sur le monde et sur le peuple juif, amenant avec eux leur lot d’effervescence messianique… La prophétie n’existant plus, qui peut affirmer avec une certitude absolue que telle ou telle crise en est le déclencheur ?
Cela n’enlève rien aux autres qualités des quelques rabbins qui tiennent ce genre de discours. Un mauvais mot n’enlève pas la valeur d’une personne… Comme le soulignait récemment R. Spiber : n’est-ce pas l’influence de la sur-communication agressive qui pousse à ce genre de raccourcis faciles « pour faire le buzz » ?
N’oublions pas que dans le fond tous les rabbins sont d’accord sur l’attitude à adopter actuellement. Il est indispensable de prier et de faire techouva. Il l’est tout autant de suivre scrupuleusement les consignes annoncées par le gouvernement et les institutions dont nous dépendons.
Refoua chelema à tous les malades. Et que D.ieu nous protège.
Yona GHERTMAN
Billet publié dans l'édition du 20 Mars d'Actualité juive, exceptionellement on-line en raison du contexte :
https://fr.calameo.com/books/00618747159df8ae3989b