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  • D'une voix unanime (Chavouot)

    D’une voix unanime :

    Une réflexion sur la donation de la Torah

     

    Mont

    La fête de Chavouot a lieu durant la période de la donation de la Torah. C’est l’occasion de réfléchir sur la rencontre qui a eu lieu au Mont-Sinaï. Dans le texte, tout n’est que bonne volonté et empathie entre les Hébreux et Dieu, comme le montrent les versets de Chémot. Alors que Dieu leur propose d’entrer dans son alliance, le peuple entier répond d'une voix unanime: "Tout ce qu'a dit l'Éternel, nous le ferons!" (Chémot 19, 8)

    Pourtant, le Talmud  se montre un peu plus dubitatif. Alors que les hébreux s’approchent du mont Sinaï, le verset énonce qu'ils "s’installèrent sous la montagne" (Chemot 19, 17).  Rav Abdimi s’étonne qu’il ne soit pas marqué « au pied » de la montagne. Il apprend de cette irrégularité que « Dieu a retourné le mont Sinaï comme un baquet, en leur disant ‘si vous acceptez la Torah tout ira bien, si vous la refusez c’est ici que sera votre tombeau » (TB Chabbat 88a).

    L’explication de Rav Abdimi semble aller à rebours de la présentation de la Torah, qui montrait un peuple ‘docile’, prêt à suivre son Dieu. Et voilà qu’en fait tout n’est que machination !  Le beau lissé de la Torah serait-il le masque de la tyrannie divine ? Y aurait-il eu un double discours ? Cette question a agité tous les lecteurs attentifs, et plusieurs solutions ont été apportées.

    Le Midrash (Tan’houma Ytro 3) fait une différence entre la Torah écrite et la Torah orale : les hébreux sont prêts à accepter la Torah écrite, mais pas la Torah orale. La motivation de ce refus est expliquée par les Sages : l’étude de la Torah orale est longue, fastidieuse, alors que lire la Bible est plutôt sympathique. Une autre motivation est également invoquée : la Torah écrite indique les principes, alors que la Torah orale décrit les détails. Or, sur les principes tout le monde est d’accord : ne tue pas, ne vole pas…Mais dans les détails, tout d’un coup les dissensions apparaissent.... Puis le désaccord s'étend progressivement aux principes eux-mêmes.... Accepter des principes est facile, tant qu’ils ne touchent pas au quotidien, tant qu’ils n’exigent pas de « se prendre trop la tête ».

     Il n’y a pas eu de fête du don de la Torah, car son acceptation était incomplète. Rav Abdimi précise qu’elle ne sera complétée que cinq siècles plus tard, lors de l’épisode de Pourim, à Babel. Pourquoi la Torah orale a-t-elle été acceptée à cette période ? Pour le comprendre posons une autre question en amont:

    Les Hébreux, peu avant d’entrer en Israël,  campent dans les plaines de Moav, c’est en cet endroit que se dit tout le livre de Dévarim, c’est en ce lieu qu’une alliance est de nouveau scellée. Pourquoi Rav Abdimi est-il si sûr que cette alliance ne concernait-elle pas l’acceptation de la Torah orale, qu’il a fallu attendre l’exil babylonien pour qu’elle soit effective ?

    C’est que l’alliance sur les plaines de Moav n’est pas plus complète que celle du Mont Sinaï.  Après la sortie d’Egypte, les juifs sont en attente d’une terre. Leur acceptation est liée à cette contrepartie, et leur attente  n’a pas évoluée au seuil de l'entrée en terre d'Israël. Les Hébreux ont eu la force d’accepter la Torah  tant qu’elle ne concernait que ses principes. Ils n’ont accepté ses détails que sous la contrainte, car ce qu’ils désiraient avant tout était d'avoir une terre. Recevoir librement la Torah orale et ses contraintes n’est possible qu’à condition de ne rien attendre de Dieu !

    ‘Hag Saméa’h. 

    Franck BENHAMOU

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  • Kamtsa et Bar Kamtsa sont sur Facebook

    Kamtsa et Bar-Kamtsa sont sur Facebook…

     

    L’histoire de Kamtsa et Bar Kamtsa est bien connue… Ou du moins elle semble l’être : « Un homme avait pour ami un nommé Kamtsa, et pour ennemi un nommé Bar Kamtsa » (TB Guittin 55b). Ce récit talmudique commence comme une fable, dissimulant sous un voile ludique sa profondeur acerbe. « Un jour il fit un banquet. Il envoya son serviteur inviter Kamtsa. Le serviteur partit et ramena Bar Kamtsa » (Ibid.). La scène ubuesque ne peut éclipser la gravité de l’introduction de ce texte : « À cause de Kamtsa et Bar Kamtsa, Jérusalem fut détruite » (Ibid.).

    Dispute 1 

    Résumons brièvement la suite de ce fâcheux malentendu.

    Voyant que Bar Kamtsa se trouvait à sa table, l’hôte le somma de partir. Redoutant l’humiliation publique d’un départ à la vue de tous les convives, Bar Kamtsa alla jusqu’à proposer de grandes sommes d’argent pour rester au banquet. L’hôte refusa devant toutes les personnes attablées. Les Rabbins de la ville étaient présents.

    La victime, profondément meurtrie de cette fâcheuse situation, détourna sa tristesse en colère, et décida de s’en prendre aux rabbins, considérés comme complices, car coupables de silence. Bar Kamtsa décida donc de monter un stratagème pour faire accuser ces derniers devant l’autorité romaine. Il encouragea l’empereur romain à envoyer une offrande au Temple de Jérusalem, puis intercepta l’animal pour lui infliger une blessure le rendant impropre au sacrifice. Que fallait-il faire dans un tel cas ? Les Rabbins étaient en discussion. Beaucoup considéraient que la préservation de relations pacifiques avec les Romains justifiait d’accepter une telle offrande. Cependant Rabbi Zekharia ben Avkoulas s’opposa à cette décision en invoquant plusieurs arguments légaux. Il finit par emporter l’assentiment de ses collègues.

     À ce stade, les rédacteurs du Talmud éprouvent le besoin de faire une digression pour préciser l’opinion d’un Sage ultérieur, Rabbi Yo’hanan, selon qui « ce sont les scrupules de Rabbi Zekharia ben Avkoulas qui causèrent la destruction de notre Temple, l’incendie de notre sanctuaire, et notre exil » (TB Guittin 56a).

    Selon la tradition rabbinique,  le refus de ce sacrifice enflamma la colère de l’empereur, qui décida alors d’attaquer Jérusalem.

    Destruction

     

    Splendide exemple de remise en question. Le réalisme est foudroyant, à la limite du pessimisme. Personne n’est épargné. Personne n’est coupable, ou plutôt, tout le monde l’est. Comment ne pas comprendre l’affliction de cet homme humilié devant les plus grands notables de sa ville ? Mais en même temps, l’hôte n’est-il pas libre de ne pas accepter à sa table son plus grand ennemi ? Les Rabbins n’ont rien dit. On leur reproche de s’être tus. Certes. Mais connaissons-nous la cause de leur silence ? Le récit ne précise pas qui était leur hôte. Nous sommes au premier siècle de notre ère. Les tensions sont à leur comble entre Juifs et Romains. Le moindre faux-pas peut être fatal. Et si l’hôte était une personne influente, un proche du procurateur romain alors en fonction à Jérusalem ? Une opposition frontale n’aurait-elle pas été la cause d’une attaque sanglante contre le corps rabbinique, voire de décrets interdisant la pratique ou l’étude de la Torah ? Et si….. Et si R. Zekharia ben Avkoulas n’avait pas été si strict dans l’application de la loi ? R. Yo’hanan l’accuse. En pensant agir dans l’intérêt de la Torah, c’est l’inverse qui se produit.

     

    Auparavant le Talmud annonçait que l’histoire de Kamtsa et Bar-Kamtsa était la cause de la destruction de Jérusalem. R. Yo’hanan stigmatise maintenant ce Rabbin qui conseilla finalement de ne pas offrir le sacrifice de l’empereur. Qui est vraiment coupable ici ? Tout le monde l’est… Ou plutôt personne. Chacun a ses raisons.

    Le Talmud présente un tableau complexe, volontairement imprécis. Les Sages du Talmud sont des Rabbins. Ils n’ont pourtant pas peur de jeter la pierre sur le corps rabbinique dans son ensemble. Lâcheté ou sévérité excessive malvenue, la critique est là, bien présente[1].  La victime n’est pas épargnée. Bar Kamtsa devient un légendaire mécréant. Tous participent à cette course inévitable vers la destruction. Chacun se renvoie la faute, mais tous ont leur part de responsabilité. Le récit exclut toute lecture manichéenne. Le drame est amplifié par l’impossibilité de se replier sur un seul coupable, qui endosserait le rôle du bouc-émissaire permettant de calmer les mauvaises consciences.

    Bouc emissaire scapegoat arrows

    Le lien avec notre actualité communautaire mérite à peine d’être signalé. Les réseaux sociaux offrent une dimension inédite à l’histoire de Kamtsa et Bar-Kamtsa…. Kamtsa et Bar-Kamtsa sont sur Facebook… On en rigolerait presque si « l’affaire » n’était pas reprise sur le site du polémiste anti-juif Alain Soral, jubilant de cette mise en cause de l’institution consistoriale, et à travers elle, de tous les juifs, qu’elle entend représenter.

    Plusieurs problèmes existent. Les sujets s’entremêlent.  La confusion entre le fait-divers et les problématiques de fond est palpable. Je n’entends pas rentrer dans les détails, même si certains mériteraient d’être expliqués d’une manière pédagogique au grand public[2]. J’entends simplement souligner la complexité de la discorde. L’esprit étriqué recherche qui a tort et qui a raison. Un peu de recul montre que, bien souvent, ceux qui ont raison ont en même temps tort.

     

    Yona Ghertman



    [1] Dans un autre passage talmudique (TB Shabbat 119b),  les Sages enseignent que Jérusalem fut détruite à cause du mépris populaire envers les Rabbins. Loin d’être en contradiction avec le passage que nous présentons ici, ce dernier texte ajoute en réalité à la complexité de la situation. La mise en cause des autorités rabbiniques ne traduit pas simultanément l’absolution de ceux qui les dénigrent.

    [2] Je pense surtout aux principes du divorce religieux. À ce sujet je renvoie notamment à mon ouvrage : Yona Ghertman, La loi juive dans tous ses états, éditions lichma, 2013, pp.121-127 : « Le problème des femmes agounot » ; ainsi qu’à la thèse récemment publiée du Grand Rabbin Daniel Dahan, Agounot : « les femmes entravées », problèmes et solutions en droit matrimonial hébraïque,  Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2014. 

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  • Avec lui dans la détresse (Haggadah de Pessa'h)

    Avec lui dans la détresse

    Une lecture transversale de la Haggadah

     

    Hagada

     

    Lorsque Dieu s’apprête à délivrer le peuple hébreu du joug égyptien, il se révèle à Moïse  au milieu d’un buisson :

    « Un ange du Seigneur lui apparut dans un jet de flamme au milieu d'un buisson. Il remarqua que le buisson était en feu et cependant ne se consumait point. » (Exode 3, 2)

    Rachi commente : Du milieu du buisson Et non d’un autre arbre [plus imposant], parce que « Je suis avec lui dans la détresse» (Psaumes 91, 15 ; Midrach tan‘houma 14).

    Mais qu’est-ce que signifie que « Dieu est dans la détresse » ? Dieu souffrirait-il ?! Et plus précisément, que nous importe si Dieu est dans la détresse ? Ne serait-ce là qu’une simple consolation ? Une concession de Dieu faite à l’espèce humaine, mais qui n’est en réalité qu’une simple parole de réconfort ? À moins que Dieu veuille nous apprendre qu’on ne s’adresse pas à quelqu’un dans l’affliction en exhibant toute sa puissance ? Mais si c’est le cas, n’a-t-on pas là une simple règle de bienséance que la fréquentation des hommes apprend aisément ? Que vient nous apprendre le fait que Dieu est avec nous "dans la détresse" ?

    Il est écrit dans le Midrach :

    Que signifie [l'expression] « Je suis avec lui dans la détresse » ? Lorsque les juifs sont dans la détresse, ils n’appellent que Dieu (…). Dieu dit à Moïse : "Ne ressens-tu pas que Moi-même Je souffre lorsque Israël est dans la peine ? Apprends-le de l’endroit d’où je te parle, du milieu des ronces. S’il est possible de s’exprimer ainsi, Je suis associé à leurs souffrances". (Chemot Rabba 2, 5)

    L’emploi de l’expression kavya’hol- « s’il est possible de s’exprimer ainsi »-  est toujours problématique. L’expression indique qu’un paradoxe est ignoré, qu’une borne est dépassée. Très souvent, elle permet de camoufler une aberration théologique.  Que nous importe la théologie, cette importation grecque au sein du judaïsme ? Certes pas grand-chose. Mais la plupart du temps, l’impression d’une théologie humaniste nous dérange. Ici, il s’agirait d’avaler le fait que Dieu souffre ! Ce qui –en plus de n’avoir aucun sens[1]- semble être en contradiction avec la façon dont la Torah parle de Lui, Dieu puissant et sûr de Lui, Dieu qui punit et sait se montrer inflexible ou généreux, mais non souffrant. D’autres devant ce scandale ont dû créer une religion…

    Le Yéfé Tohar[2] résume les deux thèses qui ont été avancées pour expliquer ce texte : « Il est de la nature de Dieu de faire le bien, de procurer le bien à ses créatures, lorsqu'il ne le fait pas, c’est une transgression de sa propre bonté[3].  Seconde interprétation : puisque Son nom est identifié et dévoilé par le peuple juif, lorsque le peuple hébraïque est en souffrance c’est le contraire[4]. »

    Ces deux thèses ne rendent pas compte du contexte de prière dont il est question. Le Psaume 91 présente une rencontre entre « celui qui demeure sous la protection du Tout-puissant » et Dieu. Le verset 15 donne le ton de la relation : « il m’appelle et Je lui réponds; Je suis avec lui dans la détresse, Je le délivre et le comble d’honneur». Il me semble que cette indication permet de sortir ce texte de sa gangue théologique pour le ramener à des réalités plus plates, plus humaines.

    Cri

    Les enfants d’Israël crient en Egypte, mais Dieu reste dans un premier temps silencieux. Crier est une façon de s’adresser à Dieu. Le cri articulé voire inexprimé est une modalité de la relation à Dieu ; c’est une modalité difficile à vivre, mais elle est à l’image de la vie des juifs en Egypte. Lorsque Dieu dit qu’Il est avec eux « dans leur détresse », ce n’est tout simplement pas vrai, Il ne souffre pas. Voilà au moins un résultat précieux. En revanche ce qui a un sens, c’est que les juifs s’adressent à Lui, au sein de la détresse, en employant une langue qui est celle de la détresse, de la souffrance, de l’oppression.

     Insistons, c’est une modalité de la relation à Dieu ; mais pas la seule. Quand Dieu se révèle « au milieu du buisson », il ne s’agit pas de montrer Dieu en lui-même[5], mais Dieu tel qu’Il apparaît à Moïse, et tel que les juifs le ressentent à ce moment-là. Ce qu’il s’agit de faire à la fin de l’exil, c’est de déplacer cette relation douloureuse. La relation à Dieu du sein de la souffrance se transforme en une relation à Dieu du sein de la liberté. Cette seconde modalité de la relation à Dieu est dans un sens plus risquée, toujours menacée par l’arrogance humaine prétendument libre et sans attache. Cependant cette relation est plus riche d’une autre tonalité. Elle n’est pas forcée, comme le pauvre est forcé à mendier. Plus libre, elle donne une autre modalité de relation à Dieu : un Dieu perçu dans la responsabilité de sa propre vie. Cette modalité plus périlleuse doit sans doute être explorée après l’exil forcé.

    Liberte

    C’est du changement de la première modalité à la seconde dont parle la Haggadah de Péssa’h. Rappelons les faits : la totalité du texte se trouve être un commentaire d’un passage de la Torah qui devait être lu lorsqu’on amenait les prémices au Temple :

    « Enfant d'Aram, mon père était errant, il descendit en Egypte, y vécut étranger, peu nombreux d'abord, puis y devint une nation considérable, puissante et nombreuse.  Alors les Égyptiens nous traitèrent iniquement, nous opprimèrent, nous imposèrent un dur servage.  Nous implorâmes l'Éternel, Dieu de nos pères; et l'Éternel entendit notre plainte, Il considéra notre misère, notre labeur et notre détresse,  et Il nous fit sortir de l'Egypte avec une main puissante et un bras étendu, en imprimant la terreur, en opérant signes et prodiges; et Il nous introduisit dans cette contrée, et Il nous fit présent de cette terre, une terre où ruissellent le lait et le miel » (Deutéronome 26, 5 à 26, 9) 

    C’est pourquoi, on commence par expliciter la basse extraction des juifs, dont les ancêtres étaient idolâtres[6]. Puis progressivement, on doit se faire de plus en plus explicites sur les miracles qui ont eu lieu en notre faveur[7]. Ce même déplacement de la relation qui s’est produite entre le peuple d’Israël et Dieu, doit être reproduite lors de la soirée de Péssa’h : « On doit se comporter comme si on était sorti soi-même d’Egypte » disent tous les juifs de l’exil depuis des millénaires ! 

    C’est que la sortie d’Egypte vise peut être une réalité socio-politico-historico[8]…mais surtout la réintroduction d’une relation à Dieu sous le sceau de la liberté, une relation sans contrition, avec liberté et responsabilités. C’est aussi, me semble-t-il, le sens de l’affirmation que c’est Dieu  –ni un ange, ni même Moïse dont le nom ne figure pas dans la Haggadah- qui a délivré les juifs de l’Egypte : c’est avant tout de la relation entre Dieu et les hommes dont il est question.

    Franck BENHAMOU

    [1] Seuls les corps souffrent.

    [2] Commentaire sur le Midrash Rabba.

    [3] Dire que Dieu est "en détresse" est une façon métaphorique de s’exprimer.

    [4] C’est l’idée de Dieu qui est en souffrance ou en détresse chez les hommes lorsque Israël est dans la peine.

    [5] Car nul ne peut voir Dieu et vivre.

    [6] Rappelons que l’idolâtrie est souvent stigmatisée comme un avilissement de la condition humaine dans la Bible, un nom le rappelle : le Baal-propriétaire est celui d’un dieu.

    [7] Voir TB Pessahim 116a. Rav et Chmouêl débattent pour identifier le contenu précis de cet état « de basse extraction » des juifs. S’agit-il du fait qu’ils aient été esclaves en Egypte ? À moins que ce ne soit leur origine idolâtre ?

    [8] Dépassée et sans aucun intérêt pour le juif actuel vivant bourgeoisement en démocratie « libérale ». 

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  • Cachez-moi ce vice que je ne saurais voir

    • Le 30/03/2014

    Cachez-moi ce vice que je ne saurais voir ! 

    (parasha Metsora)

    Metsora2

     

     Les Sages du Talmud et du Midrash ont vu dans les plaies frappant le Metsora l'indice d'une dégénérescence morale, repoussant sans ambigüité la corrélation entre la tsaraat et la lèpre, ou toute autre maladie contagieuse. 

    Jusqu'ici rien d'étonnant. Il n'est pas rare que les Sages se libèrent du sens littéral (pchat) en s'appuyant sur une exégèse des versets leur permettant de dégager un message profond, parfois même à l'opposé du sens premier (drash). Cependant lorsqu'on étudie le texte de la Torah avec ses commentateurs, on retrouve bien souvent des spécialistes du pchat qui tentent d'expliquer le texte en le remettant dans son contexte, sans mentionner son interprétation talmudique ou midrashique. Ce sont les pachtanim. Parmi les plus connus nous pouvons citer Ibn Ezra, le Rachbam ou le Sforno. Or en l'espèce, ces derniers acceptent la lecture midrashique de notre Parasha[1]. Même le Rambam, dont la réputation de rationaliste n'est plus à faire, admet explicitement que la tsaraat est la conséquence du lachon hara, la médisance, du moins lorsqu'elle s'étend aux vêtements et aux maisons après avoir frappé l'homme[2].

    Le processus de purification du metsora se fait par l'intermédiaire du Cohen, de même la déclaration de son impureté s'établit-elle par l'intermédiaire de ce dernier. Le Cohen est associé au culte, il n'est pas un médecin. D'ailleurs à aucun moment la Torah ne fait-elle référence à certaines maladies contagieuses qui rendraient l'homme impur. Une personne malade peut rentrer dans le Temple. Un metsora ne le peut pas. Autant d'indices, et nous ne sommes pas exclusifs, qui indiquent que la cause du mal est plus profonde, qu'il faut la chercher à l'intérieur de la personne touchée et non dans des éléments lui étant extérieurs.

    Tout se joue autour de cette impureté qui éloigne, et de ce processus de purification qui rapproche. De manière générale, l'impureté n'est pas liée à la faute. Elle peut l'être, mais telle n'est pas son explication première. Celui ayant été en contact avec un cadavre devient impur. Il n'a pourtant commis aucune transgression. Il existe également certains cas, à propos du metsora, dans lesquels aucune faute n'a été commise. En effet la Michna enseigne que tous les juifs peuvent être atteints par la plaie de tsaraat (Negaïm 3, 1). La Guemara précise que même un enfant d'un jour est concerné (TB Arakhin 3a). Il existe donc plusieurs degrés de touma (impureté), profondément différents les uns des autres.

    La différence ne s'exprime pas uniquement dans la cause de l'impureté, mais aussi dans ses conséquences. Certes, l'individu frappé d'une impureté doit s'éloigner, mais l'éloignement du metsora est total. Il ne peut même plus rester avec le reste du peuple. Le verset vient explicitement indiquer sa mise à l'écart (Vayikra 13, 46). Les Sages du Talmud y voient une nouvelle fois une cause morale : "Puisqu'il a séparé par la médisance l'homme de sa femme et l'homme de son ami, lui aussi sera séparé [des autres]" (TB Arakhin 16b).

    La question s'impose alors d'elle-même : Pourquoi l'enfant metsora est-il lui aussi mis à l'écart, alors que son jeune âge ne lui permet pas de médire et de semer les graines de la discorde au sein de la société ?

    Il nous semble qu'il faille chercher la réponse dans le regard des autres. Même s'il n'a rien fait, l'enfant metsora, par son aspect physique, rappelle la cause de la faute. La société se couvre d'un voile opaque, quasi-totalitaire, afin d'éviter l'implosion. Ce qui rappelle la médisance, et au-delà la fracture sociale, doit être mis à l'écart. On se détache du mal pour ne pas s'en imprégner, comme si la moindre allusion aux vices moraux provoquait dans l'esprit humain un désir de s'y soumettre.

    La fabrication de tabous sert de protection primaire. On n'y pense pas donc on ne fait pas. Une telle vision du monde correspond-t-elle à une société évoluée, exigeant de ses membres une remise en question constante ? Nous ne le pensons pas. Depuis la destruction du Temple de Jérusalem, la loi du metsora ne s'applique plus. Cette situation historique peut être perçue de deux manières différentes :

    -On peut considérer que la proximité avec Dieu n'est plus la même qu'auparavant. Le degré moral du peuple ayant diminué, il serait illusoire d'autant insister sur les vices moraux, alors que des transgressions flagrantes se produisent continuellement chez les Bné-Israël.

    -Mais on peut aussi considérer que Dieu accorde une nouvelle autonomie à son peuple, semblable à celle que les Sages ont acquis par rapport aux prophètes. La réflexion et l'interprétation ont remplacé la répétition d'ordres directs. La complexité constructive a remplacé un mode de communication sommes-toutes assez primaire entre Dieu et son peuple. De la même manière, la disparition de la loi du metsora a fait exploser les tabous. Le perturbateur n'est plus mis à l'écart, nous le côtoyons et nous devons nous confronter à lui. Il nous rappelle nos vices et nous lui rappelons les siens. L'exercice est aujourd'hui bien plus périlleux, mais il a ce mérite de faire de nous des personnes pensantes.

    Yona GHERTMAN

    [1] Le Rachbam et le Sforno sont explicites dans leurs commentaires sur Vayikra 13, 2. Dans son commentaire sur le chapitre 13, Ibn Ezra présente d’abord la tsaraat comme une maladie, avant de se ranger à la thèse talmudique dans son commentaire sur le verset 45, au sujet des plaies s’étendant aux habits. Notons tout de même que le Ralbag fait exception, puisqu’il n’aborde le sujet qu’en termes médicaux, même en ce qui concerne les plaies sur les habits et les maisons.

    [2] Guide 3, 47 ; commentaire sur la michna Néguaïm 12, 5 et fin de Hilkhote toumat tsaraat.

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  • Entre boire et pourrir il faut choisir.

     

    Entre boire et pourrir, il faut choisir

     De la conservation du peuple juif par l’alcool

    Homme 1

    Pourim et  sa Méguila d’Esther  ne sont pas bons pour l’âme juive : ils la confortent dans sa paranoïa! Pensez–vous, le peuple, tout entier, menacé par un ennemi réel ! Certains historiens y ont vu le fond de l’identité juive, et on comprend qu’ils ont voulu jeter le bébé et son eau sale. Pourtant il est possible de  voir les choses d’un œil tout à fait différent, si l’on veut bien s’y essayer. Partons d’un autre constat : à Pourim on boit, on se déguise, on s’amuse. Je ne connais pas de sources talmudiques pour les déguisements, mais en revanche concernant  la boisson, la source est bien connue : 

    Un homme est obligé de boire (1) à Pourim jusqu’à ne plus savoir la différence entre "maudit soit Aman" et "béni soit Mardoché" (TB Meguila 7b)

    Le thème du vin apparaît dans la Méguila, mais était-ce là une raison pour élever la boisson au rang de devoir religieux ?

    Le Maharal de Prague dans son commentaire sur la Méguila se montre plus généreux :

    L’homme n’est pas grand-chose par lui même, il ne s’aide pas lui-même, c’est pour cela qu’il a besoin de Dieu ; c’est du point de vue de son corps qu’un homme n’est pas grand-chose, et  c’est pourquoi il faut boire à Pourim, car enivré, ne sachant pas distinguer entre Aman et Mardoché , l’esprit absent, l’homme [sait] alors qu’il n’est pas grand-chose, et de ce point de vue Dieu lui donne vie (2) 

    Il ne s’agit pas d’une apologie du rien,  de l’humilité ou de la grandeur de l’esprit ;  pas plus qu’il ne s’agit de dénigrer le corps : tout ça ne présente aucun intérêt. Ce dont il s’agit, et en accord avec ce qui est vécu à Pourim, c’est de l’autodérision : celle qui sauve de soi mais aussi des autres. 

    À Pourim, le sort et le destin du peuple juif se sont noués et dénoués. C’est grave ; mais il est plus grave peut-être de prendre toute la mesure de cet évènement ou de tous les évènements qui n’ont pas manqué de jalonner l’  « Histoire » du peuple juif. Face à tout cela l’autodérision est finalement ce qui peut sauver de façon plus sûre que toutes les leçons de morale. Certains n’ont pas su saisir la différence entre autodérision et dérision des autres : ils en sont devenus fous. D’autres ont su manier contre eux même et pour eux même cette arme : ils en sont devenus plus sages.

    Ne soyons pas trop triste car dans quelques semaines on remet ça : ce sera Péssa’h, autre libération, autres coupes de vin…

    Franck BENHAMOU

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    (1) Le terme lébassoumé n’indique pas l’ivresse, il est utilisé aussi pour dire ‘se parfumer’, il s’agit je pense d’une alcoolisation légère !  

    (2) Or 'Hadash, commentaire sur Esther 9, 22.

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  • Les causes de l'antisémitisme

    Les causes de l’antisémitisme 

     (Shabbat Zakhor-Pourim)

    La communauté juive présente deux types principaux de discours au sujet des causes de l’antisémitisme :

    1/ Le discours « laïc » : le peuple juif est la victime innocente de tous ceux qui l’attaquent pour des raisons irrationnelles.

    2/ Le discours « religieux » : Le peuple juif est le premier coupable des attaques menées contre lui, car il ne respecte pas convenablement la Torah.

    Dans le cadre de ce billet, nous tenterons de montrer une autre approche, plus nuancée et correspondant davantage aux textes de nos traditions.

    Amalek 1

    Le Shabbat précédent Pourim, nous lisons le passage de la Torah relatif au devoir de se souvenir (zakhor) de l’attitude d’Amalek qui attaqua les Hébreux dans le désert, et d’en effacer la mémoire (Deut. 25, 17-19). Puis le matin de Pourim, nous lisons l’autre passage relatif à ‘Amalek dans le cadre de la prière journalière, avant la seconde lecture de la Méguila.

    Ce dernier texte commence ainsi :

    ‘Amalek vint et attaqua Israël à Refidim (Exode 17-8)

    Rachi commente, en se fondant sur l’enseignement du Midrash Tan’houma :

    [Le texte] juxtapose cette section à ce verset [qui précède], comme pour dire : Je suis toujours parmi vous et Je pourvois à tous vos besoins, mais vous, vous dites : « L’éternel est-il parmi nous ou non ? (…) » (1)

    À première vue, la démarche de Rachi consiste simplement à relier notre verset au précédent passage, dans lequel le peuple se plaignait car l’eau commençait à manquer. Derrière cette complainte se cachait en fait une remise en cause de la portée de l’action divine sur eux-mêmes.

    Il faudrait donc lire ainsi le texte :

    (…) Ils avaient éprouvé l’Eternel en disant : L’Eternel est-il parmi nous ou non ? ‘Amalek vint et attaqua Israël (…)

    On peut cependant s’interroger : Il est fréquent dans la Torah que des passages soient juxtaposés sans forcément être en rapport les uns avec les autres. Pourquoi Rachi considère-t-il donc nécessaire d’effectuer un tel rapprochement ?

    Le Maharal de Prague, répond à cette question dans le Gour Arié :

    (…) Les Sages de mémoire bénie [dans le Midrash Tan’houma cité par Rachi] ont remarqué que le verset [commence par] « ‘Amalek vint », alors qu’il aurait dû être écrit « ‘Amalek sortit », comme il est écrit [à propos de l’attaque de Si’hon roi de Emor contre les bné-Israël :] « Si’hon sortit [à notre rencontre] » (Deut. 2, 32) [et à propos de l’attaque des Edomites :] « Edom sortit [à sa rencontre] » (Nombres 20, 20). Or, à propos de chaque guerre, il convient de s’exprimer ainsi. Dès lors pourquoi est-il écrit « ‘Amalek vint » ? (…)

    C’est donc cette anomalie de langage qui a interpellé Rachi. Le midrach qu’il cite permet alors de l’expliquer. Le Rav Yeochoua D. Hartmann développe les propos du Maharal (2) de manière à nous faire comprendre quel enjeu se cache derrière l’emploi des verbes « venir » ou « sortir » pour décrire une attaque militaire :

    La différence entre « il vint » et « il sortit » est que « il sortit » est lié à celui qui sort. Il sort de l’endroit où il se trouve. Or « il vint » s’explique par rapport au receveur [c’est-à-dire : à celui vers qui on va] (…). Ainsi s’il était écrit « ‘Amalek sortit », cela aurait concerné une action liée à ‘Amalek ; mais puisque il est écrit « ‘Amalek vint », c’est que le verset focalise sur Israël : ‘Amalek vint sur eux pour les combattre (…).

    En d’autres termes, Rachi aurait trouvé un indice dans le terme employé par le verset, pour confirmer l’idée du Midrash selon laquelle ‘Amalek est attiré par Israël. Il va vers ce qui l’excite. Intérieurement, il n’a pas de problèmes, la présence d’Israël ne gêne pas son mode de vie. Mais il y a quelque-chose chez ce peuple qui le dérange. La balle est donc renvoyée au dit-peuple. Une introspection s’impose pour comprendre ce qui éveille tant le sens guerrier de cet ennemi, se levant comme un lion, dérangé dans son sommeil par un morceau de viande fraîche jeté près de lui.

    Toute différente est la perspective de Si’hon, roi d’Emor, et d’Edom. Ils sortent de l’endroit où ils se trouvent, car ils considèrent que leur tranquillité sur-place est menacée par le passage d’Israël sur leurs territoires. À ce moment, Israël n’a rien à se reprocher. Le peuple est simplement confronté aux aléas d’un parcours nomade qui bouscule indéniablement les populations sédentaires, provoquant ainsi des réactions agressives.

    On peut légitimement avancer que les deux modèles présentés ne sont pas nécessairement distincts. On remarque par exemple au sujet d'Aman, le persécuteur des juifs décrit dans la Méguilat Esther, que ce dernier, dérangé intérieurement par Mordekhaï, se défait de tout bon sens pour faire périr son peuple. Les Sages du Talmud, sans nier le moins du monde les motivations strictement personnelles d'Aman, soulèvent également une cause plus profonde, liée à l'attitude des juifs eux-mêmes vis-à-vis de Dieu. (3)

    Il en va de même à toutes les époques. On ne peut déterminer avec certitude les causes de l’antisémitisme. Les organisations juives prétendument représentatives de la communauté insistent pour faire comprendre aux non-juifs la gravité de l’antisémitisme. Cette démarche  ne saurait remplacer une introspection générale  : Y a-t-il au sein de la communauté juive un comportement spécifique qui incite à la défiance ? Quelle est l’image que la communauté renvoie à l’extérieur ?

    Une culpabilisation excessive serait tout autant malvenue. Chercher à tout prix le mal chez soi ne correspond pas non-plus à l’esprit de la Torah, qui se conjugue ici au pluriel. Oui, l’épisode d’Amalek vient rappeler que les attaques provenant de l’extérieur ont souvent une cause interne. Cependant une telle conclusion n’est pas systématique, comme l’illustrent d’autres épisodes racontés également dans la Torah.

    Antis 1

    Yona GHERTMAN

    (1) En voyant en entier ce commentaire de Rachi, le lecteur comprendra la première image de ce billet (véhamévin yavin !)

    (2) Dans ses annotations sur ce passage du Gour Arié, dans l'édition Makhon Yerouchalaïm.

    (3) Voir Esther 3, 5-6 et TB Meguila 12a et 13b.

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  • Joyeux Adar

     

    משנכנס אדר מרבין בשמחה ?

    Joyeux Adar

    Dessin anniversaire champagne

    Cette phrase issue du traité Taanit (29a) qui marque le début des réjouissances de Pourim est si célèbre qu’on n’y prête pas intention, ni d’intentions d’ailleurs : « Dès qu’entre le mois d’Adar, on multiplie la joie ». la seule mention de sa source devrait pourtant faire sourciller : Taanit parle des jeûnes.

    C’est que notre texte ne se pose que comme un complément à une michna  :

    Dès que le mois d’Av commence, on diminue en joie (Taanit 26a)

    Les deux affirmations s’articulent de la façon suivante : « De même qu’au commencement du mois d’Av on diminue en joie, on augmente en joie dès le début du mois d’Adar ». Le parallèle est étonnant : alors que le mois d’Av est caractérisé par les malheurs relatifs à la destruction du Temple, le mois d’Adar est marqué par l’histoire d’Ester qui se déroule en exil, et qui n'a pas de rapport avec le Temple, ni avec la terre d’Israël. Pourquoi saisir l’occasion de la destruction du Temple pour parler de Pourim ?

    Une autre question pourtant devrait retenir l’attention : pourquoi dès le début du mois d’Adar faudrait-il multiplier les occasions de joie ? Ne faudrait-il pas attendre le 15 Adar, date de la fête ? Se serait-il passé quelque chose au début du mois d’Adar qui le justifierait ?  

    Que se passe-t-il au début du mois d’Adar ? La première michna du traité de Chekalim nous l’enseigne :

    Le premier Adar, on fait sonner les chekalim. 

    Rabbi Ovadia de Barténora (XVeme siècle)  commente :

    Le sanhédrin envoie dans toutes les villes d’Israël des émissaires annonçant d’emmener leurs pièces (en réalité un demi chékel) ; car au début du mois de Nissan –c'est-à-dire le mois suivant- il fallait amener les sacrifices publics des nouveaux prélèvements (…), c’est pourquoi on annonçait dès le début du mois d’Adar d’amener les chekalim.

    Dès la néoménie du mois d’Adar on prévenait qu’on allait procéder aux prélèvements pour les sacrifices publics. Dès le quinze du même mois, on déposait des comptoirs dans les villes afin de procéder au prélèvement.

    On comprend dès lors que la multiplication de la joie est liée au renouvellement des sacrifices. En fait, ce texte n’a rien à voir avec Pourim ! C’est pourquoi c’est à l’occasion de la diminution de la joie liée au mois de Av, que le talmud se remémore cette phrase célèbre. Il n’est donc pas besoin de faire un lien mystique entre le mois d’Adar et le mois d’Av pour le comprendre.  

    Notons enfin qu'Il reste une trace de ces prélèvements dans les lectures hebdomadaires : le Chabbat précédent la néoménie de Adar, on lit en plus un extrait de la Torah (Chémot 30.11-16) rappelant le prélèvement réalisé par les hébreux dans le désert en vue de la construction du tabernacle.

    Franck BENHAMOU

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  • les vêtements du Cohen Gadol: tisser du lien.

    Les vêtements du grand prêtre : tisser du lien 

    (Tétsavé chapitre 28)

    Par Franck Benhamou

    «Mais d'où vient qu'il [le sacrifiant] ne s'en rapproche [du divin] qu'en en restant à distance ? D'où vient qu'il ne communique avec le sacré qu'à travers un intermédiaire ? »
    Marcel Mauss. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice.


    On croit avoir raté la nouvelle collection en voyant les vêtements que devait porter le grand prêtre : tout n’est que luxe de détails, de couleurs, de gemmes et d’or. Qu’"on" se rassure, même il y 3000 ans ils n’étaient pas à la mode : les égyptiens sacrifiaient en simples habits de lin, affublés d’une peau de léopard alors que les grecs portaient du blanc ou du noir suivant qu’ils sacrifiaient aux dieux « d’en haut » ou « d’en bas ».

    EgyptienGrec

    Là où la sobriété et l’humilité semblaient requises pour approcher le divin, on ne trouve que grelots sonnant! Certes les simples prêtres officiaient en lin blanc, le grand prêtre lui-même abandonne son apparat le jour de Kippour pour se revêtir de lin blanc, comme un simple prêtre. Mais pourquoi une telle profusion dans les habits du grand prêtre ?

    1. Les vêtements des prêtres.
    Les simples prêtres officient avec quatre vêtements de lin blanc : une tunique, un pantalon, une ceinture et un turban.

    Habit
    Le blanc est la couleur de la cour du temple, là où se trouvait l’autel.

    Beth
    Quant aux huit vêtements du grand prêtre, ils sont à la couleur du Saint des saints : pourpre et azur.

    Cohen

    La couleur des habits semble donc indiquer les lieux où les prêtres étaient  en droit de se promener. Dans la scène du Sinaï, chacun devait rester à sa place, même si la révélation était collective :  « Et les prêtres, qui s’approchent de Dieu, se tiendront séparés [du mont Sinaï], de peur que Dieu ne les décime » (Chemot 19.22). Les vêtements sont la trace de cette séparation entre ceux qui font le culte, d’une part, et ceux qui ne le font pas. Et, même à l’intérieur du groupe de ceux qui officient, il y a lieu de distinguer ceux qui restent dans la cour et celui qui peut séjourner dans le Saint des saint. Lorsque le grand prêtre entre dans le saint des saints le jour de kippour, il y officie avec les vêtements en lin blanc : la séparation n’est plus à marquer, puisqu’il est seul dans le saint des saints.


    2. Comment Aaron, le grand prêtre, a-t-il obtenu le privlège de porter le pectoral?

    Pectoral
    Lorsque Moïse refuse de parler à Pharaon afin de libérer les hébreux, Dieu s’insurge : il sait qu’Aaron, lui, ne refusera pas. Le verset « Aaron, ton frère, le Lévy, Je sais que lui parlera, de plus il viendra à ta rencontre, et se réjouira en son coeur » (Chémot 4.14) est commenté par Rachi : « C’est pour cela qu’Aaron a eu l’honneur de porter les bijoux du pectoral ». Il s’agit de l’ensemble des douze pierres sur lesquelles étaient marqués les noms des tribus d’Israël. Le verset qui conclut la description du pectoral indique : « Et Aaron portera les noms des Bné israël sur le pectoral, sur son coeur lorsqu’il entrera dans le saint, en souvenir perpétuel devant Dieu. Tu mettras dans le pectoral les Ourim et Toumim, qui seront sur le coeur d’Aaron en venant devant Dieu. Aaron portera le ‘jugement’ des bné Israël sur son coeur devant Dieu perpétuellement. » (28.29-30). Le pectoral est le signe et le lieu de l’échange avec Dieu : Maïmonide décrit (Hil’hot Kli hamikdach 10.11) comment le pectoral permettait de s’entretenir avec Dieu, de présenter son ’jugement’, c'est à dire son cas, devant Dieu. Le pectoral représente la possibilité de s’adresser à Dieu, cette possibilité est portée par le grand prêtre dans son coeur, référence à cette générosité d’Aaron envers son frère et ses frères, qu’il défendit devant Pharaon, et même Dieu peut en témoigner ! Aaron représente ses frères auprès de Dieu, porte leurs demandes. Le pectoral vient signifier cette fonction du grand prêtre.


    3. L’éphod.

    Ephod

    La description de l’éphod (un tablier dont les bretelles portent deux pierres précieuses sur lesquelles sont aussi indiquées les noms des tribus) se conclut par : « Aaron portera leurs noms devant Dieu sur ses deux épaules comme souvenir » (28.12). Cette fois-ci le souvenir est destiné à Dieu. L’éphod est le signifiant d’Israël pour Dieu ! Si l’éphod et le pectoral ne sont pas portés lorsque le grand prêtre officie dans le saint des saints le jour de kippour, ce n’est pas qu’une marque d’humilité, mais aussi parce que personne n'a le droit d'être présent en ce lieu, il est alors vêtu d’un simple lin blanc.

    La double signification des vêtements du Cohen : à la fois marque pour Israël de la présence de son Dieu, ainsi que la marque pour Dieu de la présence de son peuple, n’a rien à voir avec les sacrifices. Leur signification est essentiellement autre.

    4. Pourquoi signifier ?
    Une question peut alors se poser : pourquoi signifier tout cela, pourquoi le marquer ? C’est qu’en réalité cette communication entre Dieu et les hommes ne se suffit pas en elle-même, elle est un lien fragile qu’il faut encourager à exister, à laquelle il faut donner une représentation. C’est le rôle des vêtements du grand prêtre…dans toute leur exubérance.
    Pour répondre à la question que Mauss soulevait on peut dire : que le lien entre les hommes et Dieu existe indépendamment du lieu des sacrifices, le Temple n’est là que pour relever un lien qui sans une mise en scène reste fragile, éternellement en construction : l'interdit de désolidariser le « pectoral » de « l’éphod » (chémot 28.28) vient marquer la brisure toujours possible du lien entre Dieu et son peuple.

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