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La place du rach'a à la table du Seder
- Le 22/03/2015
La place du « rach’a » à la table du Seder
Dans son discours, le fils mécréant -le fameux « rach’a » de la Haggada- est accusé de se séparer du « klal », de « l’ensemble » des Bné-Israël attablés en ce jour pour rappeler la sortie d’Egypte. La séparation n’est pas physique, car il est bien présent aux côtés des autres fils, elle est intellectuelle. En questionnant « que signifie pour vous ce culte ? », il témoigne de son ressenti profond : « pour vous, mais pas pour lui ». Lui-même ne se sent pas concerné par le récit, il interroge sa propre tradition familiale en adoptant un point de vue extérieur.
La réplique est cinglante : « C’est grâce à ceci que Dieu a agi pour moi quand je suis sorti d’Egypte… pour moi… et non pour lui… s’il avait été là-bas il n’aurait pas été sauvé ». Pourquoi n’aurait-il pas pu bénéficier de la délivrance ? Le Gaon de Vilna[1] répond qu’il aurait fait partie de ceux morts durant les trois jours de la plaie des ténèbres. Il fait référence au Midrash enseignant que Dieu a profité de cette plaie pour frapper les Hébreux qui désiraient rester en Egypte[2].
On serait tenté de voir dans ce Midrash la marque de l’élitisme : seuls les justes étaient destinés à partir pour recevoir la Torah, les mécréants en revanche n’avaient pas leur place dans ce voyage. Le problème de cette lecture est qu’elle s’heurte au texte du ‘Houmach comme au Midrash. Premièrement, le récit de la traversée du désert montre une population à fleur de peau, des hommes davantage préoccupés par leurs problèmes matériels immédiats que par l’application des lois de la Torah. On est loin d’une génération totalement pieuse. Deuxièmement, la tradition rabbinique admet que Moïse fut contraint de quitter l’Egypte la première fois, à cause de la dénonciation de Datan et Aviram[3]. Or ces deux personnages se retrouvent quelques années plus tard aux côtés de Kora’h dans sa tentative de révolte contre Moïse et Aharon[4]. Le Midrash admet donc implicitement que des mécréants comme ces deux hommes ont été délivrés avec le reste du peuple.
Le Netsiv de Volozhin établit une distinction importante au sujet des mécréants se trouvant en Egypte. Il y avait ceux qui refusaient de partir, et les autres[5]. Le Midrash au sujet des trois jours de ténèbres doit être compris ainsi : On peut lire dans le récit du désert que les Hébreux qui sortirent voulurent retourner à plusieurs reprises en Egypte. La motivation devait être importante pour conserver la foi malgré toutes les épreuves de ce long périple jusqu’en terre promise. Si cette motivation était déjà inexistante avant même la délivrance, comment espérer une seule seconde tenir dans le désert ? Pour sortir de l’esclavage, il faut la volonté de ne plus être esclave.
Et effectivement, d’autres mécréants espéraient sortir d’Egypte afin d’atteindre la terre d’Israël. Ils n’étaient peut-être pas enthousiastes par le principe de recevoir la Torah, mais la motivation était au rendez-vous. Ils voulaient quitter l’esclavage et décidèrent donc de suivre la masse des Hébreux accompagnant Moïse. Dieu décida de laisser partir ces personnes. N’oublions pas en effet que le repentir reste toujours possible, le don de la Torah pouvait d’ailleurs en être le déclic. D’autres paramètres tel « le mérite des pères » sont également envisageables pour expliquer cette décision divine de les délivrer[6].
Ces quelques précisions apportées, nous pouvons revenir au « rach’a » de la Haggada : S’il était en Egypte, aurait-il été délivré ? Est-il assimilable aux Hébreux refusant de sortir, ou bien aux mécréants ayant finalement décidé de suivre Moïse ? Rappelons que le « rach’a » est à la table du seder. Certes il se positionne en rebelle, mais en réalité il accepte le système puisqu’il y prend part ! Le vrai problème d’une famille juive, ce n’est pas l’enfant qui conteste les pratiques établies, c’est l’enfant qui a quitté la table familiale. Mais tant qu’il est là, la discussion reste possible.
Contrairement à ce que nous lui faisons croire, le « rach’a » de la Haggada aurait été libéré s'il avait été en Egypte. Il est semblable aux mécréants qui furent délivrés car ils suivaient le système proposé par Moïse, bien que le contestant. La réponse qu’on lui lance à la figure a pour objectif de le faire réagir. On le bouscule pour le forcer à rester à table et à se défendre. On doit susciter son indignation.
La Haggada n’est qu’un support pour lancer une réflexion sur la sortie d’Egypte, et au-delà, sur notre rapport à Dieu qui se fonde pour beaucoup sur le rappel de cette période. La discussion doit continuer, des arguments doivent être échangés. La table du « seder » la plus productive doit sûrement être celle autour de laquelle se trouve un juif révolté mais non-obtus, remettant en cause notre pratique tout en étant prêt à écouter ce que nous avons à dire. Nous aussi, nous devons prendre en compte sa remise en question de nos principes, sans chercher la réponse surfaite qui le fera taire. Sans remise en question il n’y a que carcan. Il serait donc dommage de s’en priver le soir de l’année durant lequel nous célébrons notre liberté.
[1] Dans son commentaire sur la Haggadah.
[2] Voir les commentaires de Rachi sur Exode 10, 22 et 13, 18.
[3] Voir Rachi dans son commentaire sur Exode 2, 13. Il y précise aussi que Datan et Aviram furent également ceux qui ont gardé les restes de la manne dans le désert (Exode 16, 20).
[4] Nombres 16, 1.
[5] Ha’emek Davar, commentaire sur Exode 12, 3.
[6] Le Netsiv va dans ce sens dans son commentaire op. cit.
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Iznogoud et le verre à moitié rempli
- Le 20/02/2015
- Dans Regard talmudique sur l'actualité
Iznogoud et le verre à moitié rempli
Réflexion sur notre situation actuelle à la lumière de la Méguilat Esther
Iznogoud est un personnage de bande dessinée créé en 1962 par René Gosciny. À l’époque du Califat, le Vizir du Calife Haroun-el-Poussah rêve secrètement de prendre la place de ce dernier. Il le revendique –en privé- à longueur de temps par cette célèbre formule : « Je veux être calife à la place du calife ! ». Ce qui est remarquable dans ce personnage, c’est sa faculté à être toujours frustré et en colère parce qu’il n’a pas ce qu’il veut. Il est le second du royaume, mais peu lui importe : seule la satisfaction de son désir doit le rendre heureux. C’est du moins ce qu’il pense.
Monsieur Gosciny devait être un lecteur assidu de la Bible pour présenter une telle idée. Iznogoud est un peu le Haman de notre Méguila. Il est "he’s no good" et Haman est le "racha", le "mauvais" : "he’s no good " ! Mais au-delà de cette similitude amusante, le point qui nous intéresse concerne la « mida » de Haman, son trait de caractère qui surpasse tous les autres : l’insatisfaction permanente. Il est promu en tant que second d’A’hachveroch, il est donc lui aussi une sorte de « Vizir ». Tous se prosternent devant lui, sa richesse est immense, et il pense même –à tort- que la reine Esther veut organiser un repas pour l’honorer spécifiquement… Heureux ? Que nenni ! Haman souffre car il a un gros problème dans sa vie : Mordekhaï le juif refuse de se prosterner devant lui. Il fait même part de ce souci existentiel majeur à ses amis et sa femme, qui lui servent alors officiellement de conseillers, mais officieusement de thérapeutes :
Haman leur raconta la gloire de sa fortune et le grand nombre de ses fils, et comment le roi l’avait grandi et comment il l’avait élevé au-dessus des princes et des serviteurs du roi ; et Haman ajouta : « De plus, la reine Esther n’a invité que moi avec le roi, au festin qu’elle a préparé ; et demain aussi je suis convié par elle avec le roi. Mais tout ceci ne vaut rien à mes yeux chaque fois que je vois Mordekhaï le juif assis à la porte du roi ».
(Esther 5, 11-13)
Le texte témoigne donc qu’Haman souffre du symptôme du « verre à moitié vide ». Lorsqu’un verre est rempli à moitié, on peut le voir de deux manières : à moitié vide ou à moitié plein. On a tous un peu de Haman en nous. Ce mal se ressent particulièrement en ce moment dans la communauté juive française. Nous sommes tous anxieux des évènements. Nous nous posons tous des questions. Qui depuis l’attentat de Toulouse en 2012 n’a pas eu une fois un petit pincement au cœur en amenant ses enfants à l’école ? Qui ne s’est pas surpris à penser une fois dans la Synagogue qu’un terroriste pourrait rentrer et s’en prendre aux fidèles ? Nous sommes conscients des problèmes et du danger, et en tant que responsables communautaires, nous essayons de prendre davantage de mesures pour assurer la sécurité de nos communautés.
Mais faut-il s’arrêter à ces constatations ? Car les discussions des Juifs français entre eux ne portent bien souvent que sur cela… En réalité, l’angoisse s’accompagne de signes positifs : le gouvernement français a bien pris note de nos peurs et a témoigné son désir de nous voir rester et participer au fonctionnement de la République. Ce désir s’est manifesté dans les mots, mais également dans les gestes par la protection accrue des sites juifs. J’entends ici et là des comparaisons entre l’Allemagne nazie des années 30 et notre situation aujourd’hui en France. Quelle absurdité ! A-t-on vu le gouvernement nazi faire appel à ses soldats pour protéger les lieux de cultes juifs ? Cette comparaison est aussi mensongère qu’indécente.
On peut voir le verre à moitié plein en remarquant cette belle attention du gouvernement français. On peut le voir à moitié vide en ne remarquant que l’augmentation de la menace antisémite. Personnellement je préfère simplement y voir un verre contenant de l'eau jusqu'à la moitié.
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Paracha Michpatim : le long itinéraire de l'alliance
- Le 11/02/2015
Le long itinéraire de l’alliance (paracha Michpatim)
L’alliance du mont Sinaï ne se résume pas aux dix commandements. Elle se déroule sur plusieurs chapitres dont l’unité n’est pas immédiate. Une fois que Dieu a prononcé les dix commandements, le peuple demande à Moïse de se faire leur intermédiaire avec Lui. Après avoir insisté à nouveau sur l’interdit de l’idolâtrie, Moïse donne toutes sortes de règles. Celles-ci sont données dans la sidra Michpatim, plus précisément dans Exode 21.1 à 23.20 : règles de droit civil, principalement, mais aussi sur les fêtes. Cependant le récit du déroulement de l’alliance s’interrompt à la fin du chapitre 23 par un curieux discours: celle d’un ange chargé de garder les juifs, et de les accompagner ‘vers l’endroit que Je t’ai destiné’, puis un descriptif du plan divin de conquête de la terre d’Israël. Le chapitre 24 reprend la narration : les juifs acceptent l’alliance et celle-ci est scellée par un sacrifice dont la moitié du sang est jetée sur l’autel tandis que l’autre partie sert à asperger le peuple. Moïse s’en va dans la nuée du Sinaï, où il demeure quarante jours et quarante nuits…
Comment comprendre ce déroulement ?
Dans Yoma 5b, une discussion est présentée relativement à ce chapitre 24 : selon certains, l'alliance s’est déroulée avant les dix commandements, pour d’autres, après. Quoi qu’il en soit l’ensemble des chapitres 21 à 23 succèdent aux dix commandements. Ils sont qualifiés de ‘livre de l’alliance’ (24.7). On peut se demander quel est le rapport entre des lois civiles et l'alliance divine... Déjà les dix commandements comportaient des lois de droit... Pourquoi cette alliance entre les Hébreux et Dieu, comporte-t-elle un tel volet ? Certains ont voulu percevoir dans le « droit civil juif » une dimension religieuse. Personnellement je ne l’ai pas vue, ni entrevue.
Pour comprendre en quoi ces lois font partie intégrante de l’alliance, on peut revenir sur l’affirmation de certains historiens affirmant que le code d’Hammourabi –antérieur à la Torah- possède des lois qui sont très similaires à celles de la Torah. Jean Bottero dans son livre Mésopotamie prouve que le code Hammourabi n’est pas un « code » de lois, mais la compilation de jugements du roi qui vise, en plus d’une entreprise d’auto-glorification, à montrer sa jurisprudence et l’ « esprit » qui l’anime[1].
Cette indication nous a paru intéressante. Les hébreux sortent d’Egypte, ils ont subi toutes sortes d’injustices : la loi changeait au grès des angoisses existentielles pharaoniques. Ce que Dieu promet aux juifs, ce n’est pas une nouvelle loi, mais une loi dictée par Dieu, c'est-à-dire une loi immuable. Les juifs acceptent cette loi pour une raison simple : cette loi est inamovible, elle les fait sortir de l’arbitraire du régent par le simple fait qu’elle est gravée dans la pierre, à l’image des dix commandements. Les lois civiles font partie de l’alliance, car elles satisfont le désir de justice du peuple opprimé, les lois civils sont précisément ce que les juifs avaient compris de Dieu lorsqu’il les libéra de la tyrannie égyptienne : Dieu libère par la loi ! Peut-être ne satisfait-elle pas toujours l’idéal de justice, mais c’est une loi stable, contrairement aux lois humaines toujours susceptibles d’être modifiées au grès des lobbies ou des gouvernements…à l’infini, sous prétexte de l’esprit de justice.
Dans ce contexte, notre question peut-être posée : qu’est-ce que cette curieuse histoire d’ange dont parle le texte ? Ibn Ezra affirme que le vocable ‘livre de l’alliance’ n’inclut pas cette partie. Pourquoi parler de cet ange, ici et maintenant, alors que les juifs et Dieu sont tout à leur alliance mutuelle.
Reprenons le texte, dans sa traduction du Rabbinat (Exode 23, 20-33) :
Or, j'enverrai devant toi un mandataire, chargé de veiller sur ta marche et de te conduire au lieu que je t'ai destiné. Sois circonspect à son égard et docile à sa voix; ne lui résiste point! Il ne pardonnerait pas votre rébellion, car ma divinité est en lui. Que si tu es toujours docile à sa voix, si tu accomplis toutes mes paroles, je serai l'ennemi de tes ennemis et je persécuterai tes persécuteurs. Lorsque mon mandataire, guidant tes pas, t'aura introduit chez l'Amorréen, le Héthéen, le Phérézéen, le Cananéen, le Hévéen, le Jébuséen et que je les aurai exterminés, ne te prosterne point devant leurs dieux, ne les sers point et n'imite point leurs rites; au contraire, tu dois les, renverser, tu dois briser leurs monuments. Vous servirez uniquement l'Éternel votre Dieu; et il bénira ta nourriture et ta boisson et j'écarterai tout fléau du milieu de toi. Nulle femme n'avortera, nulle ne sera stérile dans ton pays; je comblerai la mesure de tes jours. J'enverrai ma terreur devant toi et je jetterai le trouble en toute population chez qui tu pénétreras et je mettrai tous tes ennemis en fuite devant toi. Je te ferai précéder par le frelon, qui chassera le Hévéen, le Cananéen et le Héthéen de devant toi. Je ne l'expulserai pas de devant toi en une seule année , car le pays deviendrait un désert et les bêtes sauvages se multiplieraient à tes dépens: je l'expulserai de devant toi successivement, jusqu'à ce que, devenu nombreux , tu puisses occuper tout le pays. Je fixerai tes limites depuis la mer des Joncs jusqu'à la mer des Philistins et depuis le Désert jusqu'au Fleuve; car je livrerai en ta main les habitants de cette contrée et tu les chasseras de devant toi. Tu ne feras de pacte avec eux ni avec leurs divinités. Qu'ils ne subsistent point sur ton territoire! Ils te feraient prévariquer contre moi; car tu adorerais leurs divinités et ce serait pour toi un écueil."
Il semble que l’ange ait été désigné pour aider à la conquête de la terre d’Israël. On comprend que celle-ci soit un des éléments de l’alliance, mais pourquoi le faire par un intermédiaire, un ange ?
Plusieurs interprétations ont été données. Le Ralbag veut dire que l’ange dont il s’agit n’est autre que Moïse. Car le terme ange désigne un envoyé divin, et parfois les prophètes peuvent être qualifiés d’ange. La solution a le mérite de nous renvoyer à des choses connues : Moïse fait partie de l’alliance, il est le guide qui amènera le peuple vers « l’endroit que Je t’ai préparé », c'est-à-dire le lieu désigné pour le Temple. Mais l’usage du mot « ange » pour désigner Moïse semble quelque peu controuvé.
La plupart des commentateurs suivent les différentes possibilités données par le Midrash :
Pour Rachi, Dieu envoie un ange à Sa place, car connaissant la nature de l’homme, et ses penchants, il est préférable de le faire escorter par des anges dont le courroux est moins destructeur que celui de Dieu. En effet, la relation « face à face » entre les hommes et Dieu est une relation qui n’admet pas d’erreur, même si la techouva permet de restituer une relation pleine. Rachi donne un nom à cet ange : « Métatron ». Le terme grec renvoie à un officier qui devance l’armée pour mesurer l’emplacement du camp.
Rachi semble donc affirmer que Dieu se retire des juifs. En quoi désigner un remplaçant serait-il un élément de l’alliance ? Peut-être comprend-il que précisément, parce que cet ange n’est pas destructeur, il est l’assurance de la pérennité de ce peuple. Qu’est-ce qu’un ange ? Un ange est façon de désigner une force naturelle[2] ou une façon dont la prophétie se manifeste[3]. Ce que Dieu affirme ici, c’est qu’après les épisodes miraculeux de la sortie d’Egypte, on revient à un mode de gouvernement plus standard, dans lequel la main de Dieu est moins visible. En quoi est-il nécessaire d’en parler avant de conclure l’alliance ? C’est que Dieu ne se manifeste pas dans n’importe quel endroit avec l’éclat du Sinaï. Pour retrouver cet éclat, il faudra attendre l’arrivée en Israël et l’érection du Temple dans l’endroit qui lui est destiné.
Une hypothèse audacieuse serait la suivante : le mont Sinaï est le mont où Dieu se manifeste, tout comme le mont du Temple, entre temps il faut s’accommoder d’une certaine absence de « face à face », le tabernacle n’étant lui-même destiné qu’au « face à face » entre Dieu et Moïse, lieu où Dieu s’adresse à Son prophète pour donner Sa loi. Cependant, seul un endroit fixe permet aux juifs « de voir la face de Dieu ».
Nahmanide a interprété dans ce sens le « face à face » divin qui a eu lieu au mont Sinaï dans son commentaire sur Exode 20.2 où Dieu demandait aux juifs de ne pas faire d’idoles « devant Ma face ». C’est que « devant la face de Dieu », en Israël, alors que le Temple est érigé, il devient impardonnable de s’adonner à un culte qui a pour but de ne plus être « en face » de Dieu : en plus d’être ‘faux’, un culte idolâtre possède une dimension de rébellion au lieu même de Dieu. Bien sûr Dieu est partout, mais les hommes ont besoin d’endroits pour ce face à face, qui requiert une certaine mise à distance pour assumer d’être mobilisé en propre, dans sa propre ‘face’ par Dieu : dans la scène du Sinaï, chacun est mobilisé par Dieu, et ceci n’est possible qu’après une préparation, et ne peut être le lot quotidien, ne doit être le lot quotidien du juif. C'est pourquoi Rachi a voulu expliquer l'envoi de cet ange comme un substitut de Dieu, qui se serait retiré dès l'alliance conclue.
Nahmanide récuse cette interprétation : si c’était le cas pourquoi quelques chapitres plus loin, Dieu affirmerait-il à nouveau qu’un ange va se substituer à ce premier ange auprès des juifs ? Il propose une autre solution –suggérée par le Midrash- : pour lui, l’ange n’est pas le Métatron, qui agirait en l’absence de Dieu, mais c’est un ange qui est le porte parole de Dieu, son second, tel un roi qui ne s’adresse à son peuple que par un intermédiaire. Qu’est-ce que change d’être gouverné par un intermédiaire plutôt que directement par Dieu, sachant qu’il est là, tout proche ? Le chapitre, constitue alors non pas un remplacement ou une substitution mais une autre modalité de la présence de Dieu.
Le Emek Davar, interprète la lecture de Na’hamanide : pour lui l’ange dont il s’agit ici parle au nom de Dieu, il est comme son métourgeman, du nom de celui qui dit à voix haute les paroles du prince ou du roi. Comment alors comprendre dans le cadre de l’alliance une telle mise en scène? Tout se passe comme si Dieu continuait d’agir en faveur des juifs, à se mobiliser pour eux, mais ceci ne peut-être perçu qu’à travers une compréhension des hommes, qu’à condition de faire parler la loi sèche du mont Sinaï. Introduction à la loi orale et au départ de Moïse durant quarante jours et quarante nuits pour parler la loi.
La sidra touche à sa fin : « Ils contemplèrent la Divinité d'Israël. Sous ses pieds, quelque chose de semblable au brillant du saphir et de limpide comme la substance du ciel. Mais Dieu ne laissa point sévir son bras sur ces élus des enfants d'Israël et après avoir joui de la vision divine, ils mangèrent et burent. » (Exode 24, 10-11).
Rachi voit dans ces versets une critique : leur vision était prétentieuse, c’est pourquoi il était nécessaire de préciser que « Dieu ne sévit pas ». Là encore, comment comprendre dans le cadre de l’alliance ces quelques mots ? Peut-être que Rachi y voit comme un cadeau fait par Dieu en ce jour ? Mais il est possible de lire aussi comme le fait Onkelos : pour lui, il s’agit dans de montrer la joie qui accompagne la vision divine. Ils virent ce que nul ne peut voire, et rien ne leur arriva. L’alliance se finit par une vision optimiste, une relation équilibrée avec Dieu est possible.
Franck BENHAMOU
[1] Jean Bottéro. Mésopotamie, l’écriture la raison et les dieux. Le « code » de Hammurabi p.285 à 334.
[2] Guide des égarés. II §6. P67-70 dans la traduction de Munk.
[3] Guide des égarés. II §34. P 274-277.
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'Hanoukah : Juifs et Grecs
- Le 03/12/2014
- Dans 'Haguim (fêtes juives)
‘HANOUKAH : une histoire de l'opposition entre Juifs et Grecs ?
Lors de cette période de ‘Hanoukah, nous entendons parler évidemment des‘Hachmonaïm, mais aussi « des Grecs ». Plus précisément, ce furent les Séleucides qui prirent des mesures drastiques contre les Juifs, entraînant la révolte que l’on connaît.
À la mort de son père, Philippe de Macédoine, en -336, son fils Alexandre monte sur le trône. Quelques années plus tard, il soumet la côte méditerranéenne et se déploie même jusqu’en Mésopotamie et en Haute-Asie, avant de s’éteindre prématurément à l’âge de 32 ans.
En -301, l’ancien empire est partagé. L’un de ses successeurs, Ptolémée, conserve l’Egypte. Pendant plus d’un siècle, la Judée est sous la domination de ses descendants, les Ptolémées. Ces derniers se montrent aimables avec les Juifs, ils les protègent et respectent leur culture, allant même jusqu’à faire traduire la Bible en grec (la Septante). Bien que les Sages du Talmud voient d’un œil suspicieux cette traduction, on ne peut nier la bonne intention de cette civilisation envers les Juifs.
Cependant en -198, la Judée passe sous la domination des Séleucides, du nom d’un autre successeur d’Alexandre le Grand, Séleucus, qui s’empara de la Syrie et de la Mésopotamie lors du partage de l’empire. Un premier roi, Antiochus III, se montre bienveillant, laissant une large marche de manœuvre au Sanhédrin. En revanche, la situation se dégrade avec l’arrivée au pouvoir d’Antiochus IV Epiphane en -175. C’est lui qui prend les fameux décrets entraînant la révolte de Matatyas, de ses fils et de leurs partisans en -167.
Nous remarquons déjà, à l’aide de ces premières indications historiques, qu’il est erroné de parler d’une guerre des Juifs contre les Grecs. Il s’agit uniquement d’une bataille contre les Séleucides, qui eux-mêmes ne commencèrent à s’en prendre à la Torah qu’à partir d’Antiochus IV.
Mais ce n’est pas tout.
À cette époque, de nombreux juifs devenaient hellénisants, c’est-à-dire qu’ils abandonnaient la Torah pour se consacrer aux modes du moment de la culture grecque. Est-ce à dire qu’il y aurait donc une opposition entre la Torah et la culture grecque ? Là encore, une telle affirmation manquerait cruellement de précision historique. En effet, la culture grecque à l’époque d’Antiochus IV n’a rien à voir avec l’idée que l’on se fait d’une Grèce philosophe. Il s’agissait davantage d’une culture de l’esthétique que d’une culture du savoir et de la sagesse, comme cela ressort des récits rapportés dans les Livres des Macchabés et chez Flavius Josèphe.
Et pour cause, la mise en place de l’empire d’Alexandre le Grand marque une césure dans l’histoire grecque. Ce dernier était l’élève d’Aristote. Dans son ouvrage sur la cité idéale, le philosophe passe en revue divers types de régimes applicables dans une société donnée. Il considère la monarchie comme un régime quasi-utopique: « Si un citoyen a une telle supériorité de mérite (…) il ne faudra plus le regarder comme faisant partie de la cité. Il semble qu’un être de cette espèce doive être considéré comme un dieu parmi les hommes » (Pol. 3, 1284a). Pour lui, les meilleurs régimes sont la démocratie modérée ou l’oligarchie modérée. Il voit d’ailleurs le salut de la cité dans la masse civique, travailleurs et propriétaires s’impliquant autant dans la réussite économique de leur collectivité que dans sa vie politique (Pol. 6, 1317a-1318b).
Alexandre croit à l’utopie décrite par son maître au sujet de la monarchie. Il fait de cette forme de gouvernement son idéal, oubliant la comparaison entre les régimes établie par Aristote. La destinée de l’élève se scinde donc de l’enseignement du Maître. Gloires et conquêtes deviennent les maîtres-mots de son empire et des royaumes fondés par ses successeurs. Moins de deux siècles plus tard, ce n’est plus l’amour de la sagesse (philosophie) qui est mise à l’honneur chez les jeunes générations –bien qu’elle ne l’a pas toujours été comme en témoigne l’opposition des sophistes à Socrate- mais l’amour du beau.
Il n’y a donc plus rien d’Aristote chez Antochius IV Epiphane, le persécuteur des Juifs qui rêvait de devenir un second Alexandre, en prenant le contrôle d’un royaume unifié autour de la culture grecque. ‘Hanoukah est certes l’occasion de marquer le contraste entre l’obscurité et la lumière, mais il convient de garder à l’esprit que cette obscurité se traduit ici par la recherche esthétique dénuée d’âme, non par la philosophie.
Comprenons bien qu’il n’est ni question de faire l’éloge de cette discipline, ni de la stigmatiser. L’intention de ce billet est simplement d’éviter des confusions de concepts trop courantes dans les discours sur ‘Hanoukah. Quant au débat éternel entre la philosophie et la Torah, il s’agit d’un autre sujet, totalement indépendant de cette fête des lumières (On se référera à l’ouvrage de H. Infeld, La Torah et les sciences, ou mille années de controverse).
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Aller sur le mont du Temple ?
- Le 01/11/2014
Aller sur le mont du Temple ?[1]
Est-il permis à un juif d’aller sur le mont du Temple ? Les médias présentent cette question comme une divergence d’opinion entre le rabbinat israélien et certains juifs d’obédience sioniste-religieuse[2]. Les premiers interdisent de s’y rendre par crainte de fouler l’emplacement du kodesh ha-kodashim, ou « saint des saints », l’endroit du Temple de Jérusalem strictement réservé au Cohen gadol (le grand-prêtre) qui n’y avait accès que le jour de Yom-Kippour[3]. Les seconds prétendent que l’emplacement précis du kodesh ha-kodashim est connu avec certitude, et qu’il est donc permis de se rendre sur le mont du Temple, sans crainte de transgresser l’interdiction de pénétrer l’endroit sacré.
Une fois n’est pas coutume, la réalité halakhique est plus complexe, même si ce bref résumé ne saurait être qualifié de « faux ». Une première question se pose en amont : l’interdiction de visiter l’emplacement du kodesh ha-kodashim est-elle encore valable à notre époque ? Le Rambam et le Raavad sont en discussion sur ce point. Selon le premier, la sainteté d’antan perdure sur l’emplacement du Temple, mais selon son contradicteur, la sanction de « karéte » qui frappait le profane s’approchant du kodesh ha-kodashim n’est plus d’actualité après sa destruction[4]. Est-ce à dire que le mont du Temple est devenu un endroit comme un autre d’après le Raavad ? Rien n’est moins sûr, car ce dernier ne réagit pas aux propos du Rambam indiquant que l’accès au mont du Temple –en dehors de l’emplacement interdit- ne peut se faire qu’en étant imprégné d’une crainte révérencielle[5]. En transposant la discussion à notre époque, on peut dire que selon l’un comme l’autre, la venue sur le mont du Temple dans un but touristique est sans aucun doute prohibée, même s’il est certain que le groupe de touristes japonais ne s’approchera pas de l’ancienne place du kodesh ha-kodashim…
La question de l’emplacement exact se pose donc uniquement d’après le Rambam. S’il n’est pas connu des visiteurs du mont du Temple, et même si ceux-ci y viennent exclusivement dans l’intention d’y prier, cela devra être interdit car il existe un risque de fouler la place prohibée. Cependant d’après le Raavad, il sera permis de venir sur le mont du Temple à condition d’y venir pour prier et en prenant pour cela toutes les précautions nécessaires[6]. Aussi lorsque le Radbaz[7] écrit au 16ème siècle que l’emplacement du kodesh ha-kodashim est connu, cette indication peut éventuellement permettre d’autoriser la venue sur le mont du Temple en faisant bien attention à ne pas fouler l’emplacement litigieux. Néanmoins, cette tradition rapportée étant elle-même contestée[8], le doute subsiste toujours…
… Il n’en reste pas moins qu’entre l’opinion du Raavad et cette information rapportée par le Radbaz, il existe un appui halakhique aux personnes qui voudraient monter sur le mont du Temple pour y prier, d'autant plus que des recherches archéologiques ont permis de délimiter certaines places non liées au kodesh ha-kodashim. Toutefois un autre élément, non moins important que les précédents, doit encore être pris en compte : le principe de « darké Shalom », la recherche de la paix[9]. Il se trouve que le mont du Temple et la mosquée Al Aqsa sont considérés par les Musulmans comme un lieu saint de l’Islam. En a-t-il toujours été ainsi ? Laissons aux historiens spécialisés le soin de répondre à cette question… Toujours est-il que de nos jours, le lieu est considéré comme tel. Aussi les allées et venues de juifs sont-elles regardées d’un mauvais œil, perçues bien souvent comme une tentative de désacraliser l’emplacement de la mosquée.
Reprenons jusque-là : D’après une majorité de décisionnaires[10], il est formellement interdit pour les juifs d’aller sur le mont du Temple à notre époque. De plus, le fait de s’y rendre provoque de graves conflits, préjudiciables pour « la paix ». S’il en est ainsi, pourquoi certains insistent-ils tant pour s’appuyer sur les avis permissifs ? Ne feraient-ils pas mieux de s’abstenir, quitte à mettre de côté leurs convictions halakhiques dans l’intérêt de tous ?
En réalité le problème n’est pas que politique, contrairement à ce que l’on pourrait croire. La problématique de fond concerne la perception de l’histoire juive. Est-il admissible que celle-ci n’avance pas, ou alors, pas assez vite d’après certains ? On peut comprendre leur tristesse de voir que le mont du Temple, joyaux antique du judaïsme, sert aujourd’hui à abriter un autre culte, et s’en trouve quasiment interdit d’accès aux juifs… Ce désarroi rappelle celui des compagnons de R. ‘Akiba qui s’effondrèrent à la vue des ruines du Temple de Jérusalem[11]. Que fit Rabbi ‘Akiba ? Il éclata de rire. Au-delà des versets rapportés dans le Talmud pour justifier son attitude, les commentateurs s’interrogent, troublés par ce comportement atypique. Dans son développement sur ce passage, l’auteur du ‘Aroukh laNer[12] présente une idée qui apparaît profondément actuelle : la destruction du Temple n’est pas qu’une calamité. Il s’agit aussi d’une marque de bonté divine. Dieu a déversé Sa colère sur du bois et des pierres afin de préserver le peuple d’Israël. Alors Rabbi ‘Akiba rit. Nous sommes toujours là. C’est le signe que l’histoire juive continue…
…Belle réponse à ceux qui veulent aujourd’hui risquer leur vie pour rappeler le souvenir des pierres.
[1] Malgré son caractère d’actualité « brûlante », la question posée s’inscrit dans le cadre du débat d’idées. Bien que ne partageant pas celles du Rav Yehuda Glick, je lui souhaite une refoua shelema, après l’attentat dont il a été victime, acte odieux qui ne saurait en aucun cas être justifié. YG
[2] Cette affaire a fait couler beaucoup d’encre, jusqu’aux médias français. Je renvoie à cette interview du journaliste Charles Enderlin au journal Le Point, qui me semble bien résumer la perception des médias : http://www.lepoint.fr/monde/charles-enderlin-le-sionisme-religieux-a-phagocyte-toutes-les-institutions-d-israel-30-10-2014-1877232_24.php
[3] Torat Cohanim, Vaykra 16, 2. En réalité, l'emplacement du mont du Temple comporte plusieurs niveaux de "sainteté" rendant l'endroit interdit d'accès. L'entrée dans le kodesh ha-kodashim représente l'infraction la plus grave (voir Michna Kélim, chap. 1).
[4] Michné-Torah, Hilkhote Beth haBe’hira 6, 14.
[5] Ibid. 7, 2. Voir R. Ovadia Yossef, Yabia ‘Omer, Yoré Déa 26, al. 3 et 11. Lorsque le Raavad ne rajoute pas une glose en marge des propos du Rambam, c'est le signe qu'il ne s'oppose pas à son avis.
[6] Voir Ibid, al. 3.
[7] R. David Ibn Avi Zimra, 1479-1573 (Espagne/Israël) ; Shoute haRadbaz 2, 691.
[8] Voir R. Ovadia Yossef, Yabia Omer, op. cit., al. 11.
[9] Principe talmudique rapporté dans différents contextes et se fondant sur un verset du livre des Proverbes : « Tous ses chemins sont des chemins agréables et ses sentiers [des sentiers de] paix » (3, 17).
[10] Comme le note Rav ‘Ovadia Yossef dans son responsa cité supra.
[11] TB Makot 24b.
[12] R. Yaakov Ettinger, 1798-1871 (Allemagne).
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L'ambition d'Israël
- Le 16/09/2014
L’ambition d’Israël
Le Shoul’han Aroukh rapporte la coutume de consommer le soir de Roch Hachana une tête d’agneau en prononçant au préalable la formule suivante : « Que nous soyons à la tête et non à la queue » (OH 584, 2). En réalité toute tête d’animal fait l’affaire car la pratique est surtout symbolique. Il s’agit avant tout de rappeler les bénédictions de la Torah applicables à la collectivité d’Israël lorsque ses membres respectent la loi de Dieu : « L’Eternel te mettra à la tête et non à la queue, tu ne seras jamais qu’au dessus et tu ne seras pas en dessous, si du moins tu écoutes les commandements de l’Eternel ton Dieu que je te prescris aujourd’hui d’observer et d’accomplir » (Devarim 28, 13). La bénédiction s’inverse en malédiction lorsque les mitsvote sont transgressées: « L’étranger qui sera chez toi s’élèvera de plus en plus au-dessus de toi, et toi, tu descendras de plus en plus (…). C’est lui qui sera à la tête, et toi tu seras à la queue » (Devarim 28, 43-44).
Deux oppositions sont mises en évidences dans ces versets : haut/bas et tête/queue. La première est facilement compréhensible car elle rappelle une préoccupation basique de tout peuple : l’autonomie. Le maître peut se montrer bienveillant envers le serviteur, et même choisir de lui accorder des droits semblables aux siens, mais il aura toujours l’avantage de l’autonomie de décision, certains diront, de « l’autodétermination ».
La seconde opposition est plus complexe. Les nations sont comparées au corps d’un animal. Pourquoi la comparaison ne se fait-elle pas plutôt avec l’homme, le « talon » remplaçant alors la « queue » ? C’est qu’il n’est pas question une nouvelle fois d’un rapport vertical, mais plutôt d’une relation horizontale du type meneur/suiveur[1]. Quel est celui qui montre l’exemple, qui prend de facto une place de modèle par rapport à l’autre, le captivant par la luminosité qu’il renvoie ?
La réponse apportée par le texte est sans appel : Quand Israël respecte la volonté de Dieu, il devient alors le meneur, celui qui influence positivement les autres. Quand le peuple ne la respecte pas, il redevient alors un pion fondu dans la masse, suivant béatement le troupeau et sa direction qu’il ne distingue même pas.
Qu’est-il question de mener ? À quelle direction la tête sert-elle ? Nous touchons à la difficulté de cette sentence prononcée à Roch Hachana. Chacun d’entre-nous prononce la même phrase mais l’intention n’est pas la même, à l’instar de nos ambitions… Voilà qu’on nous vante les mérites « d’Israël, la seule démocratie du Moyen-Orient »… Est-ce ça l’ambition à laquelle nous aspirons : imiter des modèles politiques non-inspirés de la Torah en s’imaginant ainsi « à la tête » ? Ou bien faut-il chercher du côté du développement des nouvelles technologies, dont certains se servent pour attirer les juifs de Diaspora vers le nouvel Eldorado ? Devons-nous irrémédiablement reproduire la schizophrénie des Hébreux en Egypte qui tenaient à conserver leur spécificité par le nom, l’habillement et la langue (Vayikra Rabba 32, 4) tout en ayant mis fin à la pratique de la brith-mila « pour faire comme les Egyptiens » (Chemote Rabba 1, 8) ? Il est incohérent d’imiter l’autre tout en affirmant sa particularité, mais plus encore, il est présomptueux de vouloir être le meneur de celui que l’on copie.
La tête est le centre de l’intelligence. La Torah témoigne qu’en fonction de l’attitude d’Israël, ce centre peut se déplacer. Les versets admettent que les véritables meneurs intellectuels peuvent porter en étendard une philosophie totalement déconnectée de l’intelligence de nos lois. Le juif peut bien siéger à l’Académie française, le savoir talmudique n’en reste pas moins perçu comme un joyeux folklore ou un odieux obscurantisme.
Le souhait inverse est celui que nous formulons à Roch Hachana. Il n’est en aucun cas subjectif. L’ambition recherchée n’est pas individuelle. En ce jour nous ne recherchons ni la tête des renards, ni même celle des lions, pourtant exaltée en d’autres circonstances (Avot 4, 15).
Dans son Sheer Israël, le Netsiv de Volozhin[2] oppose l’attitude assimilatrice des hébreux en Egypte à celle d’Abraham, à la fois séparé des autres et tourné vers eux ; non dans une attitude de plagiat, mais dans une posture de diffusion altruiste. La coutume rapportée par le Shoul’han Aroukh veut que la tête à priori utilisée soit celle d’un bélier, en souvenir de la ligature d’Itz’hak… C’est qu’à ce moment Abraham se fit pour le monde l’intermédiaire d’un message nouveau sur le rapport à Dieu. À la manière de la tête qui transmet des informations au reste du corps, il diffusa une croyance lumineuse tout autour de lui. En ce sens, Israël est le digne descendant d’Abraham… Du moins tel est le souhait que nous émettons à Roch Hachana.
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Shimshone et le conflit israélo-palestinien
- Le 17/07/2014
- Dans Regard talmudique sur l'actualité
Shimshone, le conflit israélo-palestinien, et ses répercussions en France
Comme beaucoup de juifs français, je suis les informations concernant le conflit israélo-palestinien avec un œil inquiet. Ma principale inquiétude concerne son importation en France et le malaise qui parcourt la communauté juive française. Mais au-delà de ce sentiment, je suis particulièrement interpellé par les informations contradictoires circulant dans les différents médias. En discutant avec des juifs français, je m’aperçois que la majorité considère les médias nationaux, voire la France elle-même, comme anti-israélienne et pro-‘Hamas. Or, lorsque je discute avec des français d’origine arabe, je m’aperçois qu’ils accusent les mêmes médias nationaux d’être pro-israéliens.
Mon objectif n’est pas de déterminer « la vérité », d’une part car je suis conscient que « ma vérité » n’intéresse pas le lecteur qui a la sienne propre ; et d’autre part car ce blog n’est pas un support journalistique, mais un moyen de diffuser l’étude de la Torah. Je vous propose donc d’aborder ce sujet à l’aide d’une réflexion sur un passage du livre des Juges.
Le Livre des Juges (sefer Shofetim) suit le livre de Josué (sefer Yeochoua), faisant lui-même suite au Pentateuque (‘Houmash). Il y est question d’une période historique trouble. Les Bné-Israël étaient dans leur terre, mais ils s’y faisaient dominer par les nations environnantes, car ils ne servaient pas convenablement Dieu. Régulièrement, un élan de repentir les prenait, et Dieu envoyait alors un Juge (Shofet), c’est-à-dire en l’espèce, un dirigeant capable de maintenir sa population dans une autonomie plus ou moins absolue.
Shimshone est l’un de ces dirigeants. Le personnage est énigmatique. Bien que consacré à Dieu dès sa naissance, sa première volonté d’adulte est d’épouser une jolie femme philistine. Or, les Philistins étaient alors la puissance occupante en terre d’Israël. Certes, le Radak[1] précise et argumente que cette femme fut convertie avant son mariage avec Shimshon[2], et le Metsoudate David[3] montre par une lecture serrée des versets qu’elle fut choisie notamment en raison de son intelligence[4]. Toutefois le fait surprend. Ses parents sont d’ailleurs les premiers surpris, mais le suspense s’arrête avec l’affirmation du texte lui-même : « Or, ses parents ne savaient pas que cela venait de Dieu, et qu’il cherchait une occasion de nuire aux Philistins qui dominaient alors sur Israël » (14, 4).
Le Metsoudate David explique qu’une frappe de Shimshone sur les positions philistines aurait entraîné des représailles sur les Bné-Israël. Il cherchait donc à les provoquer pour les frapper en raison d’un prétexte personnel qui n’impliquerait pas son peuple. C’est effectivement ce qu’il ne tarde pas à faire. Pendant les jours de festins suivant ses noces, il lance une devinette à ses hôtes philistins avec un enjeu financier à la clef. Lui-seul connaît la réponse et les autres le comprennent. Ils menacent sa nouvelle épouse de représailles si elle ne leur transmet pas la réponse. Cette dernière interroge donc Shimshone avec insistance. Finalement le secret est lâché et les hôtes répondent donc correctement à sa devinette. Il se met alors dans un semblant de colère et déclare : « Si vous n’aviez pas labouré ma génisse, vous n’auriez pas deviné mon énigme » (14, 18). L’interprétation du Ralbag[5] semble la plus évidente : il accuse les hommes présents au festin, ou au moins l’un d’entre eux, d’avoir eu une relation sexuelle avec sa femme. Il profite donc de cette colère feinte pour massacrer trente philistins.
Après avoir quitté cette femme quelque-temps, il revient finalement vers la maison de son père, où il apprend qu’elle est désormais mariée à un autre homme. Criant à la trahison, il met le feu aux champs des Philistins. Lorsque ces derniers apprennent la raison de cette dernière attaque, ils s’en prennent à la femme et à son père qu’ils brûlèrent. Shimchone intervient après cela pour s’en prendre de nouveau à eux. Avant de procéder à un autre massacre contre les Philistins il se justifie : « Puisque vous agissez de la sorte, il faut que je me venge sur vous-mêmes, et alors je serai tranquille » (15, 7). Le Radak explique qu’il leur reprochait en réalité de ne pas s’être opposés à priori au remariage de celle qui était encore son épouse. Leur vengeance après coup n’était pas liée à son honneur, mais à la colère ressentie au sujet des dommages causés sur leurs champs.
L’histoire de Shimshone ne s’arrête pas là. Il nous semble toutefois que ce passage que nous venons de cerner constitue un tout dissociable du reste du récit et porteur de messages spécifiques. Imaginons maintenant un instant, dans l’esprit du Midrash, qu’un tribunal ait été saisi après ces faits. Quelles auraient été les réactions des parties ?
Philistins : Shimshone a commis des massacres chez nous.
Shimshone : J’ai simplement réagi à leur crime d’avoir laissé mon épouse se remarier alors que nous n’étions pas divorcés.
Philistins : Si nous n’avons rien dit, c’est que Shimshone était alors parti après avoir massacré trente hommes de chez nous.Shimshone : Si j’ai tué ces hommes, c’est que l’un d’entre eux a eu une relation sexuelle avec mon épouse sous la contrainte, et personne d’entre eux ne l’en a empêché.
Philistins : C’est un mensonge ! Il n’y a jamais eu une telle relation.
Shimshone : Même s’ils disent qu’il n’y en a pas eu, il n’en reste pas moins qu’ils m’avaient alors volé en répondant correctement à ma devinette, après avoir extorqué la réponse à mon épouse.
Philistins : Si nous avons agi ainsi, c’est qu’il a volontairement posé une question à laquelle lui-seul connaissait la réponse. En réalité, il n’est venu depuis le début que pour nous frapper, et tous ses prétextes sont fallacieux.
Shimshon : Aurais-je dû frapper les Philistins directement, et ainsi risquer leur vindicte sur mon peuple ? N’oublions pas qu’ils nous dominent. Puisqu’ils sont en position de force, il était de mon droit d’user de supercherie pour les attaquer.Qu’aurait répondu le juge siégeant dans le tribunal ? La réponse est évidente, car le tribunal n’est autre que Dieu, et Son esprit se pose sur Shimshone à chaque nouvelle attaque contre les Philistins[6]. En revanche, si l’inspiration divine n’était pas mentionnée du tout, la réponse aurait été beaucoup plus difficile à trouver. Chacun est persuadé d’avoir raison, et effectivement, chaque critique de Shimshone et des Philistins apparaît légitime.
Il n’est pas chose aisée d’avoir du recul pour les protagonistes des conflits. Même avec du recul et un sens de la nuance affirmé, le vrai philosophe ne saurait taire sa vertu et ne pas répondre aux coups portés. Le lecteur aura compris le parallèle avec le conflit israélo-palestinien. On ne peut pas toujours demander aux parties de philosopher sur les événements, mais on peut certainement agir sur les mentalités des communautés qui les vivent indirectement. Nous avons la chance de bénéficier d’une sérénité suffisante. Profitons-en pour réfléchir aux meilleurs moyens de la conserver en évitant tout conflit et toute haine, aussi inutiles qu’improductives.
Yona GHERTMAN
[1] R. David Kim’hi, Narbonne 1160-1235 ; grammairien et commentateur de la Bible.
[2] Dans son commentaire sur Juges 13, 4. Voir dans le même esprit Rambam, Issouré Bia 13, 17.
[3] R. David et R. Yehiel b. David Altschuller, Europe de l’Est, 18ème siècle ; commentateurs bibliques.
[4] Dans son commentaire sur Juges 14, 7.
[5] R. Levi ben Guerchom (Gersonide), Bagnols, France, 1238-1344 ; commentateur biblique et philosophe.
[6] Le verset témoigne que Shimshone est « saisi de l’esprit de Dieu » lorsqu’il attaque les Philistins (cf. Juges 14, 19).
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Pourquoi rester ?
- Le 08/06/2014
- Dans Regard talmudique sur l'actualité
Pourquoi rester ?
Les événements récents ne vont pas pour rassurer la communauté juive française. La montée de l’extrême droite en Europe, mais également la crainte des attaques terroristes et des actes antisémites font que beaucoup pensent à quitter le navire tricolore. Pendant que ces derniers rêvent de la alyah, voire la concrétisent, d’autres espèrent que les choses vont s’arranger et qu’ils pourront rester dans ce pays où ils se trouvent à leur aise.
Mais pourquoi rester ? Quelles sont les motivations des quelques irréductibles qui ne voient pas dans le départ une délivrance, mais au contraire le redoutent profondément ?
En guise de réflexion sur le sujet, nous proposons d’examiner l’attitude de Ythro, beau-père de Moïse, telle que rapportée dans le Livre des Nombres (ch. 10) :
Après avoir accompagné les Hébreux dans le désert pendant un moment, Moïse demande à son beau-père de les suivre en terre d’Israël. La réponse de ce dernier est catégorique : « Je n’irai pas. Je n’irai que vers ma terre et le lieu de ma naissance » (v. 30). Puisque Ythro reconnaît la grandeur de Dieu et accepte la mission confiée au peuple d’Israël, pourquoi refuse-t-il ainsi de le suivre vers la « terre promise » ? Plusieurs réponses sont apportées par les commentateurs, tentant notamment de comprendre la répétition apparente dans son discours : « (…) vers ma terre et le lieu de ma naissance ».
Rachi explique : « Par rapport à mes biens, et par rapport à ma famille ». Le rapport à la propriété apparaît comme la première préoccupation. Il est dur de tout quitter, de tirer un trait sur ses possessions ou sur son compte en banque. Rien ne dit qu’il sera possible de «se reconstruire » ailleurs. Cependant cette motivation matérielle s’accompagne d’une autre motivation plus noble : « la famille ». Le Sifté ‘hakhamim précise qu’Ythro désirait rentrer dans son pays natal pour convaincre ses proches de l’importance de la Torah, pour diffuser la lumière découverte aux côtés de son gendre dans le désert.
Pour Ibn Ezra, Ythro déclare : « J’habite là-bas aujourd’hui et j’y suis né ». Il existe un attachement pour notre terre natale, qui nous renvoie aux souvenirs de notre enfance et au-delà. Qui plus est, il s’agit de l’endroit dans lequel nous évoluons. Changer ses habitudes est quelque-chose de délicat, peut-être même de non-naturel. Il s’agissait certes de la démarche d’Abraham, mais celle-ci sortait justement d’une logique existentielle classique. On pourrait même avancer que la démarche du Patriarche reflète un idéal, alors que celle d’Ythro reflète davantage la réalité pratique. Notons cependant que cette réflexion concerne celui qui se sent à son aise chez lui. Or beaucoup ne se trouvent pas dans leur vie quotidienne, et sous prétexte de reproduire le cheminement d’Abraham, procèdent en fait à une simple fuite.
Enfin pour le Sforno, il convient d’établir une distinction entre les anciennes et les nouvelles générations. « Ma vieillesse ne pourrait pas supporter l’air d’une autre terre et une autre alimentation » dirait Ythro à Moïse. Plus l’âge avance plus le besoin de sédentarisation se fait sentir. La jeunesse rêve d’aventure, elle est davantage nomade, l’absence de biens et de souvenirs accumulés y aidant…
Nous pensons que ces différentes explications sont complémentaires. Il y a dans la décision de rester une part d’idéalisme (propager et diffuser la Torah autour de nous)[1], une part de pragmatisme (les affaires courantes paraissent plus faciles ici), et une part de fatalisme (on ne peut pas partir).
Tout ceci varie évidemment d’une personne à une autre et d’autres paramètres, notamment politiques, peuvent rentrer en compte. En ce qui nous concerne, il nous semble qu’on ne peut pas avancer correctement si on essaye de marcher en gardant un pied dans une valise. Alors nous continuons à bâtir notre avenir et l’avenir de nos enfants là où nous sommes, tout en étant conscients des leçons de l’Histoire, qui ont donné au concept du « juif errant » une réalité de toutes les époques.
[1] Cette motivation n’est pas la seule pouvant être considérée comme positive. Avant la diffusion de la Torah, son étude elle-même nécessite de rester dans son lieu d’habitation. On pense ainsi à Ezra, qui selon la tradition rabbinique, ne partit de Babel vers Jérusalem pour participer à la construction du second Temple, qu’après la mort de son maître (TB Meguila 16b ; Chir haChirim Rabba 5, 5).