'Haguim (fêtes juives)

  • Le prix du repentir

    LE PRIX DU REPENTIR

     

     

    Mamie en colere

     

    Le Talmud est entrelacé de textes de portées différentes. La distinction entre des textes à visée strictement légale et des textes de forme narrative ou homilétique, les aggadot, a tout son sens. Mais certains passages semblent devoir se dérober à ce classement.

    Le traité Souka nous en fournit un très curieux exemple. Dans ce passage , le Talmud traite de la possibilité de réaliser un commandement au moyen d’un objet volé. In fine, les maitres statuent sur le cas d’une Souka dont les branchages qui en constituent le toit,  proviendraient d’un vol.

    La Guemara (31a) dit qu’une telle Souka permet de s’acquitter du commandement d’habiter la Souka.

    Cette solution pour le moins étonnante se justifie de manière très précise. Le vol est, c’est une évidence, totalement prohibé par la Tora et ce quelle que soit la personne lésée. L’objet volé doit faire l’objet d’une restitution. Dans certaines hypothèses, cette restitution pourra faire place à une réparation pécuniaire.

    En l’espèce, les branchages ont été intégrés au toit. Les maitres du Talmud ont créé une loi spécifique à ce genre de cas : le décret des repentants ou plus précisément ici le « décret de la poutre ». Le cas princeps est le suivant : un voleur subtilise une poutre qu’il intègre à la structure de sa maison. La stricte loi de la Torah devrait l’obliger à démolir sa maison pour restituer cette poutre à son légitime propriétaire. Mais les Sages ont estimé qu’une telle exigence aurait un effet inacceptable. Face aux désagréments que crée une telle situation, les auteurs de vols pourraient-être découragés de se repentir. : le passif moral si lourd soit-il ne doit pas peser sur le fauteur au point de l’empêcher de s’amender.

    Les Sages ont donc décrété que dans un tel cas la poutre deviendrait la propriété du voleur, qui en revanche devra rembourser la personne lésée.

    C’est une déclinaison de ce principe qui va être mise en œuvre dans le dialogue exposé par la Guemara.

    Les serviteurs de l’Exilarque avaient volé du bois à une vieille dame, matériau qu’ils avaient intégré dans rien moins que la Souka de leur maitre. Cette femme s’insurge et hurle : « l’exilarque et tous les rabbins de sa maison sont installés dans une Souka volée ! ».

    Rav Nahman se trouvait être le responsable des gens de l’exilarque. Et celui-ci ne réagit en rien à ces accusations publiques. La femme poursuit de plus belle en faisant appel à une référence quelque peu elliptique : « quoi donc ! Une femme dont le père avait 318 serviteurs crie devant vous et vous n’y prêtez pas attention  ? »

    Rachi nous enseigne que le père en question est le patriarche Avraham. La femme spoliée en appelle donc à son ascendance abrahamique.

    Rav Nahman se tourne vers ses élèves et dit : « elle n’est qu’une braillarde, elle n’a droit qu’à la valeur des [planches] de bois . »

    Du simple point de vue du récit on peut synthétiser ainsi ; une vieille femme spoliée réclame la restitution des bois qu’on lui a volés et qui sont entrés dans la structure d’une Souka. Rav Nahman refuse obstinément cette restitution et s’en tient à une réparation pécuniaire.

    Nombre d’éléments singuliers sautent aux yeux à la lecture de ce texte. Tout d’abord son caractère choquant : pourquoi s’ingénier à refuser de réparer le tort de la façon dont elle le réclame ? Cela parait un abus de pouvoir. Pourquoi cette référence à Avraham ? ? Au fond qu’est-ce qui se joue dans ce dialogue pour que le Talmud prenne la peine de le rapporter dans le détail ?

    Les commentateurs insistent sur un point qui semble ici assez déterminant : la personne lésée pouvait bénéficier d’une compensation financière durant la fête ou même récupérer le bois à l’issue de celle-ci. Mais ici elle refuse les deux solutions : ce sont les bois immédiatement ou rien.

    Le refus de principe de Rav Nahman, confronté à une demande qui ressemble désormais à une position idéologiquetant il est vrai que d’autres solutions étaient à même de réparer le dommage causé, nous permet de lire cet épisode comme une véritable confrontation.

    La vieille dame est lésée, elle critique publiquement les Sages. Elle en appelle alors à la figure d’Avraham.

    Son discours peut être compris ainsi. Avraham était à la tête d’un grand nombre de serviteurs. Or il veillait à ce que ses serviteurs ne soient jamais auteurs de vols. Ne devrait-il pas en être ainsi de l’exilarque ou même de Rav Nahman, le responsable de ses serviteurs ?

    Mais on peut pousser un pas plus loin. Ici, le renvoi à Avraham fait office d’argument à l’appui de sa réclamation Ce qu’elle demande c’est l’application de la justice Abrahamique, ou de ce qu’elle croit être cette justice,  à laquelle elle prétend avoir droit en tant que descendante du patriarche.

    Ce que hurle cette femme c’est : les Sages ont abandonné le souci de justice d’Avraham , ils bafouent les valeurs du père.

    Notons qu’à aucun moment Rav Nahman ne dialogue avec cette femme. Gageons qu’il acte que face à un discours idéologique, il n’y a pas de dialogue possible, pas d’échange fécond.

    Mais alors que veulent les maitres ? Nous avons posé comme préalable qu’en aucun cas il n’est question, ni de considérer le vol comme permis, ni même d’envisager que le dommage causé ne soit pas réparé. En d’autres termes : la justice s’exerce bien ici, sans possibilité d’y échapper.

    Il semble plutôt qu’ici Rav Nahman veuille à tout prix s’inscrire en faux par rapport à une application stricte de la réparation à l’identique.

    Pourquoi ? Parce que si cette modalité de réparation est la plus juste, elle ferme la porte à toute possibilité de repentir. Et c’est là tout le souci de ce qui n’est autre qu’une institution rabbinique (et pas une injonction de la Torah).Cette institution des Sages, constitue bien une atteinte, même si limitée, au principe de réparation mais dans un seul but : permettre à l’auteur du méfait de revenir de ses actes, sans mettre d’obstacle insurmontable sur son chemin. On perçoit dans cet épisode à quel point Rav Nahman est prêt à supporter le regard critique, et même la part d’opprobre que suppose la mise en œuvre de cette institution. Mais c’est au prix de tout cela qu’elle doit prévaloir.

    Ce qui intrigue ici c’est que le poids de cette atteinte est supporté par nul autre que la victime du vol elle-même !

    Peut-être peut-on proposer une explication. La réparation à l’identique est juste, elle remplit la victime de tous ses droits et la restaure dans son état initial. Mais elle tient l’autre à distance. Le projet proposé par les Sages et ici défendu par Rav Nahman de manière virulente, c’est de pousser la victime à sacrifier une part de cette réparation au profit du repentir de l’autre. Le fauteur n’est pas un malfrat à désigner à la vindicte de la société, tout juste bon à payer sa dette à la société. Non, je dois, au prix même d’une partie de mes droits les plus élémentaires, faire place à sa possibilité de revenir. Préférer à un monde statique dans sa justice parfaite, un monde fait d’hommes qui peuvent s’amender.

    A la mémoire du rav Ariel Amoyelle zts''l

    David SCETBON

     

     

  • Techouva et conversion

    Quelques réflexions sur la techouva

    et la conversion au judaïsme

    Mikve 1

     

    En ce mois d’Eloul, le maître mot est « techouva ». Littéralement, ce mot - traduit habituellement par « repentir » - signifie « retour ». On retourne vers Dieu car on s’en est éloigné. Chaque transgression constitue un éloignement vis-à-vis de notre créateur.

    En hébreu, une transgression se dit « ‘avéra ». Littéralement, ce mot signifie « un passage ». En fautant, on « passe » de l’autre côté, là où nous agissons comme si Hachem n’était plus présent.

    La techouva est donc la possibilité de franchir les obstacles qui nous gênaient dans notre rapport à Lui. Un retour complet n’est possible qu’après avoir également réparé les torts commis aux autres. L’idée est similaire : il s’agit de franchir les obstacles qui obstruaient la relation au prochain.

     

    Ne pas s’immerger dans le mikvé avec un reptile dans la main

    Techouva et ‘avéra sont donc incompatibles. C’est dans cet esprit que le Talmud enseigne :

    « Rav Ada bar Ahava a dit : un homme qui a dans sa main une ‘avéra, et qui se confesse à son propos sans pour autant revenir dessus [concrètement], à quoi ressemble-t-il ? A un homme qui tient un reptile [mort] dans sa main : même s’il se trempe dans toutes les eaux du monde, son immersion au mikvé ne sera pas valable. S’il le jette de sa main, dès qu’il se trempe dans quarante séas [d’eau], l’immersion est valable, ainsi qu’il est dit : ‘Celui qui reconnaît et abandonne est pris en pitié’ (Michelé 28, 13) ; et il dit : ‘Levons nos cœurs avec nos mains [montrant par là que les transgressions ont été abandonnées] vers Hachem dans le Ciel’ (Eikha 3, 41) »[1].

     

    Rabbi Tsadok HaCohen mi-Lubline rappelle que  l’impureté (que symbolise ici le reptile) et la ‘avera trouvent leur source dans la faute originelle, insufflées par le serpent introduisant dans l’Homme le désir et le mauvais penchant[2]. Proclamer changer sans lier la parole à l’acte empêche d’inverser le mécanisme de la transgression première.

    Or c’est là notre rôle sur terre et la techouva en est le moyen : Revenir à l’état d’Adam et ‘Hava avant la faute. Mais pour cela, il faut y croire. Avouer ses fautes devant Hachem constitue déjà un premier pas. Le vidouï (aveu) est un acte volontaire et confidentiel, car l’aveu se prononce à voix basse afin d’établir un dialogue spécifique avec Hachem[3]. Celui qui y procède veut donc bien faire. Pourquoi dans ce cas, ne se détache-t-il pas de ses ‘avérote ? C’est que le principe même d’un changement total et radical paraît inconcevable pour beaucoup. Au fond de lui, le fauteur qui regrette sa faute tout en la continuant est découragé. Il n’imagine pas qu’il puisse effacer son passé. Il ne lui vient pas à l’esprit que l’état originel du Gan Eden puisse être retrouvé.

    L’illustration proposée par le Talmud en ce qui concerne la techouva trouve tout son sens dans le processus de la conversion. Se tremper au mikvé marque le début d’une nouvelle vie ; dans les mots du Talmud : « Un converti est comme un enfant qui vient de naître »[4].

    Or pour que l’immersion au mikvé soit valable, il convient d’abandonner au préalable toutes les pratiques incompatibles avec la Torah.

    Imaginer qu’il est possible de se convertir tout en gardant les mêmes travers que dans le passé revient à nier la création d’une nouvelle vie après le passage au mikvé. Or l’enjeu est le même qu’en ce qui concerne la techouva : la conversion est ce qui permet à tout descendant d’Adam et ‘Hava de rejoindre le peuple juif pour servir Hachem. C’est un retour à l’époque du Gan Eden, durant laquelle le monde n’était qu’Unité. Il n’y avait ni nations, ni peuple juif, mais simplement Adam et ‘Hava, le premier homme et la première femme.

    Aussi la conversion est-elle une techouva dans le sens d’un retour  vers l’idéal de l’humanité.

     

    Ne pas rappeler les transgressions du passé

    Il est un autre passage du Talmud dans lequel le rapprochement entre techouva et conversion se fait plus explicite encore : « Qu’est-ce qu’un préjudice causé par la parole (onaate devarim) ? C’est par exemple de dire à son ami qui a fait techouva : ‘Souviens-toi de ce que tu as fait dans le passé’. On ne doit pas non plus dire au fils de convertis : ‘Souviens-toi des actions de tes parents’ ; ni à un converti qui commence à apprendre la Torah : ‘S’il est converti et qu’il vient étudier la Torah, ne lui dis pas : la bouche qui a consommé de la nourriture non-cachère[5] voudrait étudier la Torah qui a été prononcée de la bouche de Dieu !’ »[6] 

    Que la critique soit émise vis-à-vis d’un ba’al techouva ou d’un converti, elle dénote un déni de la possibilité d’un changement. Cela signifie le plus souvent que l’auteur des critiques lui-même ne se sent pas la force de modifier son comportement. Aussi, nier l’amélioration de son prochain lui permet de rester dans sa zone de confort.

    La techouva est une nouvelle vie. Les actes du passé sont effacés, voire transformés en mérite lorsque le retour vers Hachem est complet[7]. Il en va de même pour la conversion. Aussi celui qui critique la personne convertie en raison de son ascendance ou bien de son passé, s’oppose-t-il à cette possibilité incroyable de recommencer une vie nouvelle dans la Torah et les mitsvote.

     

    Conversion et techouva des bné-Israël

    Il y a également une dimension collective commune entre la techouva et la conversion.

    La traduction littérale du mot « converti » (guer) en hébreu est « étranger ». Les bné-Israël étaient des étrangers en Egypte avant d’en partir et de recevoir la Torah. Or pour cela, il a été exigé que la Brith-mila et l’immersion au mikvé soient accomplis. C’est de là qu’on apprend la possibilité de se convertir et comment y procéder[8].

    Aussi, refuser le principe même de la conversion en reprochant à une personne convertie ses actes passés, revient à refuser le principe d’un changement total des bné-Israël au moment du don de la Torah. C’est tout le rôle du peuple juif qui est indirectement remis en cause.


    Cependant, après avoir reçu la Torah, les transgressions du peuple se sont répétées dans le désert, puis à l’entrée en terre d’Israël. Hachem a juré de rester fidèle à l’alliance conclue avec les patriarches malgré Ses menaces de détruire ce « peuple à la nuque raide ». Il ne s’agissait pas pour autant d’accepter la désobéissance à Son égard. La seule chose qui permit au peuple juif d’avancer dans le désert, puis plus largement, dans l’Histoire, fut la techouva.

    A l’instar des suites de l’épisode du veau d’or - qui marque le début du décompte des jours qui mèneront à Yom Kippour - seul le regret des transgressions commises et la cessation de celles-ci peuvent calmer le courroux divin.

    Dès lors, refuser de concevoir un changement total de l’être revient à nier également les retours passés du peuple d’Israël vers Hachem, et donc en quelque sorte, de figer l’Histoire quelques millénaires en arrière.

    A l’inverse, reconnaître que les nouveaux départs existent permet de s’inscrire dans le destin du peuple juif, provenant pourtant de Téra’h l’idolâtre, et étant passé par des hauts et des bas dans son rapport à Hachem. Or si la « conversion du Sinaï » a permis de couper le lien avec les ancêtres d’Abraham, chaque techouva collective a permis de remettre les compteurs à zéro afin que nous soyons là aujourd’hui pour en parler.

     

    [1] Ta’anith 16a et Rachi.

    [2] Péri Tsadik, Shémote, paracha  Para, ote 7.

    [3] C’est pourquoi il est interdit d’avouer ses fautes explicitement à voix haute (S. A Ora’h ‘Haïm 607, 2 et Michna Beroura).

    [4] Yebamote 22a.

    [5] Littéralement : « de cadavres d’animaux (névélote), d’animaux déchirés (téréfote), d’immondices (shékatsim) et de reptiles (rémassim) ».

    [6] Baba Metsia 58b.

    [7] Yoma 86b

    [8] Cf. Yebamote 46a et Keritoute 9a.

  • Pourim et l'antisémitisme

    L’histoire de Pourim :

    Des indices pour analyser l’antisémitisme

     

    La passion du vin 241

     

    L’histoire de la Méguilate-Esther -que nous lisons à Pourim- est édifiante :

     Tous les habitants du royaume sont invités au festin du roi A’hashvérosh. Les habitants juifs de la capitale le sont également, ce qui démontre d’une certaine manière leur bonne intégration à la société dans laquelle ils évoluent. Et voilà que quelques-temps plus tard, un sinistre ministre -Haman- excite la colère du roi à l’encontre de ce peuple, qu’il présente comme trop particulariste pour prétendre avoir sa place dans le royaume. Sa solution est radicale : tous les juifs doivent disparaître car ils n’apportent rien à la société ! Quelle consternation pour la communauté juive de l’empire qui se croyait pleinement acceptée… La raison de toute cette haine ? Un autre ministre de rang inférieur -Mordekhaï- refuse de s’agenouiller devant lui. Qui est donc cet impertinent, et pour quelle raison se permet-il une telle attitude irrespectueuse ? Mordekhaï est juif. Pour Haman, il n’y a pas de doute permis : c’est sa religion qui est la cause de ce manque de respect ! Les Sages du Midrash lui donnent d’une certaine manière raison, en supposant qu’il marchait avec une idole autour du cou. Or, ministre ou pas, hors de question pour un juif de se prosterner devant un reliquat d’idolâtrie !

    Ce serait donc le judaïsme lui-même qui dérange Haman : Lui l’ambitieux ne peut supporter l’idée qu’une aspiration spirituelle entraîne une violation des règles du pouvoir.

    En réalité, les juifs respectent évidemment la loi du royaume, tant que celle-ci n’empêche pas la pratique des lois de la Torah. Certes. Mais ce qui l’enrage est la transgression d’un protocole social non-obligatoire en tant que tel. Comment prétendre vouloir s’élever dans l’échelle sociale sans se prosterner devant ses supérieurs ? Une telle chose est inconcevable pour Haman : ce ne sont pas aux juifs en tant qu’individus à qui il en veut, mais aux juifs en tant que serviteurs d’un système qui va à l’encontre de sa manière de voir le monde.

    La littérature rabbinique enseigne par ailleurs que deux raisons ‘cachées’ ont provoqué le décret d’extermination promulgué par Haman : la prosternation d’une partie du peuple à une idole quelques années auparavant ; et la participation des contemporains juifs de Mordekhaï au festin d’A’hashvérosh. Comment concilier cet enseignement avec notre analyse des motivations d’Haman ?

    C’est que ces raisons sont complémentaires : la soumission à l’idole montrait une volonté de se rapprocher davantage des coutumes locales que de la Torah. La participation des juifs au festin en tant que ‘simples’ citoyens était également mue par un désir -probablement refoulé- de s’affranchir à terme des lois de la Torah afin de s’assimiler pleinement à la société civile.

    L’antisémite Haman est troublé par cette contradiction. C’est ce qui provoque sa tentative de se débarrasser une bonne fois pour toutes du peuple juif : D’un côté certains juifs obéissent à des lois très strictes et portent une vision idéaliste de la vie fondée sur la Torah. D’un autre côté, d’autres juifs sont bien moins scrupuleux et se complaisent dans un mode de vie fondamentalement laïc. Or pour l’antisémite, le peuple juif est un tout indivisible : comment peut-il alors proclamer une vérité spécifique tout en tentant d’imiter les autres peuples ?! Cette idée est pour lui intolérable.

    A partir du moment où tous les juifs vont s’unir sous la direction d’Esther et de Mordekhaï, en affirmant pleinement leur judaïsme par la prière et le jeune, le sort (pour[im]) va alors tourner. L’incohérence fait désormais partie du passé, l’antisémitisme n’a plus de raison d’être, le peuple juif resplendit et le Nom de D.ieu est glorifié.

     

    Yona GHERTMAN

     

     

     

    *Billet publié dans l'hebdomadaire 'Actualité juive'; Mars 2019

  • D'une naissance peu glorieuse- la Haggadah

    D’une naissance peu glorieuse. La Hagada et le destin juif.

     

    Hagada

     

    A un noir accoudé à un comptoir de bar on demandait une fois s’il était plus difficile d’être juif ou noir ;  il me répondait que d’être noir était plus difficile, m’expliquant que la couleur de la peau ne peut pas se cacher. Sans doute disait-il juste, mais peut-être pour une raison moins avouable.

    Les peuples se complaisent à voir leur jour de naissance, au moment où ils se libèrent de leur chaines : la France et sa Révolution, les anciennes satellites de l’URSS qui clament leur autonomie, l’Allemagne qui brise le mur qui la sépare d’elle-même…Invariablement ce sont des idéaux de prise en main de son propre destin qui guident les peuples. Affirmation de valeurs viriles.

    Lorsqu’on regarde l’histoire des juifs et l’histoire qu’ils se racontent à lui-même, c’est de tout à fait autre chose dont il s’agit. Pas d’autodétermination, pas de projet politique, et même pas de projet religieux : juste aller vers une montagne, pour faire un culte à Dieu[1]. Nullement question de valeurs viriles de liberté, uniquement de libération, passivité fondamentale. Sans cesse les hébreux clameront dans leur marche forcée du désert, leur volonté de rester en Egypte, de ne pas sortir[2]. On se rappellera que le grand Hegel  en voulait beaucoup aux juifs : peuple du ressentiment, incapable de se donner ses propres lois, privée de conscience de soi.  Et pourtant, la soirée pascale est jonchée des débris qu’Hegel aurait bien rejetés comme marques d’une sujétion.

    L’esclavage marque le peuple juif,  avant même qu’il n’existe : il devait naitre en exil[3] ; une fois libéré, c’est sans cesse qu’il faudra ‘se rappeler que tu étais esclave’, l’esclavage étant la condition pour laquelle tu garderas un jour de repos[4], tu donneras une somme en libérant ton esclave[5], tu n’opprimeras[6] pas la veuve, l’orphelin, l’étranger, que tu leur accorderas une même dignité devant la justice[7].

    Faudrait-il oublier le soir du Séder ce passé peu glorieux pour se centrer sur les majestueux miracles qui ont été produits en notre faveur ? Que l’on observe bien les choses, les miracles de la sortie d’Egypte sont plutôt destructeurs[8], et il revient au juif d’essayer de passer entre les gouttes (de sang !). La Matsa elle-même est à la fois ‘pain de misère’[9], et symbole de la libération. La structure de la Haggada s’oriente à partir de la misérable origine de notre foi : ‘nos pères étaient idolâtres’[10]. Nos ‘héros’ ici présentées désignent Térah, le père idolâtre d’Abraham,  qui pour le coup accède au rang de patriarche !

    On ne comprend rien à la soirée du Séder et à la Bible si l’on y cherche la liberté politique : par contre,  on peut y déceler que, si ce n’était Dieu, nous y serions encore… sans doute tout enclin à faire un printemps révolutionnaire plein de promesses déçues. Le message est très clair : il faut assumer sa basse origine d’esclave ou d’idolâtre, il faut assumer que l’on ne s’autodétermine pas, mais que l’on subit une libération, gracieuse.  C’est le sens de la Haggada.

    Et les enfants questionnent, comme le disait Manitou : ils questionnent sur leur identité, pourquoi, moi ?[11] Qu’est-ce qui change ? Rejoignant la même question que les anges posent éternellement, devant la mer qui engloutit les Egyptiens : et cela, ces juifs,  aussi sont idolâtres, pourquoi seraient-ils sauvés ?[12]

    Effectivement, il est plus difficile d’être noir que d’être juif, tant qu’on n’admet pas sa profonde faiblesse devant le Maître de l’Histoire.

     

    Franck BENHAMOU

     

    [1] Chémot 3.18.

    [2] Ça commence en Chémot 14.11. Les occurrences sont trop nombreuses.

    [3] Béréchit 15.13.

    [4] Dvarim 5.15.

    [5] Dvarim 15.15.

    [6] Chémot 22.20.

    [7] Dvarim 24.18. Entres autres références.

    [8] Les dix plaies ne viennent que convaincre le pharaon. Les juifs doivent s’abriter lors de la plaie des premiers nés ; ce qui donne naissance à la coutume de jeûner la veille de Pessah, comme si à nouveau les premiers nés n’étaient pas épargnés, si ce n’est en pratiquant un acte conjuratoire.

    [9] Dvraim 16.3. d’après Pessahim 115 b.

    [10] Texte de la Haggada.

    [11] Voir le texte en ligne « l’être père et l’être fils ». http://manitou.over-blog.com/article-pessah-la-hagada-l-etre-pere-et-l-etre-fils-1987-46661836.html. Même si Manitou récuserait totalement ce qui est ici exprimé.

    [12] Chémot Rabba 21.7.

  • La liberté de Pessa'h selon le SFORNO

      Cycle : la paracha selon le Sforno*  

    Sforno 1

    La ‘liberté’ de Pessa’h selon le SFORNO

     

    Dans son nouvel ouvrage de la série ‘Droit talmudique et droit des nations’[1], Rav Avraham Weingort traite entre autres sujets -très intéressants- celui du ‘droit de grève’. En introduction, il rapporte un principe talmudique dont les contours seront discutés par la suite dans la Guemara : « L’ouvrier est en droit d’arrêter son travail au milieu de la journée » (Baba Metsia 10a).

    Un principe n’étant jamais une finalité, plusieurs questions se posent. Par exemple :

    • Le droit de quitter unilatéralement son travail absout-il du paiement de dommages et intérêts pour rupture du contrat de la part du travailleur ?
    • De quel travailleur est-il question : s’agit-il d’un salarié recevant un salaire journalier, hebdomadaire, ou annuel (sakhir) ; ou bien d’un salarié rémunéré pour un travail ponctuel (kablan) ?

    J’invite le lecteur à découvrir le développement du Rav Weingort sur ces problématiques.

    Arrêtons-nous dans le cadre de ce billet sur la première catégorie de salariés mentionnée, et lisons ensemble ce qu’il écrit à ce propos :

    « Le salarié à la journée, au mois, ou à l’année est ‘salarié du temps’, d’où le risque de devenir l’esclave du temps. Le droit de se rétracter constitue l’antidote qui lui permet de ne pas être esclave de son temps. Tel n’est pas le cas de l’entrepreneur qui doit remettre un travail, lequel n’est pas lié à un temps déterminé. Même si on lui demande de ne pas outrepasser un certain délai, il reste maître de son temps et peut en disposer à sa manière (…) »[2].

    Rav Weingort note que cette idée de « l’esclavage du temps » se trouve dans le commentaire du Sforno, à propos de la sortie d’Egypte :

    « Rabbi Ovadia de Siporno[3], commentateur biblique de la fin du Moyen-Age, remarque la formule biblique prononcée au moment où les hébreux étaient sur le point de quitter l’Egypte : ‘Ha’hodech hazé lakèm’, ce mois est à vous (il s’agit, selon l’interprétation des Sages de la mitsva, de l’obligation, de sanctifier le mois, de régir le calendrier lequel est pour une bonne partie un calendrier lunaire). Rabbi Ovadia interprète : Désormais le ‘mois’, c’est-à-dire ‘le temps’, est à vous. Car jusqu’au jour d’aujourd’hui votre temps ne vous appartient pas, il appartenait au Pharaon. Le signe de liberté est donc la capacité de pouvoir disposer librement de son temps[4] (…) »[5].

    Certes, on peut rester perplexe sur la liberté de temps accordée par la Torah aux Bné-Israël, notamment en ce qui concerne les mitsvote shéhazman grama (lois dépendant d’un temps fixe) … Il est certain que l’on ne peut pas disposer de notre temps dans l’absolu, puisque certaines pratiques dépendent impérativement d’un moment précis… Par exemple, le soir du 15 Nissan, la Torah nous impose de raconter la sortie d’Egypte autour du Korban Pessa’h et des matsote… Et durant les moments de ‘rencontres /convocations’ (mo’adim), pouvons-nous affirmer sereinement que le temps nous appartient ? Comme l’énonce le principe associé à Yom-Tov : « ‘hatsi lHachem ‘hatsi lakhem » (une partie du temps est pour Hachem, l’autre vous est accordée- Pessa’him 68b) ! Les exemples ne manquent pas…

    Laissons-donc chacun réfléchir sur cette question durant le seder de Pessa’h, et contentons-nous pour l’instant de souligner cette magnifique définition de la liberté proposée par le Sforno… Qui est libre ?  Celui qui parvient à disposer librement de son temps !

     

    Pessa’h cachére véSaméa’h, que l’année prochaine nous puissions tous disposer de notre temps librement afin de rester le plus possible au Beth haMidrash pour étudier la Torah !

     

    Yona GHERTMAN

     

    *Rav 'Ovadiah Sforno, Italie 1480-1550

    Texte original :

     

    ספורנו שמות פרק יב פסוק ב

    (ב) החדש הזה לכם ראש חדשים. מכאן ואילך יהיו החדשים שלכם, לעשות בהם כרצונכם, אבל בימי השעבוד לא היו ימיכם שלכם, אבל היו לעבודת אחרים ורצונם, לפיכך ראשון הוא לכם לחדשי השנה. כי בו התחיל מציאותכם הבחיריי:

     

    [1] A. Weingort, Rencontres, Droit talmudique et droit des nations, Tome 6, Editions Lichma 2018.

    [2] Ibid., p.153.

    [3] C’est ainsi que Rav Weingort nomme le ‘Sforno’.

    [4] Littéralement, dans les mots du Sforno : « Ce mois-ci est le premier des mois. A partir de là, les mois seront à vous, pour en faire selon votre volonté. Mais à l’époque de l’asservissement, ce n’étaient pas ‘vos jours’, ‘à vous’, mais ils étaient pour le travail des autres et pour leur volonté. C’est pour cela que c’est le premier de l’année pour vous, car c’est là qu’a commencé votre essence de liberté ».

    [5] Op. cit., note 1.

  • Le temps incandescent ('Hanoukah)

        'Hanoukah

                                         

    Le temps incandescent

     

    par Yoël Hanhart

     

    Feu

     

    La parenthèse se referme ; les héros disparaissent. Avec l’usure du temps, leurs idéaux ont fini par les broyer. Au combat mené contre l’ennemi par des frères soudés ont succédé les luttes fratricides. A se demander si l’échec à venir ne se tapissait dans la victoire et ses lendemains : confusion des genres, fraternité mal assumée, les prêtres fils de Lévi prenant la place, royale, de ceux de Yéhouda. On guerroyait pour la lumière, l’obscurité a pénétré jusqu’au cœur du pouvoir. La terreur couve-t-elle inexorablement dans la ferveur révolutionnaire, comme la braise sous la cendre, comme la braise devenant cendre ? L’horreur et le sordide se loveraient-ils dans tout progrès, finissant par calciner les idéaux les plus nobles ? Quoi, la grandeur de l’homme se restreindrait-elle à colmater des brèches ?

    On a cru vaincre l’hellénisme ; c’est maintenant en grec que l’on pense, aux Romains que l’on s’allie. « Les forts livrés aux faibles, la masse au petit nombre, les impurs aux purs, les méchants aux justes, les criminels à ceux qui s’occupent de Ta Thora » ? Du passé ! « Quiconque se prétendrait des Hasmonéens est un esclave (car il n’en reste descendance). » Oui, le rêve des Hasmonéens a viré au cauchemar. « L'histoire […] est un cauchemar dont j'essaie de me réveiller. » L’histoire, ce cauchemar qui menace d’éliminer jusqu’à la possibilité du réveil, c’est Alexandre Jannée, le roi hasmonéen assassinant les Sages. « De malheurs mon âme est repue. » La royauté, levier de l’action collective, est dévoyée ; on l’enkystera pour survivre, malgré elle. Il faudra en payer le prix : état de stase, fuite en dehors de l’Histoire, Yavné se substituant à Jérusalem. La couronne de la Thora résistera aux vents qui ont emporté celles de la royauté et de la prêtrise. Défection ?

    Or, d’année en année, alors que l’hiver s’installe, s’élève la flamme de Hanoucca. A son rythme, la lecture publique de la Thora met en place une éclairante synchronicité: Joseph rêve et lit les rêves, tandis que la nuit égyptienne s’abat sur la famille de Jacob. La clé des rêves, proclame-t-il incessamment, c’est le temps. Les trois pampres, explique Joseph au maître-échanson, représentent trois jours. La signification des trois corbeilles apparues dans le rêve du maître-panetier : trois jours aussi. Les sept vaches et les sept épis dont Pharaon a rêvé : autant d’années. Partout se profile une temporalité faite d’attente, inscription de l’espérance dans la durée. Notre intelligence du rêve a pourtant ses limites : on ne sait pas quand se réaliseront les propres rêves de Joseph. « Longue nous est l’heure ; point de limite aux jours du malheur ? »

    Se rêver : abolition des limites temporelles. Le temps a cessé d’être usure ; nul besoin de fuir Jérusalem, de quitter l’histoire. « Je suis dormante mais mon cœur veille ! » Le Grand-Prêtre nous fait pénétrer dans le Saint des Saints, on retrouve l’idéal des Maccabées. La couronne du bon nom est à portée de main, celle de la Thora à qui ardemment la désirera. On se remet à penser en hébreu, au présent : assurément, nous nous réveillons du cauchemar de l’histoire. Réfection, Hanoucca !

    Au Retour, « nous serons comme rêvants ». Retournement : c’est le cauchemar qui était parenthèse ! Le temps, miracle, n’est plus une prison. L’huile perdure, brûlent les bougies. Parce qu'il s'accomplit possiblement aujourd'hui, le temps de Joseph ne saurait se définir en jours ou en années. L'huile du dernier jour est comprise dans celle du premier ; mieux, il s’agit en fait de la même substance. « En ces jours-là, en ce temps-ci ! »

    Comment donc éviter qu’inéluctablement la braise ne devienne cendre, comment réinvestir le temps et par là-même rédimer l’Histoire ?

    « Bougie de Hanoucca, l’homme et sa maison. » C’est à partir du foyer juif que se propagera la lumière. La fraternité est assumée et, des générations plus tard, on pourra fièrement se dire descendant de Joseph. La paix de la maisonnée justifie la préséance de l’éclairage domestique sur les bougies de Hanoucca. « Grande est la paix », insiste Maïmonide en exposant cette loi par laquelle il conclut les règles de Hanoucca, « car la Thora entière a été donnée pour faire la paix dans le monde. »

    « Alors, en un chant de louange, j’achèverai la restauration de l’Autel. »

     

    ...............................................

     

    Sources : Berechit, chapitres 40 et 41 ; Rachi sur Berechit 37, 11  et sur Chir Hachirim, 6, 12 ; Nahmanide sur Berechit, 49, 10 ; Tehilim, 126, 1; Chir Hachirim, 5,2 ; Daniel, 12,9 ; Michna : Middot 2, 3, commentaire de Maïmonide ad locum et sur Chekalim 6,3 ; Talmud de Babylone : Berakhot 20a ; Chabbat 21b ; Kiddouchin 66a ; Bava Batra, 3b ; Sanhedrin 19a ;  Maïmonide, Lois sur la Méguila & Hanoucca, 3, 1 et 4,14 ; Bet Yossef sur Tour O.H. 670 et réponses apportées dans Maharal, Ner Mitsva ; Sefat Emet, Hanoucca 5634 ;  Bénédiction prononcée sur l’allumage des bougies de Hanoucca ; Texte du ‘Al Hanissim, récité à Hanoucca, et du Maoz Tsour ; lehavdil, Flavius Josèphe, Antiquités juives, XIII,10 et James Joyce, Ulysses, Garland Publishing, 1986, Vol. I, p. 69.

  • La véritable techouva vis-à-vis de l'autre

      Yamim-Noraïm : la Téchouva.

    Gamliel yehoshua

         

    Rabban Gamliel et les ingrédients pour une véritable téchouva vis-à-vis de l’autre

     

    L’histoire de la discorde entre Rabbi Yeochoua et Rabban Gamliel fait partie des récits les plus célèbres du Talmud. Dans le traité Berakhote 27b-28a, il est rapporté que Rabban Gamliel, alors Nassi (dirigeant) de la prestigieuse académie de Yavné, et au-delà, de tout Israël, a humilié son collègue, R. Yeochoua, au sujet d’une question de halakha. Pour le sanctionner de s’être prononcé publiquement contre son propre avis, il l’a obligé à rester longtemps debout devant lui, pendant qu’il enseignait à ses élèves en restant assis.  Selon la Guemara, ce n’était pas la première fois qu’une telle chose arrivait. A deux reprises déjà, Rabbi Yeochoua dut se plier aux décisions humiliantes du Nassi Rabban Gamliel à son encontre.

    C’en était trop pour les Sages de Yavné, qui décidèrent finalement de démettre Rabban Gamliel de ses fonctions, pour le remplacer par un plus jeune maître : Rabbi Eléazar ben ‘Azaria, tout juste âgé de dix-huit ans. Cette partie de l’histoire est sans doute la plus connue, puisqu’elle est en partie rapportée et largement commentée dans la Haggadah de Pessa’h

    La première décision de R. Eléazar ben Azaria en tant que Nassi, fut d’ouvrir les portes de la maison d’étude à tous, alors que R. Gamliel était bien plus sélectif. Lorsque ce dernier vit que la nouvelle politique de Yavné permit de rajouter des bancs, et donc des élèves motivés au beth-hamidrash, il s’exclama alors : « Qu’à Dieu ne plaise ! Peut-être ai-je empêché la diffusion de la Torah [lorsque j’avais instauré des critères sélectifs] ».

    La Guemara insiste bien : tout le monde allait alors étudier, et l’effervescence de l’endroit était incroyable. Même Rabban Gamliel continuait à venir tous les jours. On apprend d’ailleurs qu’il continuait ses débats avec Rabbi Yeochoua, capable désormais de s’imposer face à lui grâce à la force de ses idées et raisonnements, sans être contraint de s’effacer devant l’argument d’autorité.

    Après une étude entre les deux maîtres, Rabban Gamliel se décide finalement à rendre visite à son collègue. Et là, un dialogue surprenant intervient entre les deux hommes. Découvrant que les murs de la maison de R. Yeochoua sont noircis, R. Gamliel en déduit qu’il doit être charbonnier. Rabbi Yeochoua lui répond alors -très durement- que l’état de son domicile est ainsi, tout simplement car il n’a pas les moyens de faire autrement : « Malheur à la génération dont tu étais le dirigeant, car tu ne connaissais pas le malheur des Sages, comment ils vivaient et gagnaient leur subsistance ». Rabban Gamliel s’excuse platement, mais R. Yeochoua ne veut rien savoir dans un premier temps. Il accepte finalement les excuses de l’ancien Nassi, après insistance de la part de ce dernier.

    Le récit continue. De nombreux autres détails se trouvent par ailleurs dans sa trame, mais j’ai voulu présenter uniquement l’essentiel en ce qui concerne le sujet de la techouva vis-à-vis de l’autre.

    Rabban Gamliel nous montre que la qualité d’un homme n’est pas dans l’absence d’erreurs, mais dans le fait de savoir les assumer. Il avait sûrement ses raisons pour humilier Rabbi Yeochoua, et les commentateurs de ce passage talmudique ne manquent pas de les mettre en avant. Il n’en reste pas moins qu’il y a eu faute, au moins sur la forme.

    Examinons maintenant les différentes étapes de la réaction de Rabban Gamliel après avoir été démis de ses fonctions :

    1/ Lorsqu’il se rend compte que la politique d’étude tout juste instaurée par Rabbi Eléazar ben ‘Azaria permet une plus grande diffusion de la Torah, il en éprouve des scrupules et s’interroge sur le bienfondé de son attitude d’antan.

      C’est là une première condition de la techouva : Savoir se remettre en question.

    2/ Alors qu’il a été renvoyé de la place de dirigeant, il continue à venir étudier comme n’importe quel étudiant, en reprenant la place de l’élève. Il accepte donc la décision des Sages et s’y plie, malgré la honte qu’il ressent sûrement.

    C’est là une seconde condition : Avoir l’humilité d’accepter la critique constructive en mettant sa fierté de côté.

    3/ Bien qu’ayant recommencé à parler avec Rabbi Yeochoua dans le cadre du Beth-Hamidrash, il va jusqu’à chez lui pour lui demander pardon, au lieu de se contenter de cet échange informel pour en déduire un rétablissement normal de leur relation.

    C’est là une troisième condition : Avoir l’humilité d’aller vers l’autre en avouant explicitement ses erreurs précédentes.

    Ces trois conditions ont un préalable : être capable d’assumer ses actes.

    La morale de l’histoire est donc :

    La Torah ne nous demande pas d’être des anges, elle nous demande d’être des menshs !

     

    Yona GHERTMAN

  • Ruth : un modèle pour la conversion au judaïsme

    Ruth : un modèle pour la conversion au judaïsme 

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    Le Livre de Ruth décrit le parcours de Naomi, suivant son mari au pays de Moab, quittant le pays de Juda où s’était déclarée une famine (1, 1). Sur place, son mari -Elimelekh- et ses deux fils -Ma’hlon et Kilion- meurent. Naomi se retrouve donc seule avec ses deux belles-filles originaires de Moab, Orpa et Ruth (1, 3-7). Elle décide alors de retourner dans le pays de Juda, en terre d’Israël, et propose dans un premier temps à ses deux brus de retourner auprès de leur famille moabite. Attachées à leur belle-mère, celles-ci répondent d’abord : « Non, nous irons avec toi vers ton peuple » (1, 10).

    Les exégètes sont partagés sur la portée de cette déclaration. Alors que certains n’y voient qu’un désir de se rapprocher du peuple sans pour autant accepter de se soumettre aux lois de la Torah (Malbim), d’autres y voient une réelle demande de conversion (Alchekh).

    La réponse de Naomi est la suivante :

    « Retournez mes filles. Pourquoi viendriez-vous avec moi ? Ai-je d’autres fils dans mes entrailles, qui puissent devenir des époux pour vous ? Retournez, mes filles, partez, car je suis trop vieille pour avoir un mari. Même si je disais : Il me reste de l’espoir et même si je devais avoir un mari cette nuit, et même porter des fils, les attendriez-vous jusqu’à ce qu’ils soient devenus adultes, et vous attacheriez-vous à eux en n’épousant personne d’autre ? Non mes filles ! Je suis remplie d’amertume à votre sujet, car la main de Dieu s’est appesantie sur moi».

    (1, 11-13).

    Naomi refuse d’être accompagnée par ses deux belles-filles, étrangères au peuple d’Israël. Cependant le discours montre que refuser ne signifie pas ici simplement repousser, mais aussi et surtout responsabiliser.

    Naomi avertit Orpa et Ruth de ce à quoi celles-ci doivent s’attendre si elles la suivent. Orpa n’insiste pas plus, apparemment convaincue par le discours de Naomi (1, 14). Etrangement, les Sages stigmatisent cette attitude (Berakhot 7b ; Sota 42b), comme s’ils attendaient d’Orpa qu’elle argumente davantage pour rejoindre le peuple d’Israël ; comme s’ils attendaient du converti potentiel qu’il assume les responsabilités qu’on lui enseigne. L’inverse provoque au contraire une déception.

    Ruth, quant à elle, persévère dans sa volonté de suivre sa belle-mère. Cette dernière lui montre à plusieurs reprises que ce n’est pas dans son intérêt de la suivre.  Si bien que le texte témoigne à propos de Naomi et sa belle-fille : « Lorsqu’elle la vit décidée à la suivre, elle cessa d’argumenter » (1, 18). Le Talmud déduit que l’acceptation de la conversion de Ruth fait suite à une sérieuse discussion entre les deux femmes, à travers laquelle il est apparu limpide à Naomi que sa bru intégrait le véritable enjeu à devenir juive (Yebamot 47b).  La clef de sa sincérité est dans le verset suivant : « Ne me force pas à te quitter, à m’en retourner et à ne pas te suivre, car partout où tu irais, j’irai, où tu habiteras j’habiterai ; ton peuple est mon peuple et ton Dieu est mon Dieu (…) » (1, 16).

    Ruth n’avait-elle pas déjà proclamé en même temps que sa sœur qu’elle désirait intégrer le peuple d’Israël ? Certes. Mais cette fois elle apporte une précision fondamentale : « ton Dieu est mon Dieu ». C’est que rejoindre le peuple juif est un moyen, une nécessité, mais cela n’est pas suffisant. La finalité est de se rapprocher de Dieu par l’accomplissement des mitsvote et de l’étude de la Torah.

     

    Yona GHERTMAN

     

    Pour approfondir le sujet : Yona Ghertman, Une identité juive en devenir : la conversion au judaïsme, Lichma 2015, 255 pages

     

    *Billet paru dans l'hebdomadaire Actualité juive, Mai 2017

  • La conversion au judaïsme : la loi et le cœur

    La conversion au judaïsme : la loi et le cœur

    Loi et coeur

     

    On oppose généralement à tort la loi aux sentiments. Comme si le sens du devoir et de l’obéissance à un ordre supérieur provoquait une obstruction du cœur ; comme si l’appartenance et la fidélité au groupe induisait l’annulation de soi… Or l’être humain est complexe, tout comme la société dans laquelle il évolue. La nécessaire alchimie entre l’individu et la collectivité ne saurait effacer les ressentis qui font la personnalité.

    M’occupant personnellement du suivi de candidats à la conversion, j’ai pu m’apercevoir que ce dilemme est particulièrement marquant en ce qui les concerne. Chaque candidat à la conversion doit se présenter à un examen qui porte sur la connaissance de la vie et de la loi juive (halakha). Aussi la préparation se focalise-t-elle beaucoup sur le savoir et la pratique : savoir ce qui est permis ou interdit, et parvenir à l’appliquer concrètement. Ceci est indispensable, car pour être valable, en plus de la circoncision (pour les hommes) et de l’immersion dans un mikvé (femmes et hommes), un autre élément est nécessaire : la « kabbalate ‘ol mitsvote » (« acceptation du joug des commandements »). Le tribunal rabbinique (Beth-Din), doit être en mesure de considérer objectivement que la femme ou l’homme se présentant devant lui connaît et s’engage sincèrement à respecter les lois de la Torah.

    Est-ce à dire que la judéité ne se mesure qu’à la faculté d’observer scrupuleusement une loi ? Une telle affirmation serait inexacte. Un texte du Talmud vient apporter une nuance salutaire : « Notre peuple se distingue par trois grandes qualités : la miséricorde, la modestie, et la bonté (…). Celui qui possède ces trois qualités mérite de s’associer à ce peuple » (Yebamote 79a). Certes, le sens du devoir, et la volonté de respecter ce qui est inscrit dans la Torah sont des conditions fondamentales pour rentrer dans l’alliance, sous les ailes de la présence divine. Toutefois la faculté d’obéir à des préceptes supérieurs doit nécessairement s’accompagner de qualités de cœur : savoir pardonner ; être en mesure de se mettre en retrait quand nécessaire ; avoir le réflexe de tendre la main à l’autre lorsqu’ on ressent sa détresse… Autant de comportements altruistes qui exigent de dépasser la considération légale du permis/interdit pour laisser s’exprimer les sentiments de l’être. L’éthique apparaît ici comme complémentaire à la loi, voire comme étant son préalable. Or « l’éthique » en question ne réfère pas à une supposée « loi naturelle » ou à un ensemble de préceptes répondant aux exigences subjectives d’une société donnée, mais bien à des qualités naturelles de l’être. On peut ‘obliger’ à aller vers l’autre, mais on ne peut forcer ‘l’envie’ d’adopter un comportement altruiste ou modeste.

    La société dans laquelle nous vivons pousse à la dichotomie entre loi et sentiments : respecter ou aider ; être fidèle ou trahir. La réalité est plus subtile, comme la vie. La Torah n’est ni un roman d’amour ni un code pénal, elle se nomme « Torat ‘Haïm », une « Torah de vie », qui transcende les clivages entre le cœur et l’intellect, entre les volontés individuelles et la volonté collective. Une pratique harmonieuse doit être aussi scrupuleuse que profondément humaine.

    Yona Ghertman

     

    En savoir plus : Y.Ghertman, Une identité juive en devenir : la conversion au judaïsme, éditions Lichma 2015

     

    *Billet paru dans l'hebdomadaire Actualité juive, Mai 2017

  • La délivrance : un phénomène pacifique ?

       La Délivrance : Un phénomène pacifique ?

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    Commentaire du Mechekh 'Hokhma sur le dernier jour de Pessa'h

     

     La Haftarah du 8e jour de Pessah, issue du prophète Yechaya nous présente Israël  lors des temps messianiques[1] .

    Ce texte, dans un style quasi lyrique, nous dit par exemple :

    «Le loup et l'agneau paîtront ensemble »

    « La Terre sera pleine de la connaissance de Dieu »

    Ces versets connus, enseignés à tout enfant juif quand ce dernier pose des questions sur le Messie sont donc rassurants: le mal finira par être vaincu , la paix arrivera enfin et  l'humanité sera enfin plus sereine. Le Messie va donc venir un jour et va donc mettre fin à la misère et la violence humaine, et l'angoisse qui y sont associées.

    Pourtant passé l'age de l'enfance, ces versets nous laissent souvent sur notre faim : l'histoire continue, et pourtant ce grand jour de délivrance n'est toujours pas arrivé. Arrivera t-il donc un jour ?

    Attardons nous maintenant sur le premier verset de notre texte :

    « un rameau sortira de la souche de Ichai, une floraison sortira de ses racines ».

    Le Mechekh hokhma, en reprenant la Guemara Sanhedrin 84  nous donne un commentaire étonnant sur ce passage[2]:

    Hachem a demandé au roi Hizquia d'être Machiah. Pourquoi ? Car Machiah dans le texte est  associé dans une métaphore au rameau qui sort d'une souche. La souche d'un arbre est toujours à ciel ouvert et n'est pas sous la terre. Elle voit la face du ciel. Ce qui signifie que Machiah, si on l'associe a une souche, comme c'est ici le cas, « voit la face du ciel » : il est donc déjà né et déjà là, et c'est donc Hizkiaou ! Que doit il faire alors ?

    Le Mechekh Hokhma continue en commentant un des versets du chapitre suivant de Yechaya :

    « Chantez l'Eternel car il a fait des choses glorieuses, qu'elles soient divulguées sur toute la Terre !»

    D'après le Mechekh Hokhma,  « Chantez l'Eternel car il a fait des choses glorieuses » correspond au test de Hizkiaou pour voir si ce dernier est vraiment Machiah : Si celui ci se réjouit et chante lors de la chute du roi Sanheriv, c'est bien lui qui est Machiah. Or ce test est de  l'ordre de la mitsva : Il s'agit ici de chanter la gloire d'Hachem en cas de victoire sur un ennemi d’Israël : rien a voir avec un côté pacificateur ou politique que Machiah aurait !

    Mais Hizkiaou ne chante pas, il manque ce test : Pourquoi ? A mon avis, le chant peut exprimer aussi la compréhension profonde d'un événement. Israël, après l'ouverture de la mer des Joncs, ne manque pas ce test et chante, car il est délivré définitivement de 400 ans d’esclavage. Bien que Hizkiaou avait les qualités pour être Machiah d'après Hachem lui même,  il lui a manqué une certaine compréhension de l'histoire lors de sa victoire sur Sanheriv.

    D'ailleurs, le Mechekh hokhma commente alors le cas inverse à partir des versets ;

    « Une floraison sortira de ses racines » : il s'agit de Machiah qui ne voit pas la face du ciel, car les racines sous sous terre, il s'agit de Machiah qui n'est pas encore né. Et dans ce cas là, le test est encore plus difficile, ce chant doit être divulgué sur toute la Terre, même les peuples éloignés de la Tora chanteront. C'est donc dans cette situation alternative dans laquelle nous nous trouvons, puisque  Hizkiaou a donc manqué ce test.

    Il semble que le Mechekh Hokhma s'élève ici contre la conception un peu trop infantile du messianisme dont nous parlions au début de notre propos. La Délivrance est ici un phénomène plus subtil, un phénomène de compréhension profonde de l'histoire, qui s'exprime par le chant, et qui finalement s’impose même a toute l'humanité.

     

    Nathaniel Benchimol

     

    Texte en hébreu : 

     

    משך חכמה הפטרות אחרון של פסח
    ישעיה יא, א) ויצא חוטר מגזע ישי ונצר משרשיו יפרה וכו'.
    הביאור הוא על פי האגדה בחלק (סנהדרין צד, א): ביקש הקדוש ברוך הוא לעשות חזקיה משיח. וזה "ויצא חוטר מגזע ישי" - שגזע, כל שרואה פני החמה (בבא בתרא פב, א), וכבר נולד, וחזקיה שמו. או "ונצר משרשיו יפרה" - זה שרשין שאינן רואים פני החמה [בבא בתרא שם], והוא המשיח המחוכה. ומסיים (ישעיה יב, ה) "זמרו ה' כי גאות עשה" - שאם יאמרו שירה על מפלת סנחריב יהיה חזקיה מלך. ואם לא, "מודעת זאת בכל הארץ" (שם שם) - זה שהארץ תאמר שירה, ואז יהיה משיח שעדיין לא בא. ועיין כן במדרש חזית פרשה ד פסוק "אתי מלבנון כלה" (שיר השירים ד, ח) באורך. 

     

     

     

     

     


    [1]C'est peut être l'une des raisons pour lesquelles certains lisent cette Haftarah dans n'importe quelle langue (et pas forcément l'hébreu biblique).Car traduire la Torah dans une langue différente de celle d'origine, c'est peut être aussi en saisir la portée universelle et donc messianique.

     

  • Pessa'h chez le Netsiv

    Pessah chez le Netsiv

     

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    En l'honneur de la fête de pessa'h et continuant le cycle “Netsiv”, nous avons décidé de quitter le format habituel pour faire partager des textes quelques peu différents.

    Le Netsiv a écrit un commentaire sur la Haggada “Imrey-shefer” qui reprend beaucoup de ses commentaires sur le livre de Shemot ainsi que d'autres passages inédits.

    Cette haggada a été, récemment, rééditée par le Rav Aryeh Kupperman[1] et contient un appendice intéressant : un recueil de témoignages sur le déroulement du Seder chez le Netsiv. Ce sont ces témoignages que nous vous invitons à découvrir...

     

    1 – Description du Rav Meir Bar-Ilan (Fils du Netsiv) dans la biographie “Rabban Shel Israel”

      Le point d'orgue de la vie sociale a Wolohzine était sans aucun doute les soirées du Seder... Lors de ces deux nuits, tous les bah'ourim de la Yeshiva, s'attablaient autour du Rav et de sa famille. Le Rav trônait en tête de table et près de deux-cents étudiants l'entouraient...

     Très peu de bah'ourim faisaient le choix de rentrer dans leurs familles pour Pessah' – personne   ne voulait rater l'expérience inoubliable des sdarim de Wohlozine!

     Le premier seder finissait a deux heures du matin, et le deuxième... le deuxième ne se finissait...qu'avec l'aube!

    L'aspect “matériel” des choses était royal: poissons, viandes, du vin en tonneau (!) - les quatre coupes étaient bien remplies et... on n'hésitait pas à en remplir quelques autres aussi...

    L'aspect “spirituel”... qu'il est dur de le retranscrire! Le Rav était tel un Roi, il trônait; et la nuit durant,  ne sortaient de sa bouche que perles et merveilles.

                Si peu ont été compilées dans “Imre-shefer”, sa haggada de Pessah'.

      Le Seder commençait de maniere immuable: le Rav entrait, habillé de son Kittel[2], et tous les étudiants se levaient. Il expliquait alors[3] :
           “Ne croyez pas que le Kittel est la pour nous rappeler le jour de la mort, comme il est communément admis.

     Mais, la raison est que l'agneau pascal est un repas saint; on doit donc le manger dans la  crainte. De la même manière qu'un invité à la table royale, choisit des vêtements adéquats, de même nous, lors de la soirée de pessa'h, on doit choisir les vêtements adéquats. Et toute la soirée doit être placée sous ce signe: nous sommes a la table royale”.

      Et toute la soirée était effectivement “royale”. 

    La haggada terminée, les étudiants ne se pressaient pas de rentrer chez eux: ils restaient encore a chanter , composer des poèmes, et au-dessus d'eux, le Rav, les aidait , leur rectifiait les tournures de phrases, le choix des mots... Et la nuit se terminait en danses..

    Ashrey ayin raata kol eleh  - Heureux celui qui en a été témoin !

     

    2 – Temoignage du Rav Meir Bar-Ilan dans “De Wolohzine a Jerusalem – Souvenirs”

    La première partie du Seder se passait dans la discipline et le sérieux, imprégnée d'une joie intérieure. Tous etaient assis, buvant les paroles du Rav.

    Mais, dès que le repas de fête commençait, la jeunesse reprenait sa place! Les bouteilles de vin ne suffisaient pas, et les jeunes en réclamaient encore et encore “la troisième coupe, la troisième coupe”, réclamaient-ils...

     Et entre les plats, cela chantait, buvait, chantait, rebuvait... Mais personne n'était saoul, et dès que la haggada reprenait, le même sérieux reprenait sa place, perdue le temps du repas...

     Ce n'est qu'après le Seder (deux heures du matin pour le premier et la petite aube pour le second) que les chants , maintenant accompagnés de danses reprenaient.

    Un groupe “d'élite” entourait mon père et rivalisait de mots d'esprits, de joutes qui réjouissaient mon père -qui se prêtait aussi au jeu-. Les rimes, les compositions improvisées étaient plus spirituelles les unes que les autres: qui incorporait un verset de Shir-hashirim, qui un midrash ou une explication sur la haggada.... Et bien évidemment, on n'hésitait pas a y inclure quelques clins d'oeils a l'actualité de la vie de la yeshiva.

    Non seulement les étudiants restaient, mais aussi les habitants de Wohlozine: leur seder terminé,  on les voyait se joindre a nous...

     Enfant, j'étais convaincu qu'un seder ne se faisait pas a moins de deux ou trois cents participants...

     

    3 – Témoignage du Rav Kook

    La première fois que je rencontrai le Netsiv, il me fit part de la chose suivante: “Il est connu que le Rav de Kovna – le Rav Itsh’ak Elh’anan- étudie abondamment le Ktsot Hah’oshen. Mais, moi, je ne peux y consacrer autant de temps. Je dois étudier aussi le 'houmash avec le commentaire de Rashi. Et si je manque de temps, alors c’est l’étude du 'Houmash-Rashi qui prédomine….”

    Et effectivement, lors des sdarim de Pessah, on pouvait témoigner combien le Netsiv avait réussi à percer le sens réel du pshat dans chaque verset. Tous les étudiants présents a la table du seder – peut etre deux cents personnes!- étaient toutes envoutées par le pshat si “vrai” que le Netsiv donnait a chaque verset, chaque passage…

    Sa Haggada “imre-shefer” contient certains de ces h’idoushim, mais ça n’est qu’une pale lueur! Lorsqu’il parlait, il rayonnait de tout son être!

    Celui qui n’a pas vu le Seder à la table du Netsiv ne sait ce qu’est la “joie de la liberté”! Des centaines de jeunes attablés quand, en tête, trône le Grand de la génération. Savant mélange de noblesse d’un coté et du tumulte de la jeunesse de l’autre…

    Le Netsiv parlait et les assistants y allaient de leurs remarques, critiques ou enrichissements… Et puis il y avait ces chants merveilleux, ces mots d’esprits, ces poèmes improvisés!

    Le seder durant  des heures, on voyait la salle se remplir: des Rabbanim de la ville, mais aussi des écrivains ou des intellectuels.

    Devant le public réuni, il se leva une fois et expliqua que la matsa est le pain guérisseur, guérisseur de l’âme…

    La culture environnante est comme la h’ala : elle change de forme, de gout, selon les modes et les époques… Mais le pain de nos ancêtres reste immuable,inchangé….

    Il arrivait que pris lui-même par la fête et la joie qui régnait dans la salle, il se levait et, mettant les mains sur les épaules de ses voisins, se mettait a danser et chanter… Chantant le chant de la délivrance a venir :

    אדיר הוא יבנה ביתו בקרוב במהרה בימינו בקרוב....

     


    [1]    Petit fils du célèbre Rav Yehuda Kuperman, auteur du commentaire sur le Mesheh-Hohma.

    [2]    Habit blanc que les ashkenazim portent le soir du Seder.

    [3]    Ce texte est repris integralement dans l'introduction a la Haggada du Netsiv

  • Moïse et la Haggada

    Pourquoi Moïse est-il absent de la Haggada ?

     

    Hagada

     

    Dans la Haggada de Pessa'h, le nom de Moïse n'apparaît pas. Pourquoi une telle omission alors que ce dernier tient incontestablement un rôle majeur dans la sortie d'Egypte ? Une première réponse ressort du texte de la Haggada : "Dieu nous a fait sortir d'Egypte- non par l'intermédiaire d'un ange, ni par l'intermédiaire d'un séraphin, ni par l'intermédiaire d'un messager, mais le Saint béni soit-Il, Lui seul, dans toute sa gloire (...)". Lors de cette soirée du Seder, nous rappelons le lien exclusif entre Dieu et son peuple en formation. Les louanges ne sont dirigées que vers Lui. Ponctuellement, Moïse est mis de côté avec les autres intermédiaires. Aussi décisive soit son action, il n'est pas celui qui a fait sortir les Hébreux d'Egypte. Le seul véritable auteur de la délivrance n'est autre que Dieu Lui-même.

    Cependant, au-delà de cette première explication, il me semble qu'une réponse plus profonde existe : la Haggada relate la sortie d'Egypte du peuple d'Israël, or Moïse n'en fait pas encore complètement partie. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l'analyse des versets nous montre que l'acceptation de Moïse en tant que chef par le peuple n'intervient qu'après la traversée de la mer rouge, soit après la sortie d'Egypte relatée le soir de Pessa'h.  Or, avant d'être reconnu comme tel, Moïse était rejeté même en tant que simple membre du peuple. Reprenons en amont le parcours de Moïse pour éclairer cette idée :

    Elevé au palais du Pharaon, Moïse « sort vers ses frères » et découvre alors « un homme égyptien frappant un hébreu parmi ses frères » (Exode 2, 11).  Selon le célèbre grammairien et commentateur biblique Ibn Ezra, les premiers « frères » dont il est question sont les Egyptiens.  C’est que Moïse s’interroge sur sa propre identité. Qui est-il ? Décidant d’intervenir en attaquant l’agresseur égyptien, il semble prendre parti pour les hébreux… Mais voilà que ces derniers font preuve d’ingratitude en lui reprochant son ingérence (Exode 2, 14). Contraint et forcé, condamnable par les Egyptiens pour avoir tué l’un des leurs, et rejeté par les Hébreux qui ne le reconnaissent ni comme chef, ni même comme « frère », Moïse s’en va vers le pays de Midyan, là où il ne rencontrera ni Egyptiens ni Hébreux.

    Sur place, il prend la défense des filles du prêtre local, Ythro, confrontées à la concurrence des autres bergers qui ne les laissent pas exercer leur travail pastoral. En s’adressant à leur père pour louer l’action courageuse de Moïse, ces dernières lui annoncent : « Un homme égyptien nous a sauvées des bergers » (Exode 2, 19). Une nouvelle fois, l’ambivalence est de mise sur la véritable identité de Moïse. Les Sages du Midrash (Shemot Rabba 1, 32) interprètent différemment cette affirmation des filles d’Ythro. Voulaient-elles signifier qu’un hébreu habillé comme un Egyptien est intervenu ? Ou bien faisaient-elles sa louange en déclarant que l’homme qui a eu le courage d’affronter « un homme égyptien » a également eu la bravoure de les défendre ? D’autres maîtres par ailleurs tiennent rigueur à Moïse de ne pas avoir affirmé son identité hébraïque à cet instant, liant le refus divin de l’accepter en terre d’Israël à son absence de réaction (Devarim Rabba 2, 8).

    Lorsque Dieu lui apparaît et lui annonce sa mission de libérer les hébreux de l’esclavage égyptien, Moïse refuse cette tâche dans un premier temps (Exode 3). Pour comprendre son attitude, il faut avoir conscience du tiraillement qui l’animait : pourquoi se soucierait-il de « ses frères » qui l’ont rejeté quelques années auparavant lorsqu’il est sorti du palais du Pharaon ? Et pourquoi deviendrait-il l’instrument du châtiment de l’Egypte, alors qu’il a lui-même été élevé dans ce pays, et que son ambivalence entre son identité hébraïque et son identité égyptienne subsiste sûrement en lui ? Dieu n’accepte pas le refus de Moïse et répond à tous ses arguments. La « double nationalité » de Moïse, loin d’être un obstacle, constitue un pont indispensable entre les Hébreux asservis et le Pharaon.

    Revenu en Egypte, (Exode 5) Moïse replonge dans sa solitude, moqué par le Pharaon qui n’accepte pas ses exigences au Nom d’un Dieu qu’il refuse de reconnaître… Et critiqué par les Hébreux qui l’accusent d’être porteur de faux espoirs, lorsque le Pharaon redouble de cruauté contre eux après les premières plaies frappant l’Egypte.

    Ce n’est qu’après la sortie d’Egypte et la traversée de la mer rouge que les Hébreux vont pleinement accepter Moïse comme leur représentant : « Alors ils eurent foi en Dieu et en Moïse son serviteur » (Exode 14, 31). L’affirmation définitive de Moïse comme le libérateur du peuple hébreu, ou plutôt comme l’intermédiaire légitime de leur libération par Dieu, s’accompagne d’une affirmation de sa propre identité. Enfin reconnu par « ses frères », il quitte définitivement cette identité égyptienne qui le hantait. Si Moïse reste donc paradoxalement à l'écart de la sortie d’Egypte vécue par les Hébreux -ce qui explique pourquoi il n'est pas question de lui dans la Haggada- il vit en parallèle sa propre sortie d'Egypte, une quête identitaire qui lui permettra par la suite de rejoindre pleinement le peuple d'Israël et de le diriger. Et finalement, sa propre démarche n'est-elle pas celle qui nous interpelle le plus, davantage encore que l'enjeu national plus lointain, alors que nous-mêmes voguons d'une identité à l'autre, avec une difficulté certaine à nous voir exclusivement comme des hébreux sortis d'Egypte ?

    Yona GHERTMAN

  • Pourim selon le Netsiv

    La fête de Pourim selon le Netsiv

     

    Naftali tzvi iehuda berlin ha natziv 1a

     

    En appendice à son commentaire sur le livre de Shemot, le Netsiv a écrit un court commentaire sur la mégila. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un commentaire sur la mégila elle-même mais, pour reprendre le titre donné par le Netsiv lui-même « Explication générale du miracle de Pourim ».

    Cette explication fait écho à un commentaire du Netsiv sur une parasha précédente qui lui sert de « porte d’entrée » à son commentaire sur Pourim.

    Ce commentaire, bien que court, est très dense. Nous n’en présenterons donc qu’un extrait….

    En fin de son explication sur parashat-bo, une longue note dans le « arh’ev-davar[1] » s’attache à expliquer une image qui revient régulièrement chez nos Sages  - la comparaison de la Torah à un glaive.

    Un glaive possède deux fonctions, nous explique le Netsiv. L’utilisation en temps de guerre est évidente, il sert à partir au combat. Mais, en temps de paix, le glaive qui orne les ceintures dans son étui est un bijou : il couvre de gloire celui qui le porte et inspire le respect chez ceux qui le voient…

    Ces deux fonctions du glaive, le Netsiv les retrouve dans la Torah : la Torah du temps de paix - le glaive dans son étui magnifique- est la Torah écrite ; la Torah du combat –le glaive hors de son fourreau- symbolise la Torah orale.

    La Torah écrite est comme ce glaive qui n’est qu’ornement : il n’est nul besoin de le sortir ; le simple manche qui dépasse du fourreau est déjà la marque de la noblesse pour celui qui le porte.  En quoi cela est-il spécifique à la Torah écrite ? Le Netsiv ne l’explique pas… Peut-être se réfère-t-il au fait que les paroles des Prophètes jouissent d’une aura certaine chez les Nations ? Le message de la Bible est, s’il n’est pas applique par tous, unanimement respecté… L’image de ce glaive ornant les ceintures amène le Netsiv à faire une seconde réflexion. Le rapport même à cette Torah est différent - le Netsiv le nomme un « rapport contemplatif » : les paroles des Prophètes ont une dimension d’infini qui font que leur étude ne peut se faire par le décorticage minutieux seul, mais par une « distance » préservant cette immensité[2]… Il est comme ce glaive qui n’est pas manipule ni brandi, mais qui reste à nos ceintures un noble apparat.

    Cette période propre à la Torah écrite prend fin, selon le Netsiv, avec la destruction du Premier Temple ; c’est d’ailleurs, historiquement, la fin de la parole prophétique.  Des lors, avec l’éloignement du centre spirituel qu’était le Temple, l’absence relative de la présence divine, commence une nouvelle ère : une ère durant laquelle il faut combattre, il faut … dégainer son glaive ! Commence l’âge de la Torah orale. Cette image du combat qu’est l’étude est une image chère au Netsiv – l’étude est un combat contre le texte (cela n’est plus le « rapport contemplatif » décrit plus haut), un combat contre l’extérieur dans une époque ou, loin du centre spirituel, les évidences se font … moins évidentes.

    Ces deux époques,  ces deux rapports à l’étude, représentés par le glaive -en son fourreau ou dégainé- étant définis, le Netsiv entame son commentaire sur Pourim.

    Un passage du traité Shabbat 87A décrit de manière étrange le don de la Torah : selon ce passage, Dieu aurait acculé les Bne-Israel à accepter la Torah en les menaçant d’écraser le Mont Sinaï sur eux, s’ils refusaient… Le passage est étonnant à plus d’un titre, et il continue de manière non moins étonnante : « si l’acceptation du Sinaï s’est faite dans la contrainte, elle fut ré-exprimée, cette fois  de manière volontaire, au temps de Pourim »…. Ainsi la Torah aurait été « dans l’attente » depuis le Sinaï jusqu'à l’époque d’Assuérus ?! Ce passage a bien évidemment fait couler beaucoup d’encre chez nos commentateurs. Et, il sert de porte d’entrée au Netsiv pour parler de l’histoire de Pourim…

    Ce dernier commence par citer une  parallèle à ce texte, apparaissant dans le Midrash-Tanhouma[3]. Dans ce texte, le midrash continue «  si la Torah écrite fut acceptée au Sinaï, la Torah orale quant à elle, est restée « dans l’attente d’acceptation » jusqu'à l’époque de Pourim »… Ainsi, la fête de Pourim annonce, en déduit le Netsiv, une nouvelle ère, l’ère de la Torah orale, de la fin de la prophétie, l’ère durant laquelle il faut dégainer le glaive de l’étude…. 

    Fort de ces introductions, le Netsiv continue sa lecture de l’histoire de Pourim. Il continue, mais quant à nous, nous préférons nous arrêter, pour cette année tout au moins.

    Pourim sameah’

     

    Benjamin Sznajder

    Retrouvez le texte en hébreu 

    [1] Le “Arh’ev-davar” est une sorte de meta-commentaire ecrit par le Netsiv lui-meme sous forme de notes de bas de page.

    [2] Ces considérations sont courantes chez le Netsiv – nous les avons déjà rencontrées (dans une formulation différente) dans son commentaire sur Tetsave.

    [3] Parashat Noah

  • La place du rach'a à la table du Seder

    La place du « rach’a » à la table du Seder

    Res306436 pessah

     

    Dans son discours, le fils mécréant -le fameux « rach’a » de la Haggada- est accusé de se séparer du « klal », de « l’ensemble » des Bné-Israël attablés en ce jour pour rappeler la sortie d’Egypte. La séparation n’est pas physique, car il est bien présent aux côtés des autres fils, elle est intellectuelle. En questionnant « que signifie pour vous ce culte ? », il témoigne de son ressenti profond : « pour vous, mais pas pour lui ». Lui-même ne se sent pas concerné par le récit, il interroge sa propre tradition familiale en adoptant un point de vue extérieur.

    La réplique est cinglante : « C’est grâce à ceci que Dieu a agi pour moi quand je suis sorti d’Egypte… pour moi… et non pour lui… s’il avait été là-bas il n’aurait pas été sauvé ». Pourquoi n’aurait-il pas pu bénéficier de la délivrance ? Le Gaon de Vilna[1] répond qu’il aurait fait partie de ceux morts durant les trois jours de la plaie des ténèbres. Il fait référence au Midrash enseignant que Dieu a profité de cette plaie pour frapper les Hébreux qui désiraient rester en Egypte[2].

    On serait tenté de voir dans ce Midrash la marque de l’élitisme : seuls les justes étaient destinés à partir pour recevoir la Torah, les mécréants en revanche n’avaient pas leur place dans ce voyage. Le problème de cette lecture est qu’elle s’heurte au texte du ‘Houmach comme au Midrash. Premièrement, le récit de la traversée du désert  montre une population à fleur de peau, des hommes davantage préoccupés par leurs problèmes matériels immédiats que par l’application des lois de la Torah. On est loin d’une génération totalement pieuse. Deuxièmement, la tradition rabbinique admet que Moïse fut contraint de quitter l’Egypte la première fois, à cause de la dénonciation de Datan et Aviram[3]. Or ces deux personnages se retrouvent quelques années plus tard aux côtés de Kora’h dans sa tentative de révolte contre Moïse et Aharon[4]. Le Midrash admet donc implicitement que des mécréants comme ces deux hommes ont été délivrés avec le reste du peuple.

    Le Netsiv de Volozhin établit une distinction importante au sujet des mécréants se trouvant en Egypte. Il y avait ceux qui refusaient de partir, et les autres[5]. Le Midrash au sujet des trois jours de ténèbres doit être compris ainsi : On peut lire dans le récit du désert que les Hébreux qui sortirent voulurent retourner à plusieurs reprises en Egypte. La motivation devait être importante pour conserver la foi malgré toutes les épreuves de ce long périple jusqu’en terre promise. Si cette motivation était déjà inexistante avant même la délivrance, comment espérer une seule seconde tenir dans le désert ? Pour sortir de l’esclavage, il faut la volonté de ne plus être esclave.

    Et effectivement, d’autres mécréants espéraient sortir d’Egypte afin d’atteindre la terre d’Israël. Ils n’étaient peut-être pas enthousiastes par le principe de recevoir la Torah, mais la motivation était au rendez-vous. Ils voulaient quitter l’esclavage et décidèrent donc de suivre la masse des Hébreux accompagnant Moïse. Dieu décida de laisser partir ces personnes. N’oublions pas en effet que le repentir reste toujours possible, le don de la Torah pouvait d’ailleurs en être le déclic. D’autres paramètres tel « le mérite des pères » sont également envisageables pour expliquer cette décision divine de les délivrer[6].

    Ces quelques précisions apportées, nous pouvons revenir au « rach’a » de la Haggada : S’il était en Egypte, aurait-il été délivré ? Est-il assimilable aux Hébreux refusant de sortir, ou bien aux mécréants ayant finalement décidé de suivre Moïse ? Rappelons que le « rach’a » est à la table du seder. Certes il se positionne en rebelle, mais en réalité il accepte le système puisqu’il y prend part ! Le vrai problème d’une famille juive, ce n’est pas l’enfant qui conteste les pratiques établies, c’est l’enfant qui a quitté la table familiale. Mais tant qu’il est là, la discussion reste possible.

    Contrairement à ce que nous lui faisons croire, le « rach’a » de la Haggada aurait été libéré s'il avait été en Egypte. Il est semblable aux mécréants qui furent délivrés car ils suivaient le système proposé par Moïse, bien que le contestant. La réponse qu’on lui lance à la figure a pour objectif de le faire réagir. On le bouscule pour le forcer à rester à table et à se défendre. On doit susciter son indignation. 

     La Haggada n’est qu’un support pour lancer une réflexion sur la sortie d’Egypte, et au-delà, sur notre rapport à Dieu qui se fonde pour beaucoup sur le rappel de cette période. La discussion doit continuer, des arguments doivent être échangés. La table du « seder » la plus productive doit sûrement être celle autour de laquelle se trouve un juif révolté mais non-obtus, remettant en cause notre pratique tout en étant prêt à écouter ce que nous avons à dire. Nous aussi, nous devons prendre en compte sa remise en question de nos principes, sans chercher la réponse surfaite qui le fera taire. Sans remise en question il n’y a que carcan. Il serait donc dommage de s’en priver le soir de l’année durant lequel nous célébrons notre liberté.

     

    Yona GHERTMAN

     

     



    [1] Dans son commentaire sur la Haggadah.

    [2] Voir les commentaires de Rachi sur Exode 10, 22 et 13, 18.

    [3] Voir Rachi dans son commentaire sur Exode 2, 13. Il y précise aussi que Datan et Aviram furent également ceux qui ont gardé les restes de la manne dans le désert (Exode 16, 20).

    [4] Nombres 16, 1.

    [5] Ha’emek Davar, commentaire sur Exode 12, 3.

    [6] Le Netsiv va dans ce sens dans son commentaire op. cit.

  • 'Hanoukah : Juifs et Grecs

    ‘HANOUKAH : une histoire de l'opposition entre Juifs et Grecs ?

    Fe0029 hanouka fiole

    Lors de cette période de ‘Hanoukah, nous entendons parler évidemment des‘Hachmonaïm, mais aussi « des Grecs ». Plus précisément, ce furent les Séleucides qui prirent des mesures drastiques contre les Juifs, entraînant la révolte que l’on connaît.

    À la mort de son père, Philippe de Macédoine,  en -336, son fils Alexandre monte sur le trône. Quelques années plus tard, il soumet la côte méditerranéenne et se déploie même jusqu’en Mésopotamie et en Haute-Asie, avant de s’éteindre prématurément à l’âge de 32 ans.

    En -301, l’ancien empire est partagé. L’un de ses successeurs, Ptolémée, conserve l’Egypte. Pendant plus d’un siècle, la Judée est sous la domination de ses descendants, les Ptolémées. Ces derniers se montrent aimables avec les Juifs, ils les protègent et respectent leur culture, allant même jusqu’à faire traduire la Bible en grec (la Septante). Bien que les Sages du Talmud voient d’un œil suspicieux cette traduction, on ne peut nier la bonne intention de cette civilisation envers les Juifs.

    Cependant en -198, la Judée passe sous la domination des Séleucides, du nom d’un autre successeur d’Alexandre le Grand, Séleucus, qui s’empara de la Syrie et de la Mésopotamie lors du partage de l’empire. Un premier roi, Antiochus III, se montre bienveillant, laissant une large marche de manœuvre au Sanhédrin. En revanche, la situation se dégrade avec l’arrivée au pouvoir d’Antiochus IV Epiphane en -175. C’est lui qui prend les fameux décrets entraînant la révolte de Matatyas, de ses fils et de leurs partisans en -167.

    Nous remarquons déjà, à l’aide de ces premières indications historiques, qu’il est erroné de parler d’une guerre des Juifs contre les Grecs. Il s’agit uniquement d’une bataille contre les Séleucides, qui eux-mêmes ne commencèrent à s’en prendre à la Torah qu’à partir d’Antiochus IV.

    Mais ce n’est pas tout.

    À cette époque, de nombreux juifs devenaient hellénisants, c’est-à-dire qu’ils abandonnaient la Torah pour se consacrer aux modes du moment de la culture grecque. Est-ce à dire qu’il y aurait donc une opposition entre la Torah et la culture grecque ? Là encore, une telle affirmation manquerait cruellement de précision historique. En effet, la culture grecque à l’époque d’Antiochus IV n’a rien à voir avec l’idée que l’on se fait d’une Grèce philosophe. Il s’agissait davantage d’une culture de l’esthétique que d’une culture du savoir et de la sagesse, comme cela ressort des récits rapportés dans les Livres des Macchabés et chez Flavius Josèphe.

    Et pour cause, la mise en place de l’empire d’Alexandre le Grand marque une césure dans l’histoire grecque. Ce dernier était l’élève d’Aristote. Dans son ouvrage sur la cité idéale, le philosophe passe en revue divers types de régimes applicables dans une société donnée. Il considère la monarchie comme un régime quasi-utopique: « Si un citoyen a une telle supériorité de mérite (…) il ne faudra plus le regarder comme faisant partie de la cité. Il semble qu’un être de cette espèce doive être considéré comme un dieu parmi les hommes » (Pol. 3, 1284a). Pour lui, les meilleurs régimes sont la démocratie modérée ou l’oligarchie modérée. Il voit d’ailleurs le salut de la cité dans la masse civique, travailleurs et propriétaires s’impliquant autant dans la réussite économique de leur collectivité que dans sa vie politique (Pol. 6, 1317a-1318b).

    Alexandre croit à l’utopie décrite par son maître au sujet de la monarchie. Il fait de cette forme de gouvernement son idéal, oubliant la comparaison entre les régimes établie par Aristote. La destinée de l’élève se scinde donc de l’enseignement du Maître. Gloires et conquêtes deviennent les maîtres-mots de son empire et des royaumes fondés par ses successeurs. Moins de deux siècles plus tard, ce n’est plus l’amour de la sagesse (philosophie) qui est mise à l’honneur chez les jeunes générations –bien qu’elle ne l’a pas toujours été comme en témoigne l’opposition des sophistes à Socrate- mais l’amour du beau.

    Il n’y a donc plus rien d’Aristote chez Antochius IV Epiphane, le persécuteur des Juifs qui rêvait de devenir un second Alexandre, en prenant le contrôle d’un royaume unifié autour de la culture grecque. ‘Hanoukah est certes l’occasion de marquer le contraste entre l’obscurité et la lumière, mais il convient de garder à l’esprit que cette obscurité se traduit ici par la recherche esthétique dénuée d’âme, non par la philosophie.

    Comprenons bien qu’il n’est ni question de faire l’éloge de cette discipline, ni de la stigmatiser. L’intention de ce billet est simplement d’éviter des confusions de concepts trop courantes dans les discours sur ‘Hanoukah. Quant au débat éternel entre la philosophie et la Torah, il s’agit d’un autre sujet, totalement indépendant de cette fête des lumières (On se référera à l’ouvrage de H. Infeld, La Torah et les sciences, ou mille années de controverse).

     

    Yona Ghertman

  • L'ambition d'Israël

    L’ambition d’Israël

     

    Le Shoul’han Aroukh rapporte la coutume de consommer le soir de Roch Hachana une tête d’agneau en prononçant au préalable la formule suivante : « Que nous soyons à la tête et non à la queue » (OH 584, 2). En réalité toute tête d’animal fait l’affaire car la pratique est surtout symbolique. Il s’agit avant tout de rappeler les bénédictions de la Torah applicables à la collectivité d’Israël lorsque ses membres respectent la loi de Dieu : « L’Eternel te mettra à la tête et non à la queue, tu ne seras jamais qu’au dessus et tu ne seras pas en dessous, si du moins tu écoutes les commandements de l’Eternel ton Dieu que je te prescris aujourd’hui d’observer et d’accomplir » (Devarim 28, 13). La bénédiction s’inverse en malédiction lorsque les mitsvote sont transgressées: « L’étranger qui sera chez toi s’élèvera de plus en plus au-dessus de toi, et toi, tu descendras de plus en plus (…). C’est lui qui sera à la tête, et toi tu seras à la queue » (Devarim 28, 43-44).

     

    Agneau1

    Deux oppositions sont mises en évidences dans ces versets : haut/bas et tête/queue. La première est facilement compréhensible car elle rappelle une préoccupation basique de tout peuple : l’autonomie. Le maître peut se montrer bienveillant envers le serviteur, et même choisir de lui accorder des droits semblables aux siens, mais il aura toujours l’avantage de l’autonomie de décision, certains diront, de « l’autodétermination ».

    La seconde opposition est plus complexe. Les nations sont comparées au corps d’un animal. Pourquoi la comparaison ne se fait-elle pas plutôt avec l’homme, le « talon » remplaçant alors la « queue » ? C’est qu’il n’est pas question une nouvelle fois d’un rapport vertical, mais plutôt d’une relation horizontale du type meneur/suiveur[1]. Quel est celui qui montre l’exemple, qui prend de facto une place de modèle par rapport à l’autre, le captivant par la luminosité qu’il renvoie ?

    La réponse apportée par le texte est sans appel : Quand Israël respecte la volonté de Dieu, il devient alors le meneur, celui qui influence positivement les autres. Quand le peuple ne la respecte pas, il redevient alors un pion fondu dans la masse, suivant béatement le troupeau et sa direction qu’il ne distingue même pas.

    Queue de renard

    Qu’est-il question de mener ? À quelle direction la tête sert-elle ? Nous touchons à la difficulté de cette sentence prononcée à Roch Hachana. Chacun d’entre-nous prononce la même phrase mais l’intention n’est pas la même, à l’instar de nos ambitions… Voilà qu’on nous vante les mérites « d’Israël, la seule démocratie du Moyen-Orient »… Est-ce ça l’ambition à laquelle nous aspirons : imiter des modèles politiques non-inspirés de la Torah en s’imaginant ainsi « à la tête » ? Ou bien faut-il chercher du côté du développement des nouvelles technologies, dont certains se servent pour attirer les juifs de Diaspora vers le nouvel Eldorado ?  Devons-nous irrémédiablement reproduire la schizophrénie des Hébreux en Egypte qui tenaient à conserver leur spécificité par le nom, l’habillement et la langue (Vayikra Rabba 32, 4) tout en ayant mis fin à la pratique de la brith-mila « pour faire comme les Egyptiens » (Chemote Rabba 1, 8) ? Il est incohérent d’imiter l’autre tout en affirmant sa particularité, mais plus encore, il est présomptueux de vouloir être le meneur de celui que l’on copie.

    La tête est le centre de l’intelligence. La Torah témoigne qu’en fonction de l’attitude d’Israël, ce centre peut se déplacer. Les versets admettent que les véritables meneurs intellectuels peuvent porter en étendard une philosophie totalement déconnectée de l’intelligence de nos lois. Le juif peut bien siéger à l’Académie française, le savoir talmudique n’en reste pas moins perçu comme un joyeux folklore ou un odieux obscurantisme.

    Le souhait inverse est celui que nous formulons à Roch Hachana. Il n’est en aucun cas subjectif. L’ambition recherchée n’est pas individuelle. En ce jour nous ne recherchons ni la tête des renards, ni même celle des lions, pourtant exaltée en d’autres circonstances (Avot 4, 15).

    Dans son Sheer Israël, le Netsiv de Volozhin[2] oppose l’attitude assimilatrice des hébreux en Egypte à celle d’Abraham, à la fois séparé des autres et tourné vers eux ; non dans une attitude de plagiat, mais dans une posture de diffusion altruiste. La coutume rapportée par le Shoul’han Aroukh veut que la tête à priori utilisée soit celle d’un bélier, en souvenir de la ligature d’Itz’hak… C’est qu’à ce moment Abraham se fit pour le monde l’intermédiaire d’un message nouveau sur le rapport à Dieu. À la manière de la tête qui transmet des informations au reste du corps, il diffusa une croyance lumineuse tout autour de lui. En ce sens, Israël est le digne descendant d’Abraham… Du moins tel est le souhait que nous émettons à Roch Hachana.

    My ambition in life

     

    Yona GHERTMAN



    [1] Je remercie Elicha Touati pour cette idée d’une double opposition dans le verset entre maître/serviteur, et meneur/suiveur.

    [2] R.  Naphtali Tsvi Yehouda Berlin (Russie, 1817-1893). L’ouvrage Sheer Israël est une dissertation sur l’antisémitisme. 

  • D'une voix unanime (Chavouot)

    D’une voix unanime :

    Une réflexion sur la donation de la Torah

     

    Mont

    La fête de Chavouot a lieu durant la période de la donation de la Torah. C’est l’occasion de réfléchir sur la rencontre qui a eu lieu au Mont-Sinaï. Dans le texte, tout n’est que bonne volonté et empathie entre les Hébreux et Dieu, comme le montrent les versets de Chémot. Alors que Dieu leur propose d’entrer dans son alliance, le peuple entier répond d'une voix unanime: "Tout ce qu'a dit l'Éternel, nous le ferons!" (Chémot 19, 8)

    Pourtant, le Talmud  se montre un peu plus dubitatif. Alors que les hébreux s’approchent du mont Sinaï, le verset énonce qu'ils "s’installèrent sous la montagne" (Chemot 19, 17).  Rav Abdimi s’étonne qu’il ne soit pas marqué « au pied » de la montagne. Il apprend de cette irrégularité que « Dieu a retourné le mont Sinaï comme un baquet, en leur disant ‘si vous acceptez la Torah tout ira bien, si vous la refusez c’est ici que sera votre tombeau » (TB Chabbat 88a).

    L’explication de Rav Abdimi semble aller à rebours de la présentation de la Torah, qui montrait un peuple ‘docile’, prêt à suivre son Dieu. Et voilà qu’en fait tout n’est que machination !  Le beau lissé de la Torah serait-il le masque de la tyrannie divine ? Y aurait-il eu un double discours ? Cette question a agité tous les lecteurs attentifs, et plusieurs solutions ont été apportées.

    Le Midrash (Tan’houma Ytro 3) fait une différence entre la Torah écrite et la Torah orale : les hébreux sont prêts à accepter la Torah écrite, mais pas la Torah orale. La motivation de ce refus est expliquée par les Sages : l’étude de la Torah orale est longue, fastidieuse, alors que lire la Bible est plutôt sympathique. Une autre motivation est également invoquée : la Torah écrite indique les principes, alors que la Torah orale décrit les détails. Or, sur les principes tout le monde est d’accord : ne tue pas, ne vole pas…Mais dans les détails, tout d’un coup les dissensions apparaissent.... Puis le désaccord s'étend progressivement aux principes eux-mêmes.... Accepter des principes est facile, tant qu’ils ne touchent pas au quotidien, tant qu’ils n’exigent pas de « se prendre trop la tête ».

     Il n’y a pas eu de fête du don de la Torah, car son acceptation était incomplète. Rav Abdimi précise qu’elle ne sera complétée que cinq siècles plus tard, lors de l’épisode de Pourim, à Babel. Pourquoi la Torah orale a-t-elle été acceptée à cette période ? Pour le comprendre posons une autre question en amont:

    Les Hébreux, peu avant d’entrer en Israël,  campent dans les plaines de Moav, c’est en cet endroit que se dit tout le livre de Dévarim, c’est en ce lieu qu’une alliance est de nouveau scellée. Pourquoi Rav Abdimi est-il si sûr que cette alliance ne concernait-elle pas l’acceptation de la Torah orale, qu’il a fallu attendre l’exil babylonien pour qu’elle soit effective ?

    C’est que l’alliance sur les plaines de Moav n’est pas plus complète que celle du Mont Sinaï.  Après la sortie d’Egypte, les juifs sont en attente d’une terre. Leur acceptation est liée à cette contrepartie, et leur attente  n’a pas évoluée au seuil de l'entrée en terre d'Israël. Les Hébreux ont eu la force d’accepter la Torah  tant qu’elle ne concernait que ses principes. Ils n’ont accepté ses détails que sous la contrainte, car ce qu’ils désiraient avant tout était d'avoir une terre. Recevoir librement la Torah orale et ses contraintes n’est possible qu’à condition de ne rien attendre de Dieu !

    ‘Hag Saméa’h. 

    Franck BENHAMOU

  • Avec lui dans la détresse (Haggadah de Pessa'h)

    Avec lui dans la détresse

    Une lecture transversale de la Haggadah

     

    Hagada

     

    Lorsque Dieu s’apprête à délivrer le peuple hébreu du joug égyptien, il se révèle à Moïse  au milieu d’un buisson :

    « Un ange du Seigneur lui apparut dans un jet de flamme au milieu d'un buisson. Il remarqua que le buisson était en feu et cependant ne se consumait point. » (Exode 3, 2)

    Rachi commente : Du milieu du buisson Et non d’un autre arbre [plus imposant], parce que « Je suis avec lui dans la détresse» (Psaumes 91, 15 ; Midrach tan‘houma 14).

    Mais qu’est-ce que signifie que « Dieu est dans la détresse » ? Dieu souffrirait-il ?! Et plus précisément, que nous importe si Dieu est dans la détresse ? Ne serait-ce là qu’une simple consolation ? Une concession de Dieu faite à l’espèce humaine, mais qui n’est en réalité qu’une simple parole de réconfort ? À moins que Dieu veuille nous apprendre qu’on ne s’adresse pas à quelqu’un dans l’affliction en exhibant toute sa puissance ? Mais si c’est le cas, n’a-t-on pas là une simple règle de bienséance que la fréquentation des hommes apprend aisément ? Que vient nous apprendre le fait que Dieu est avec nous "dans la détresse" ?

    Il est écrit dans le Midrach :

    Que signifie [l'expression] « Je suis avec lui dans la détresse » ? Lorsque les juifs sont dans la détresse, ils n’appellent que Dieu (…). Dieu dit à Moïse : "Ne ressens-tu pas que Moi-même Je souffre lorsque Israël est dans la peine ? Apprends-le de l’endroit d’où je te parle, du milieu des ronces. S’il est possible de s’exprimer ainsi, Je suis associé à leurs souffrances". (Chemot Rabba 2, 5)

    L’emploi de l’expression kavya’hol- « s’il est possible de s’exprimer ainsi »-  est toujours problématique. L’expression indique qu’un paradoxe est ignoré, qu’une borne est dépassée. Très souvent, elle permet de camoufler une aberration théologique.  Que nous importe la théologie, cette importation grecque au sein du judaïsme ? Certes pas grand-chose. Mais la plupart du temps, l’impression d’une théologie humaniste nous dérange. Ici, il s’agirait d’avaler le fait que Dieu souffre ! Ce qui –en plus de n’avoir aucun sens[1]- semble être en contradiction avec la façon dont la Torah parle de Lui, Dieu puissant et sûr de Lui, Dieu qui punit et sait se montrer inflexible ou généreux, mais non souffrant. D’autres devant ce scandale ont dû créer une religion…

    Le Yéfé Tohar[2] résume les deux thèses qui ont été avancées pour expliquer ce texte : « Il est de la nature de Dieu de faire le bien, de procurer le bien à ses créatures, lorsqu'il ne le fait pas, c’est une transgression de sa propre bonté[3].  Seconde interprétation : puisque Son nom est identifié et dévoilé par le peuple juif, lorsque le peuple hébraïque est en souffrance c’est le contraire[4]. »

    Ces deux thèses ne rendent pas compte du contexte de prière dont il est question. Le Psaume 91 présente une rencontre entre « celui qui demeure sous la protection du Tout-puissant » et Dieu. Le verset 15 donne le ton de la relation : « il m’appelle et Je lui réponds; Je suis avec lui dans la détresse, Je le délivre et le comble d’honneur». Il me semble que cette indication permet de sortir ce texte de sa gangue théologique pour le ramener à des réalités plus plates, plus humaines.

    Cri

    Les enfants d’Israël crient en Egypte, mais Dieu reste dans un premier temps silencieux. Crier est une façon de s’adresser à Dieu. Le cri articulé voire inexprimé est une modalité de la relation à Dieu ; c’est une modalité difficile à vivre, mais elle est à l’image de la vie des juifs en Egypte. Lorsque Dieu dit qu’Il est avec eux « dans leur détresse », ce n’est tout simplement pas vrai, Il ne souffre pas. Voilà au moins un résultat précieux. En revanche ce qui a un sens, c’est que les juifs s’adressent à Lui, au sein de la détresse, en employant une langue qui est celle de la détresse, de la souffrance, de l’oppression.

     Insistons, c’est une modalité de la relation à Dieu ; mais pas la seule. Quand Dieu se révèle « au milieu du buisson », il ne s’agit pas de montrer Dieu en lui-même[5], mais Dieu tel qu’Il apparaît à Moïse, et tel que les juifs le ressentent à ce moment-là. Ce qu’il s’agit de faire à la fin de l’exil, c’est de déplacer cette relation douloureuse. La relation à Dieu du sein de la souffrance se transforme en une relation à Dieu du sein de la liberté. Cette seconde modalité de la relation à Dieu est dans un sens plus risquée, toujours menacée par l’arrogance humaine prétendument libre et sans attache. Cependant cette relation est plus riche d’une autre tonalité. Elle n’est pas forcée, comme le pauvre est forcé à mendier. Plus libre, elle donne une autre modalité de relation à Dieu : un Dieu perçu dans la responsabilité de sa propre vie. Cette modalité plus périlleuse doit sans doute être explorée après l’exil forcé.

    Liberte

    C’est du changement de la première modalité à la seconde dont parle la Haggadah de Péssa’h. Rappelons les faits : la totalité du texte se trouve être un commentaire d’un passage de la Torah qui devait être lu lorsqu’on amenait les prémices au Temple :

    « Enfant d'Aram, mon père était errant, il descendit en Egypte, y vécut étranger, peu nombreux d'abord, puis y devint une nation considérable, puissante et nombreuse.  Alors les Égyptiens nous traitèrent iniquement, nous opprimèrent, nous imposèrent un dur servage.  Nous implorâmes l'Éternel, Dieu de nos pères; et l'Éternel entendit notre plainte, Il considéra notre misère, notre labeur et notre détresse,  et Il nous fit sortir de l'Egypte avec une main puissante et un bras étendu, en imprimant la terreur, en opérant signes et prodiges; et Il nous introduisit dans cette contrée, et Il nous fit présent de cette terre, une terre où ruissellent le lait et le miel » (Deutéronome 26, 5 à 26, 9) 

    C’est pourquoi, on commence par expliciter la basse extraction des juifs, dont les ancêtres étaient idolâtres[6]. Puis progressivement, on doit se faire de plus en plus explicites sur les miracles qui ont eu lieu en notre faveur[7]. Ce même déplacement de la relation qui s’est produite entre le peuple d’Israël et Dieu, doit être reproduite lors de la soirée de Péssa’h : « On doit se comporter comme si on était sorti soi-même d’Egypte » disent tous les juifs de l’exil depuis des millénaires ! 

    C’est que la sortie d’Egypte vise peut être une réalité socio-politico-historico[8]…mais surtout la réintroduction d’une relation à Dieu sous le sceau de la liberté, une relation sans contrition, avec liberté et responsabilités. C’est aussi, me semble-t-il, le sens de l’affirmation que c’est Dieu  –ni un ange, ni même Moïse dont le nom ne figure pas dans la Haggadah- qui a délivré les juifs de l’Egypte : c’est avant tout de la relation entre Dieu et les hommes dont il est question.

    Franck BENHAMOU

    [1] Seuls les corps souffrent.

    [2] Commentaire sur le Midrash Rabba.

    [3] Dire que Dieu est "en détresse" est une façon métaphorique de s’exprimer.

    [4] C’est l’idée de Dieu qui est en souffrance ou en détresse chez les hommes lorsque Israël est dans la peine.

    [5] Car nul ne peut voir Dieu et vivre.

    [6] Rappelons que l’idolâtrie est souvent stigmatisée comme un avilissement de la condition humaine dans la Bible, un nom le rappelle : le Baal-propriétaire est celui d’un dieu.

    [7] Voir TB Pessahim 116a. Rav et Chmouêl débattent pour identifier le contenu précis de cet état « de basse extraction » des juifs. S’agit-il du fait qu’ils aient été esclaves en Egypte ? À moins que ce ne soit leur origine idolâtre ?

    [8] Dépassée et sans aucun intérêt pour le juif actuel vivant bourgeoisement en démocratie « libérale ». 

  • Entre boire et pourrir il faut choisir.

     

    Entre boire et pourrir, il faut choisir

     De la conservation du peuple juif par l’alcool

    Homme 1

    Pourim et  sa Méguila d’Esther  ne sont pas bons pour l’âme juive : ils la confortent dans sa paranoïa! Pensez–vous, le peuple, tout entier, menacé par un ennemi réel ! Certains historiens y ont vu le fond de l’identité juive, et on comprend qu’ils ont voulu jeter le bébé et son eau sale. Pourtant il est possible de  voir les choses d’un œil tout à fait différent, si l’on veut bien s’y essayer. Partons d’un autre constat : à Pourim on boit, on se déguise, on s’amuse. Je ne connais pas de sources talmudiques pour les déguisements, mais en revanche concernant  la boisson, la source est bien connue : 

    Un homme est obligé de boire (1) à Pourim jusqu’à ne plus savoir la différence entre "maudit soit Aman" et "béni soit Mardoché" (TB Meguila 7b)

    Le thème du vin apparaît dans la Méguila, mais était-ce là une raison pour élever la boisson au rang de devoir religieux ?

    Le Maharal de Prague dans son commentaire sur la Méguila se montre plus généreux :

    L’homme n’est pas grand-chose par lui même, il ne s’aide pas lui-même, c’est pour cela qu’il a besoin de Dieu ; c’est du point de vue de son corps qu’un homme n’est pas grand-chose, et  c’est pourquoi il faut boire à Pourim, car enivré, ne sachant pas distinguer entre Aman et Mardoché , l’esprit absent, l’homme [sait] alors qu’il n’est pas grand-chose, et de ce point de vue Dieu lui donne vie (2) 

    Il ne s’agit pas d’une apologie du rien,  de l’humilité ou de la grandeur de l’esprit ;  pas plus qu’il ne s’agit de dénigrer le corps : tout ça ne présente aucun intérêt. Ce dont il s’agit, et en accord avec ce qui est vécu à Pourim, c’est de l’autodérision : celle qui sauve de soi mais aussi des autres. 

    À Pourim, le sort et le destin du peuple juif se sont noués et dénoués. C’est grave ; mais il est plus grave peut-être de prendre toute la mesure de cet évènement ou de tous les évènements qui n’ont pas manqué de jalonner l’  « Histoire » du peuple juif. Face à tout cela l’autodérision est finalement ce qui peut sauver de façon plus sûre que toutes les leçons de morale. Certains n’ont pas su saisir la différence entre autodérision et dérision des autres : ils en sont devenus fous. D’autres ont su manier contre eux même et pour eux même cette arme : ils en sont devenus plus sages.

    Ne soyons pas trop triste car dans quelques semaines on remet ça : ce sera Péssa’h, autre libération, autres coupes de vin…

    Franck BENHAMOU

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    (1) Le terme lébassoumé n’indique pas l’ivresse, il est utilisé aussi pour dire ‘se parfumer’, il s’agit je pense d’une alcoolisation légère !  

    (2) Or 'Hadash, commentaire sur Esther 9, 22.

  • Joyeux Adar

     

    משנכנס אדר מרבין בשמחה ?

    Joyeux Adar

    Dessin anniversaire champagne

    Cette phrase issue du traité Taanit (29a) qui marque le début des réjouissances de Pourim est si célèbre qu’on n’y prête pas intention, ni d’intentions d’ailleurs : « Dès qu’entre le mois d’Adar, on multiplie la joie ». la seule mention de sa source devrait pourtant faire sourciller : Taanit parle des jeûnes.

    C’est que notre texte ne se pose que comme un complément à une michna  :

    Dès que le mois d’Av commence, on diminue en joie (Taanit 26a)

    Les deux affirmations s’articulent de la façon suivante : « De même qu’au commencement du mois d’Av on diminue en joie, on augmente en joie dès le début du mois d’Adar ». Le parallèle est étonnant : alors que le mois d’Av est caractérisé par les malheurs relatifs à la destruction du Temple, le mois d’Adar est marqué par l’histoire d’Ester qui se déroule en exil, et qui n'a pas de rapport avec le Temple, ni avec la terre d’Israël. Pourquoi saisir l’occasion de la destruction du Temple pour parler de Pourim ?

    Une autre question pourtant devrait retenir l’attention : pourquoi dès le début du mois d’Adar faudrait-il multiplier les occasions de joie ? Ne faudrait-il pas attendre le 15 Adar, date de la fête ? Se serait-il passé quelque chose au début du mois d’Adar qui le justifierait ?  

    Que se passe-t-il au début du mois d’Adar ? La première michna du traité de Chekalim nous l’enseigne :

    Le premier Adar, on fait sonner les chekalim. 

    Rabbi Ovadia de Barténora (XVeme siècle)  commente :

    Le sanhédrin envoie dans toutes les villes d’Israël des émissaires annonçant d’emmener leurs pièces (en réalité un demi chékel) ; car au début du mois de Nissan –c'est-à-dire le mois suivant- il fallait amener les sacrifices publics des nouveaux prélèvements (…), c’est pourquoi on annonçait dès le début du mois d’Adar d’amener les chekalim.

    Dès la néoménie du mois d’Adar on prévenait qu’on allait procéder aux prélèvements pour les sacrifices publics. Dès le quinze du même mois, on déposait des comptoirs dans les villes afin de procéder au prélèvement.

    On comprend dès lors que la multiplication de la joie est liée au renouvellement des sacrifices. En fait, ce texte n’a rien à voir avec Pourim ! C’est pourquoi c’est à l’occasion de la diminution de la joie liée au mois de Av, que le talmud se remémore cette phrase célèbre. Il n’est donc pas besoin de faire un lien mystique entre le mois d’Adar et le mois d’Av pour le comprendre.  

    Notons enfin qu'Il reste une trace de ces prélèvements dans les lectures hebdomadaires : le Chabbat précédent la néoménie de Adar, on lit en plus un extrait de la Torah (Chémot 30.11-16) rappelant le prélèvement réalisé par les hébreux dans le désert en vue de la construction du tabernacle.

    Franck BENHAMOU