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  • Kédoucha : Deux approches, une question.

    • Le 07/05/2015

    Saint episode partie 55zc1 2n6p2m

    « Parle à toute la communauté des enfants d'Israël et dis-leur: Soyez saints! Car Je suis saint, moi l'Éternel, votre Dieu » (Vayikra 19.2)

    Il y a deux types de lectures du premier verset de la paracha "Kédochim" :

    Rachi[1] n’y voit en fait que la conclusion de la fin de la section précédente. Pour lui, pas de nouveau contenu dans ce premier verset, juste un abord un peu plus ‘moral’ des interdits sexuels. Maïmonide[2] aussi, ne voit rien d’autre dans ce verset qu’une vague invective à la pratique des commandements. Ces deux commentateurs ne lisent pas plus dans ce verset que les contenus légaux de la Torah, c'est-à-dire, ceux qui s’imposent avec égalité à tous.

    Pourtant Nahmanide[3] va trouver dans ce verset un écho à l’injonction des sages « Sanctifie-toi, par ce qui t’es permis »[4]. Pour lui, la sainteté est d’un autre registre que celui des commandements : plus précisément « être saint » excède la pratique des commandements. Il s’en suit alors une injonction à se tenir loin de l’interdit, l'impératif d'un comportement supplémentaire à celui imposé par la loi.

    Deux voies se distinguent : pour les uns la loi est le contenu pratique de la sainteté, pour l’autre, la loi ne produit pas de sainteté particulière, mais la sainteté est autre chose que la pratique des commandements, comme une branche autonome, c'est-à-dire non commandée.

    Le mot kédoucha qu’on traduit pompeusement pas ‘sainteté’, signifie ‘séparé’.  De quelle séparation s’agit-il dans ce verset ?

    Pour Maïmonide ou Rachi, cette séparation est acquise par l’accomplissement des commandements. Cela peut concerner toutes les mitsvot (Maïmonide) ou seulement celles relatives aux interdits sexuels (Rachi). Mais inutile de chercher une autre séparation pour ces auteurs.

    Pour Na’hmanide, cette séparation ne concerne pas du tout les commandements déjà ordonnés par la Torah. Elle vise à encourager l’homme  à ‘en faire plus’ : chaque homme est convié à prendre des dispositions supplémentaires dans un but religieux, à s’investir personnellement dans les commandements qui lui semblent importants ou qui lui parlent. 

    Mais selon ces deux optiques, c’est la fin du verset qui pose problème : « car Moi, Je suis saint », c'est-à-dire distingué. Quelle est l’utilité de la fin de ce verset ? Que l’on comprenne comme Maïmonide, Rachi ou Na’hmanide, la ‘sainteté’ divine est-elle comparable à celle des hommes ? Dieu se distingue des hommes de façon radicale, mais en quoi cette distinction nous apprend-t-elle à nous distinguer ? En quoi cette distinction oriente-t-elle la compréhension du verset ? Si l’on comprend que cette distinction est le fait même de l’accomplissement des commandements, Dieu n’y est pourtant pas soumis  pour qu’on puisse s’en inspirer ? À plus forte raison la question se pose-t-elle, si cette la distinction ici pointée est relative au comportement sexuel ! Si l’on suit la démarche de Na’hmanide, «en faire plus » crée de la distinction entre les hommes, mais en quoi Dieu « pourrait-Il en faire » plus ? Il n’est pas soumis à la loi ! De qui se distinguerait-Il, de quoi se distingue-t-Il, et comment le fait-il ? Autant de questions laissées en suspens par les commentateurs classiques.

    Franck Benhamou


    [1] Sur Vayikra 19.2 

    [2] Introduction au Séfer Hamitsvot, principe 4.

    [3] Commentaire sur Vayikra 19.2

    [4]  Yévamot 20a 

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  • Impromptu- Du questionnement de la Haggada

    • Le 31/03/2015

    Impromptu

     

                                                                                            Head stegreifreden en  

    « Ce soir là tout le monde devra se montrer comme s’il était sorti lui-même d’Egypte »[i]. Tel est le texte de la Haggada reçu par Maïmonide. Selon lui il faut donc jouer, simuler. Simuler un évènement non vécu ? On frise la supercherie ou le théâtre… Théâtre vivant ou chacun mime pour l’autre ce qu’il ne peut lui-même assumer ? Supercherie que l’on se lègue de génération en génération ? C’est ce qui se passe lorsqu’on voit dans la Haggada une leçon d’histoire, qui ne mérite au plus que quelques lignes dans le grand livre des histoires que les hommes se racontent pour se donner un passé.  Les haggadot ne retiennent pas la leçon maïmonidienne, elles lui préfèrent la version suivante : « Ce soir là, tout le monde se considérera comme sorti d’Egypte »[ii]. Simple fiction ? Les fictions que l’homme se donne varient à l’infini. Pourquoi celle-là plus qu’une autre ?

    Ce soir là on devait faire un sacrifice, que l’on devait consommer en racontant l’histoire de la sortie miraculeuse[iii]. Ce sacrifice ne pouvait pas être réalisé par deux types de personnes[iv] : les rebelles (« Ceux qui se sont rendus étrangers aux yeux de Dieu », explicite Rachi sur ce verset) et ceux qui ne sont pas circoncis (même pour raison médicale). Ce soir là – à table- n’y a-t-il que de la complicité ?  Seuls les bons élèves et les biens nés seraient-ils admis à table ? On sait pourtant que l’enfant rebelle aussi était là, comme le rappelle le texte[v].

     Plutôt que de lire de la discrimination, pourquoi ne pas plutôt voir ces critères comme signe que l’on assume par son esprit et son corps le récit pascal ?

    En effet le verset parle d’un homme qui refuse de pratiquer les commandements, l’enfant de la Haggada est à table, ne serait-ce qu’à titre de rebelle : questionner, même de façon méprisante, n’implique pas un rejet définitif de la pratique, mais uniquement que ce récit est pour lui trop lourd à porter, qu’il ne lui parle pas, à lui qui est encore-là pour manger le sacrifice pascal.

    Mais, pour nous, les derniers venus, qu’est-ce qu’assumer une histoire vieille de 3000 ans ? Une simple vision de l’esprit ?

    C’est que la narration biblique se joue elle aussi de l’histoire, elle jalonne son récit d’anachronismes qui rappellent que le récit n’est qu’un prétexte pour introduire une pratique dont la signification ne jaillit que dés-historicisée et déterritorialisée. Pessa’h n’est pas une soirée que pour les enfants réels ou imaginaires.

    De nombreux indices concourent à cette vision. Les sages s’interrogent par exemple sur la légitimité de manger des matsot en exil, poussant le lecteur à se rendre compte que la signification de la fête n’a que peu à faire avec une libération matérielle. Ou ce verset affirmant avant la sortie qu’on mangera des matsot car « J’ai fait sortir » (au passé) les enfants d’Israël, alors qu’ils n’étaient pas encore sortis[vi]. Ou encore des justifications contradictoires pour la consommation des pains azymes : « Car ils n’ont pas pu faire lever leur pâte en sortant d’Egypte »[vii], alors que Dieu, avant même la sortie d’Egypte avait ordonné de fêter la fête des azymes[viii]. Ou enfin justifier cette consommation par la rapidité de la sortie.

    Le texte se joue du lecteur inattentif pour le cantonner à une lecture factuelle.

    Alors ? Que sont ces matsot dont le signifiant a précédé le signifié ?

    Ce qu’il s’agit de signifier ici, c’est avant tout sa capacité à s’étonner.

    La fermentation est une transformation lente. Faire du pain azyme, c’est interrompre le cours ‘naturel’, le développement harmonieux des civilisations dont l’existence après les périodes révolutionnaires ne repose que sur l’encagement des individus, bureau ou usine.

    Le cours harmonieux, c’est avant tout celui du discours parental qui n’attend ce soir là que de délivrer son ‘savoir’ ;  or le fils interrompt, par ses questions intempestives. Et si l’enfant ne le fait pas, ce sont les parents qui sont chargés d’interrompre l’enfant[ix], non seulement par des questions, mais aussi en subtilisant la matsa[x], voire en la lui enlevant des mains[xi]

    Trois interruptions au cours naturel de l’histoire se sont faîtes entendre ce jour là, trois[xii] interruptions regroupées sous le vocable de « ‘hipazone » : rapidité. Les maitres ont voulu jeter leurs esclaves, gageons qu’ils devaient eux-mêmes être surpris de leur geste, qu’ils ont rapidement regretté. Les juifs ont été surpris de la soudaineté de la délivrance. Dieu Lui-même a été surpris de son geste, car les actes des Hébreux ne justifiaient pas une telle intervention.

    Peut-être que plus concrètement on peut comprendre l’obligation de se montrer comme si nous-mêmes étions sortis d’Egypte, en prenant la posture de l’étonnement face à ce texte qui n’attend que d’être interrompu !  

     

    Franck Benhamou



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  • La place du rach'a à la table du Seder

    • Le 22/03/2015

    La place du « rach’a » à la table du Seder

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    Dans son discours, le fils mécréant -le fameux « rach’a » de la Haggada- est accusé de se séparer du « klal », de « l’ensemble » des Bné-Israël attablés en ce jour pour rappeler la sortie d’Egypte. La séparation n’est pas physique, car il est bien présent aux côtés des autres fils, elle est intellectuelle. En questionnant « que signifie pour vous ce culte ? », il témoigne de son ressenti profond : « pour vous, mais pas pour lui ». Lui-même ne se sent pas concerné par le récit, il interroge sa propre tradition familiale en adoptant un point de vue extérieur.

    La réplique est cinglante : « C’est grâce à ceci que Dieu a agi pour moi quand je suis sorti d’Egypte… pour moi… et non pour lui… s’il avait été là-bas il n’aurait pas été sauvé ». Pourquoi n’aurait-il pas pu bénéficier de la délivrance ? Le Gaon de Vilna[1] répond qu’il aurait fait partie de ceux morts durant les trois jours de la plaie des ténèbres. Il fait référence au Midrash enseignant que Dieu a profité de cette plaie pour frapper les Hébreux qui désiraient rester en Egypte[2].

    On serait tenté de voir dans ce Midrash la marque de l’élitisme : seuls les justes étaient destinés à partir pour recevoir la Torah, les mécréants en revanche n’avaient pas leur place dans ce voyage. Le problème de cette lecture est qu’elle s’heurte au texte du ‘Houmach comme au Midrash. Premièrement, le récit de la traversée du désert  montre une population à fleur de peau, des hommes davantage préoccupés par leurs problèmes matériels immédiats que par l’application des lois de la Torah. On est loin d’une génération totalement pieuse. Deuxièmement, la tradition rabbinique admet que Moïse fut contraint de quitter l’Egypte la première fois, à cause de la dénonciation de Datan et Aviram[3]. Or ces deux personnages se retrouvent quelques années plus tard aux côtés de Kora’h dans sa tentative de révolte contre Moïse et Aharon[4]. Le Midrash admet donc implicitement que des mécréants comme ces deux hommes ont été délivrés avec le reste du peuple.

    Le Netsiv de Volozhin établit une distinction importante au sujet des mécréants se trouvant en Egypte. Il y avait ceux qui refusaient de partir, et les autres[5]. Le Midrash au sujet des trois jours de ténèbres doit être compris ainsi : On peut lire dans le récit du désert que les Hébreux qui sortirent voulurent retourner à plusieurs reprises en Egypte. La motivation devait être importante pour conserver la foi malgré toutes les épreuves de ce long périple jusqu’en terre promise. Si cette motivation était déjà inexistante avant même la délivrance, comment espérer une seule seconde tenir dans le désert ? Pour sortir de l’esclavage, il faut la volonté de ne plus être esclave.

    Et effectivement, d’autres mécréants espéraient sortir d’Egypte afin d’atteindre la terre d’Israël. Ils n’étaient peut-être pas enthousiastes par le principe de recevoir la Torah, mais la motivation était au rendez-vous. Ils voulaient quitter l’esclavage et décidèrent donc de suivre la masse des Hébreux accompagnant Moïse. Dieu décida de laisser partir ces personnes. N’oublions pas en effet que le repentir reste toujours possible, le don de la Torah pouvait d’ailleurs en être le déclic. D’autres paramètres tel « le mérite des pères » sont également envisageables pour expliquer cette décision divine de les délivrer[6].

    Ces quelques précisions apportées, nous pouvons revenir au « rach’a » de la Haggada : S’il était en Egypte, aurait-il été délivré ? Est-il assimilable aux Hébreux refusant de sortir, ou bien aux mécréants ayant finalement décidé de suivre Moïse ? Rappelons que le « rach’a » est à la table du seder. Certes il se positionne en rebelle, mais en réalité il accepte le système puisqu’il y prend part ! Le vrai problème d’une famille juive, ce n’est pas l’enfant qui conteste les pratiques établies, c’est l’enfant qui a quitté la table familiale. Mais tant qu’il est là, la discussion reste possible.

    Contrairement à ce que nous lui faisons croire, le « rach’a » de la Haggada aurait été libéré s'il avait été en Egypte. Il est semblable aux mécréants qui furent délivrés car ils suivaient le système proposé par Moïse, bien que le contestant. La réponse qu’on lui lance à la figure a pour objectif de le faire réagir. On le bouscule pour le forcer à rester à table et à se défendre. On doit susciter son indignation. 

     La Haggada n’est qu’un support pour lancer une réflexion sur la sortie d’Egypte, et au-delà, sur notre rapport à Dieu qui se fonde pour beaucoup sur le rappel de cette période. La discussion doit continuer, des arguments doivent être échangés. La table du « seder » la plus productive doit sûrement être celle autour de laquelle se trouve un juif révolté mais non-obtus, remettant en cause notre pratique tout en étant prêt à écouter ce que nous avons à dire. Nous aussi, nous devons prendre en compte sa remise en question de nos principes, sans chercher la réponse surfaite qui le fera taire. Sans remise en question il n’y a que carcan. Il serait donc dommage de s’en priver le soir de l’année durant lequel nous célébrons notre liberté.

     

    Yona GHERTMAN

     

     



    [1] Dans son commentaire sur la Haggadah.

    [2] Voir les commentaires de Rachi sur Exode 10, 22 et 13, 18.

    [3] Voir Rachi dans son commentaire sur Exode 2, 13. Il y précise aussi que Datan et Aviram furent également ceux qui ont gardé les restes de la manne dans le désert (Exode 16, 20).

    [4] Nombres 16, 1.

    [5] Ha’emek Davar, commentaire sur Exode 12, 3.

    [6] Le Netsiv va dans ce sens dans son commentaire op. cit.

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  • Iznogoud et le verre à moitié rempli

    Iznogoud et le verre à moitié rempli

    Réflexion sur notre situation actuelle à la lumière de la Méguilat Esther

    Iznogoud

     

    Iznogoud est un personnage de bande dessinée créé en 1962 par René Gosciny. À l’époque du Califat, le Vizir du Calife Haroun-el-Poussah rêve secrètement de prendre la place de ce dernier. Il le revendique –en privé- à longueur de temps par cette célèbre formule : « Je veux être calife à la place du calife ! ». Ce qui est remarquable dans ce personnage, c’est sa faculté à être toujours frustré et en colère parce qu’il n’a pas ce qu’il veut. Il est le second du royaume, mais peu lui importe : seule la satisfaction de son désir doit le rendre heureux. C’est du moins ce qu’il pense.

    Monsieur Gosciny devait être un lecteur assidu de la Bible pour présenter une telle idée. Iznogoud est un peu le Haman de notre Méguila. Il est "he’s no good" et Haman est le "racha", le "mauvais" : "he’s no good " ! Mais au-delà de cette similitude amusante, le point qui nous intéresse concerne la « mida » de Haman, son trait de caractère qui surpasse tous les autres : l’insatisfaction permanente. Il est promu en tant que second d’A’hachveroch,  il est donc lui aussi une sorte de « Vizir ». Tous se prosternent devant lui, sa richesse est immense, et il pense même –à tort- que la reine Esther veut organiser un repas pour l’honorer spécifiquement… Heureux ? Que nenni ! Haman souffre car il a un gros problème dans sa vie : Mordekhaï le juif refuse de se prosterner devant lui. Il fait même part de ce souci existentiel majeur à ses amis et sa femme, qui lui servent alors officiellement de conseillers,  mais officieusement de thérapeutes :

    Haman leur raconta la gloire de sa fortune et le grand nombre de ses fils, et comment le roi l’avait grandi et comment il l’avait élevé au-dessus des princes et des serviteurs du roi ; et Haman ajouta : « De plus, la reine Esther n’a invité que moi avec le roi, au festin qu’elle a préparé ; et demain aussi je suis convié par elle avec le roi. Mais tout ceci ne vaut rien à mes yeux chaque fois que je vois Mordekhaï le juif assis à la porte du roi ».

    (Esther 5, 11-13)

    Le texte témoigne donc qu’Haman souffre du symptôme du « verre à moitié vide ». Lorsqu’un verre est rempli à moitié, on peut le voir de deux manières : à moitié vide ou à moitié plein. On a tous un peu de Haman en nous. Ce mal se ressent particulièrement en ce moment dans la communauté juive française. Nous sommes tous anxieux des évènements. Nous nous posons tous des questions. Qui depuis l’attentat de Toulouse en 2012 n’a pas eu une fois un petit pincement au cœur en amenant ses enfants à l’école ? Qui ne s’est pas surpris à penser une fois dans la Synagogue qu’un terroriste pourrait rentrer et s’en prendre aux fidèles ? Nous sommes conscients des problèmes et du danger, et en tant que responsables communautaires, nous essayons de prendre davantage de mesures pour assurer la sécurité de nos communautés.

    Mais faut-il s’arrêter à ces constatations ? Car les discussions des Juifs français entre eux ne portent bien souvent que sur cela… En réalité, l’angoisse s’accompagne de signes positifs : le gouvernement français a bien pris note de nos peurs et a témoigné son désir de nous voir rester et participer au fonctionnement de la République. Ce désir s’est manifesté dans les mots, mais également dans les gestes par la protection accrue des sites juifs.  J’entends ici et là des comparaisons entre l’Allemagne nazie des années 30 et notre situation aujourd’hui en France. Quelle absurdité ! A-t-on vu le gouvernement nazi faire appel à ses soldats pour protéger les lieux de cultes juifs ? Cette comparaison est aussi mensongère qu’indécente.

    On peut voir le verre à moitié plein en remarquant cette belle attention du gouvernement français. On peut le voir à moitié vide en ne remarquant que l’augmentation de la menace antisémite. Personnellement je préfère simplement y voir un verre contenant de l'eau jusqu'à la moitié.

    Yona GHERTMAN

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  • Paracha Michpatim : le long itinéraire de l'alliance

    • Le 11/02/2015

     

    Le long itinéraire de l’alliance (paracha Michpatim)

    Mont

     

    L’alliance du mont Sinaï ne se résume pas aux dix commandements. Elle se déroule sur plusieurs chapitres dont l’unité n’est pas immédiate. Une fois que Dieu a prononcé les dix commandements, le peuple demande à Moïse de se faire leur intermédiaire avec Lui. Après avoir insisté à nouveau sur l’interdit de l’idolâtrie, Moïse donne toutes sortes de règles. Celles-ci sont données dans la sidra Michpatim, plus précisément dans Exode 21.1 à 23.20 : règles de droit civil, principalement, mais aussi sur les fêtes. Cependant le récit du déroulement de l’alliance s’interrompt à la fin du chapitre 23 par un curieux discours: celle d’un ange chargé de garder les juifs, et de les accompagner ‘vers l’endroit que Je t’ai destiné’, puis un descriptif du plan divin de conquête de la terre d’Israël. Le chapitre 24 reprend la narration : les juifs acceptent l’alliance et celle-ci est scellée par un sacrifice dont la moitié du sang est jetée sur l’autel tandis que l’autre partie sert à asperger le peuple. Moïse s’en va dans la nuée du Sinaï, où il demeure quarante jours et quarante nuits…

    Comment comprendre ce déroulement ?

    Dans Yoma 5b, une discussion est présentée relativement à ce chapitre 24 : selon certains, l'alliance s’est déroulée avant les dix commandements, pour d’autres, après. Quoi qu’il en soit l’ensemble des chapitres 21 à 23 succèdent aux dix commandements. Ils sont qualifiés de ‘livre de l’alliance’ (24.7). On peut se demander quel est le rapport entre des lois civiles et l'alliance divine... Déjà les dix commandements comportaient des lois de droit... Pourquoi cette alliance entre les Hébreux et Dieu, comporte-t-elle un tel volet ? Certains ont voulu  percevoir  dans le « droit civil juif » une dimension religieuse. Personnellement je ne l’ai pas vue, ni entrevue.

    Pour comprendre en quoi ces lois font partie intégrante de l’alliance, on peut revenir sur l’affirmation de certains historiens affirmant que le code d’Hammourabi –antérieur à la Torah- possède des lois qui sont très similaires à celles de la Torah. Jean Bottero dans son livre Mésopotamie prouve que le code Hammourabi n’est pas un « code » de lois, mais la compilation de jugements du roi qui vise, en plus d’une entreprise d’auto-glorification, à montrer sa jurisprudence et l’  « esprit » qui l’anime[1].

    Cette indication nous a paru intéressante. Les hébreux sortent d’Egypte, ils ont subi toutes sortes d’injustices : la loi changeait au grès des angoisses existentielles pharaoniques. Ce que Dieu promet aux juifs, ce n’est pas une nouvelle loi, mais une loi dictée par Dieu, c'est-à-dire une loi immuable. Les juifs acceptent cette loi pour une raison simple : cette loi est inamovible, elle les fait sortir de l’arbitraire du régent par le simple fait qu’elle est gravée dans la pierre, à l’image des dix commandements. Les lois civiles font partie de l’alliance, car elles satisfont le désir de justice du peuple opprimé, les lois civils sont précisément ce que les juifs avaient compris de Dieu lorsqu’il les libéra de la tyrannie égyptienne : Dieu libère par la loi ! Peut-être ne satisfait-elle pas toujours l’idéal de justice, mais c’est une loi stable, contrairement aux lois humaines toujours susceptibles d’être modifiées au grès des lobbies ou des gouvernements…à l’infini, sous prétexte de l’esprit de justice.

    Dans ce contexte, notre question peut-être posée : qu’est-ce que cette curieuse histoire d’ange dont parle le texte ? Ibn Ezra affirme que le vocable ‘livre de l’alliance’ n’inclut pas cette partie. Pourquoi parler de cet ange, ici et maintenant, alors que les juifs et Dieu sont tout à leur alliance mutuelle.

    Desert

    Reprenons le texte, dans sa traduction du Rabbinat (Exode 23, 20-33) :

    Or, j'enverrai devant toi un mandataire, chargé de veiller sur ta marche et de te conduire au lieu que je t'ai destiné. Sois circonspect à son égard et docile à sa voix; ne lui résiste point! Il ne pardonnerait pas votre rébellion, car ma divinité est en lui. Que si tu es toujours docile à sa voix, si tu accomplis toutes mes paroles, je serai l'ennemi de tes ennemis et je persécuterai tes persécuteurs.  Lorsque mon mandataire, guidant tes pas, t'aura introduit chez l'Amorréen, le Héthéen, le Phérézéen, le Cananéen, le Hévéen, le Jébuséen et que je les aurai exterminés,  ne te prosterne point devant leurs dieux, ne les sers point et n'imite point leurs rites; au contraire, tu dois les, renverser, tu dois briser leurs monuments. Vous servirez uniquement l'Éternel votre Dieu; et il bénira ta nourriture et ta boisson et j'écarterai tout fléau du milieu de toi. Nulle femme n'avortera, nulle ne sera stérile dans ton pays; je comblerai la mesure de tes jours. J'enverrai ma terreur devant toi et je jetterai le trouble en toute population chez qui tu pénétreras et je mettrai tous tes ennemis en fuite devant toi. Je te ferai précéder par le frelon, qui chassera le Hévéen, le Cananéen et le Héthéen de devant toi. Je ne l'expulserai pas de devant toi en une seule année , car le pays deviendrait un désert et les bêtes sauvages se multiplieraient à tes dépens:  je l'expulserai de devant toi successivement, jusqu'à ce que, devenu nombreux , tu puisses occuper tout le pays. Je fixerai tes limites depuis la mer des Joncs jusqu'à la mer des Philistins et depuis le Désert jusqu'au Fleuve; car je livrerai en ta main les habitants de cette contrée et tu les chasseras de devant toi. Tu ne feras de pacte avec eux ni avec leurs divinités. Qu'ils ne subsistent point sur ton territoire! Ils te feraient prévariquer contre moi; car tu adorerais leurs divinités et ce serait pour toi un écueil."

    Il semble que l’ange ait été désigné pour aider à la conquête de la terre d’Israël. On comprend que celle-ci soit un des éléments de l’alliance, mais pourquoi le faire par un intermédiaire, un ange ?

    Plusieurs interprétations ont été données. Le Ralbag veut dire que l’ange dont il s’agit n’est autre que Moïse. Car le terme ange désigne un envoyé divin, et parfois les prophètes peuvent être qualifiés d’ange. La solution a le mérite de nous renvoyer à des choses connues : Moïse fait partie de l’alliance, il est le guide qui amènera le peuple vers « l’endroit que Je t’ai préparé », c'est-à-dire le lieu désigné pour le Temple. Mais l’usage du mot « ange » pour désigner Moïse semble quelque peu controuvé.

    La plupart des commentateurs suivent les différentes possibilités données par le Midrash :

    Pour Rachi, Dieu envoie un ange à Sa place, car connaissant la nature de l’homme, et ses penchants, il est préférable de le faire escorter par des anges dont le courroux est moins destructeur que celui de Dieu. En effet, la relation « face à face » entre les hommes et Dieu est une relation qui n’admet pas d’erreur, même si la techouva permet de restituer une relation pleine.  Rachi donne un nom à cet ange : « Métatron ». Le terme grec renvoie à un officier qui devance l’armée pour mesurer l’emplacement du camp.

    Rachi semble donc affirmer que Dieu se retire des juifs. En quoi désigner un remplaçant serait-il un élément de l’alliance ? Peut-être comprend-il que précisément, parce que cet ange n’est pas destructeur, il est l’assurance de la pérennité de ce peuple. Qu’est-ce qu’un ange ? Un ange est façon de désigner une force naturelle[2] ou une façon dont la prophétie se manifeste[3]. Ce que Dieu affirme ici, c’est qu’après les épisodes miraculeux de la sortie d’Egypte, on revient à un mode de gouvernement plus standard, dans lequel la main de Dieu est moins visible. En quoi est-il nécessaire d’en parler avant de conclure l’alliance ? C’est que Dieu ne se manifeste pas dans n’importe quel endroit avec l’éclat du Sinaï. Pour retrouver cet éclat, il faudra attendre l’arrivée en Israël et l’érection du Temple dans l’endroit qui lui est destiné.

    Une hypothèse audacieuse serait la suivante : le mont Sinaï est le mont où Dieu se manifeste, tout comme le mont du Temple, entre temps il faut s’accommoder d’une certaine absence de « face à face », le tabernacle n’étant lui-même destiné qu’au « face à face » entre Dieu et Moïse, lieu où Dieu s’adresse à Son prophète pour donner Sa loi. Cependant, seul un endroit fixe permet aux juifs « de voir la face de Dieu ».

    Nahmanide  a interprété dans ce sens le « face à face » divin qui a eu lieu au mont Sinaï dans son commentaire sur Exode 20.2 où Dieu demandait aux juifs de ne pas faire d’idoles « devant Ma face ». C’est que « devant la face de Dieu », en Israël, alors que le Temple est érigé, il devient impardonnable de s’adonner à un culte qui a pour but de ne plus être « en face » de Dieu : en plus d’être ‘faux’, un culte idolâtre possède une dimension de rébellion au lieu même de Dieu. Bien sûr Dieu est partout, mais les hommes ont besoin d’endroits pour ce face à face, qui requiert une certaine mise à distance pour assumer d’être mobilisé en propre, dans sa propre ‘face’ par Dieu : dans la scène du Sinaï, chacun est mobilisé par Dieu, et ceci n’est possible qu’après une préparation, et ne peut être le lot quotidien, ne doit être le lot quotidien du juif. C'est pourquoi Rachi a voulu expliquer l'envoi de cet ange comme un substitut de Dieu, qui se serait retiré dès l'alliance conclue.

    Nahmanide récuse cette interprétation :  si c’était le cas pourquoi quelques chapitres plus loin, Dieu affirmerait-il à nouveau qu’un ange va se substituer à ce premier ange auprès des juifs ? Il propose une autre solution –suggérée par le Midrash- : pour lui, l’ange n’est pas le Métatron, qui agirait en l’absence de Dieu, mais c’est un ange qui est le porte parole de Dieu, son second, tel un roi qui ne s’adresse à son peuple que par un intermédiaire. Qu’est-ce que change d’être gouverné par un intermédiaire plutôt que directement par Dieu, sachant qu’il est là, tout proche ?  Le chapitre, constitue alors non pas un remplacement ou une substitution mais une autre modalité de la présence de Dieu.

    Le Emek Davar, interprète la lecture de Na’hamanide : pour lui l’ange dont il s’agit ici parle au nom de Dieu, il est comme son métourgeman, du nom de celui qui dit à voix haute les paroles du prince ou du roi. Comment alors comprendre dans le cadre de l’alliance une telle mise en scène?  Tout se passe comme si Dieu continuait d’agir en faveur des juifs, à se mobiliser pour eux, mais ceci ne peut-être perçu qu’à travers une compréhension des hommes, qu’à condition de faire parler la loi sèche du mont Sinaï. Introduction à la loi orale et au départ de Moïse durant quarante jours et quarante nuits pour parler la loi.

    La sidra  touche à sa fin : « Ils contemplèrent la Divinité d'Israël. Sous ses pieds, quelque chose de semblable au brillant du saphir et de limpide comme la substance du ciel.  Mais Dieu ne laissa point sévir son bras sur ces élus des enfants d'Israël et après avoir joui de la vision divine, ils mangèrent et burent. » (Exode 24, 10-11).

    Rachi voit dans ces versets une critique : leur vision était prétentieuse, c’est pourquoi il était  nécessaire de préciser que « Dieu ne sévit pas ». Là encore, comment comprendre dans le cadre de l’alliance ces quelques mots ? Peut-être que Rachi y voit comme un cadeau fait par Dieu en ce jour ? Mais il est possible de lire aussi comme le fait Onkelos : pour lui, il s’agit dans  de montrer la joie qui accompagne la vision divine. Ils virent ce que nul ne peut voire, et rien ne leur arriva. L’alliance se finit par une vision optimiste, une relation équilibrée avec Dieu est possible.  

    Franck BENHAMOU

    [1] Jean Bottéro. Mésopotamie, l’écriture la raison et les dieux. Le « code » de Hammurabi p.285 à 334. 

    [2] Guide des égarés. II §6. P67-70 dans la traduction de Munk.  

    [3] Guide des égarés. II §34. P 274-277.  

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  • 'Hanoukah : Juifs et Grecs

    ‘HANOUKAH : une histoire de l'opposition entre Juifs et Grecs ?

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    Lors de cette période de ‘Hanoukah, nous entendons parler évidemment des‘Hachmonaïm, mais aussi « des Grecs ». Plus précisément, ce furent les Séleucides qui prirent des mesures drastiques contre les Juifs, entraînant la révolte que l’on connaît.

    À la mort de son père, Philippe de Macédoine,  en -336, son fils Alexandre monte sur le trône. Quelques années plus tard, il soumet la côte méditerranéenne et se déploie même jusqu’en Mésopotamie et en Haute-Asie, avant de s’éteindre prématurément à l’âge de 32 ans.

    En -301, l’ancien empire est partagé. L’un de ses successeurs, Ptolémée, conserve l’Egypte. Pendant plus d’un siècle, la Judée est sous la domination de ses descendants, les Ptolémées. Ces derniers se montrent aimables avec les Juifs, ils les protègent et respectent leur culture, allant même jusqu’à faire traduire la Bible en grec (la Septante). Bien que les Sages du Talmud voient d’un œil suspicieux cette traduction, on ne peut nier la bonne intention de cette civilisation envers les Juifs.

    Cependant en -198, la Judée passe sous la domination des Séleucides, du nom d’un autre successeur d’Alexandre le Grand, Séleucus, qui s’empara de la Syrie et de la Mésopotamie lors du partage de l’empire. Un premier roi, Antiochus III, se montre bienveillant, laissant une large marche de manœuvre au Sanhédrin. En revanche, la situation se dégrade avec l’arrivée au pouvoir d’Antiochus IV Epiphane en -175. C’est lui qui prend les fameux décrets entraînant la révolte de Matatyas, de ses fils et de leurs partisans en -167.

    Nous remarquons déjà, à l’aide de ces premières indications historiques, qu’il est erroné de parler d’une guerre des Juifs contre les Grecs. Il s’agit uniquement d’une bataille contre les Séleucides, qui eux-mêmes ne commencèrent à s’en prendre à la Torah qu’à partir d’Antiochus IV.

    Mais ce n’est pas tout.

    À cette époque, de nombreux juifs devenaient hellénisants, c’est-à-dire qu’ils abandonnaient la Torah pour se consacrer aux modes du moment de la culture grecque. Est-ce à dire qu’il y aurait donc une opposition entre la Torah et la culture grecque ? Là encore, une telle affirmation manquerait cruellement de précision historique. En effet, la culture grecque à l’époque d’Antiochus IV n’a rien à voir avec l’idée que l’on se fait d’une Grèce philosophe. Il s’agissait davantage d’une culture de l’esthétique que d’une culture du savoir et de la sagesse, comme cela ressort des récits rapportés dans les Livres des Macchabés et chez Flavius Josèphe.

    Et pour cause, la mise en place de l’empire d’Alexandre le Grand marque une césure dans l’histoire grecque. Ce dernier était l’élève d’Aristote. Dans son ouvrage sur la cité idéale, le philosophe passe en revue divers types de régimes applicables dans une société donnée. Il considère la monarchie comme un régime quasi-utopique: « Si un citoyen a une telle supériorité de mérite (…) il ne faudra plus le regarder comme faisant partie de la cité. Il semble qu’un être de cette espèce doive être considéré comme un dieu parmi les hommes » (Pol. 3, 1284a). Pour lui, les meilleurs régimes sont la démocratie modérée ou l’oligarchie modérée. Il voit d’ailleurs le salut de la cité dans la masse civique, travailleurs et propriétaires s’impliquant autant dans la réussite économique de leur collectivité que dans sa vie politique (Pol. 6, 1317a-1318b).

    Alexandre croit à l’utopie décrite par son maître au sujet de la monarchie. Il fait de cette forme de gouvernement son idéal, oubliant la comparaison entre les régimes établie par Aristote. La destinée de l’élève se scinde donc de l’enseignement du Maître. Gloires et conquêtes deviennent les maîtres-mots de son empire et des royaumes fondés par ses successeurs. Moins de deux siècles plus tard, ce n’est plus l’amour de la sagesse (philosophie) qui est mise à l’honneur chez les jeunes générations –bien qu’elle ne l’a pas toujours été comme en témoigne l’opposition des sophistes à Socrate- mais l’amour du beau.

    Il n’y a donc plus rien d’Aristote chez Antochius IV Epiphane, le persécuteur des Juifs qui rêvait de devenir un second Alexandre, en prenant le contrôle d’un royaume unifié autour de la culture grecque. ‘Hanoukah est certes l’occasion de marquer le contraste entre l’obscurité et la lumière, mais il convient de garder à l’esprit que cette obscurité se traduit ici par la recherche esthétique dénuée d’âme, non par la philosophie.

    Comprenons bien qu’il n’est ni question de faire l’éloge de cette discipline, ni de la stigmatiser. L’intention de ce billet est simplement d’éviter des confusions de concepts trop courantes dans les discours sur ‘Hanoukah. Quant au débat éternel entre la philosophie et la Torah, il s’agit d’un autre sujet, totalement indépendant de cette fête des lumières (On se référera à l’ouvrage de H. Infeld, La Torah et les sciences, ou mille années de controverse).

     

    Yona Ghertman

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  • Aller sur le mont du Temple ?

    • Le 01/11/2014

    Aller sur le mont du Temple ?[1]

    Temple

     

    Est-il permis à un juif d’aller sur le mont du Temple ? Les médias présentent cette question comme une divergence d’opinion entre le rabbinat israélien et certains juifs d’obédience sioniste-religieuse[2].  Les premiers interdisent de s’y rendre par crainte de fouler l’emplacement du kodesh ha-kodashim, ou « saint des saints », l’endroit du Temple de Jérusalem strictement réservé au Cohen gadol (le grand-prêtre) qui n’y avait accès que le jour de Yom-Kippour[3]. Les seconds prétendent que l’emplacement précis du kodesh ha-kodashim est connu avec certitude, et qu’il est donc permis de se rendre sur le mont du Temple, sans crainte de transgresser l’interdiction de pénétrer l’endroit sacré. 

    Une fois n’est pas coutume, la réalité halakhique est plus complexe, même si ce bref résumé ne saurait être qualifié de « faux ». Une première question se pose en amont : l’interdiction de visiter l’emplacement du kodesh ha-kodashim est-elle encore valable à notre époque ? Le Rambam et le Raavad sont en discussion sur ce point. Selon le premier, la sainteté d’antan perdure sur l’emplacement du Temple, mais selon son contradicteur, la sanction de « karéte » qui frappait le profane s’approchant du kodesh ha-kodashim n’est plus d’actualité après sa destruction[4]. Est-ce à dire que le mont du Temple est devenu un endroit comme un autre d’après le Raavad ? Rien n’est moins sûr, car ce dernier ne réagit pas aux propos du Rambam indiquant que l’accès au mont du Temple –en dehors de l’emplacement interdit- ne peut se faire qu’en étant imprégné d’une crainte révérencielle[5]. En transposant la discussion à notre époque, on peut dire que selon l’un comme l’autre, la venue sur le mont du Temple dans un but touristique est sans aucun doute prohibée, même s’il est certain que le groupe de touristes japonais ne s’approchera pas de l’ancienne place du kodesh ha-kodashim

    La question de l’emplacement exact se pose donc uniquement d’après le Rambam. S’il n’est pas connu des visiteurs du mont du Temple, et même si ceux-ci y viennent exclusivement dans l’intention d’y prier, cela devra être interdit car il existe un risque de fouler la place prohibée. Cependant d’après le Raavad, il sera permis de venir sur le mont du Temple à condition d’y venir pour prier et en prenant pour cela toutes les précautions nécessaires[6].  Aussi lorsque le Radbaz[7] écrit au 16ème siècle que l’emplacement du kodesh ha-kodashim est connu, cette indication peut éventuellement permettre d’autoriser la venue sur le mont du Temple en faisant bien attention à ne pas fouler l’emplacement litigieux. Néanmoins, cette tradition rapportée étant elle-même contestée[8], le doute subsiste toujours…

    … Il n’en reste pas moins qu’entre l’opinion du Raavad et cette information rapportée par le Radbaz, il existe un appui halakhique aux personnes qui voudraient monter sur le mont du Temple pour y prier, d'autant plus que des recherches archéologiques ont permis de délimiter certaines places non liées au kodesh ha-kodashim. Toutefois un autre élément, non moins important que les précédents, doit encore être pris en compte : le principe de « darké Shalom », la recherche de la paix[9]. Il se trouve que le mont du Temple et la mosquée Al Aqsa sont considérés par les Musulmans comme un lieu saint de l’Islam. En a-t-il toujours été ainsi ? Laissons aux historiens spécialisés le soin de répondre à cette question… Toujours est-il que de nos jours, le lieu est considéré comme tel. Aussi les allées et venues de juifs sont-elles regardées d’un mauvais œil, perçues bien souvent comme une tentative de désacraliser l’emplacement de la mosquée.

    Al aqsa travaux02

    Reprenons jusque-là : D’après une majorité de décisionnaires[10], il est formellement interdit pour les juifs d’aller sur le mont du Temple à notre époque. De plus, le fait de s’y rendre provoque de graves conflits, préjudiciables pour « la paix ». S’il en est ainsi, pourquoi certains insistent-ils tant pour s’appuyer sur les avis permissifs ? Ne feraient-ils pas mieux de s’abstenir, quitte à mettre de côté leurs convictions halakhiques dans l’intérêt de tous ?

    En réalité le problème n’est pas que politique, contrairement à ce que l’on pourrait croire. La problématique de fond concerne la perception de l’histoire juive. Est-il admissible que celle-ci n’avance pas, ou alors, pas assez vite d’après certains ? On peut comprendre leur tristesse de voir que le mont du Temple, joyaux antique du judaïsme, sert aujourd’hui à abriter un autre culte, et s’en trouve quasiment interdit d’accès aux juifs… Ce désarroi rappelle celui des compagnons de R. ‘Akiba qui s’effondrèrent à la vue des ruines du Temple de Jérusalem[11]. Que fit Rabbi ‘Akiba ? Il éclata de rire. Au-delà des versets rapportés dans le Talmud pour justifier son attitude, les commentateurs s’interrogent, troublés par ce comportement atypique. Dans son développement sur ce passage, l’auteur du ‘Aroukh laNer[12] présente une idée qui apparaît profondément actuelle : la destruction du Temple n’est pas qu’une calamité. Il s’agit aussi d’une marque de bonté divine. Dieu a déversé Sa colère sur du bois et des pierres afin de préserver le peuple d’Israël. Alors Rabbi ‘Akiba rit. Nous sommes toujours là. C’est le signe que l’histoire juive continue…

    …Belle réponse à ceux qui veulent aujourd’hui risquer leur vie pour rappeler le souvenir des pierres.

     

    Yona GHERTMAN



    [1] Malgré son caractère d’actualité « brûlante », la question posée s’inscrit dans le cadre du débat d’idées. Bien que ne partageant pas celles du Rav Yehuda Glick, je lui souhaite une refoua shelema, après l’attentat dont il a été victime, acte odieux qui ne saurait en aucun cas être justifié. YG

    [2] Cette affaire a fait couler beaucoup d’encre, jusqu’aux médias français. Je renvoie à cette interview du journaliste Charles Enderlin au journal Le Point, qui me semble bien résumer la perception des médias : http://www.lepoint.fr/monde/charles-enderlin-le-sionisme-religieux-a-phagocyte-toutes-les-institutions-d-israel-30-10-2014-1877232_24.php

    [3] Torat Cohanim, Vaykra 16, 2. En réalité, l'emplacement du mont du Temple comporte plusieurs niveaux de "sainteté" rendant l'endroit interdit d'accès. L'entrée dans le kodesh ha-kodashim représente l'infraction la plus grave (voir Michna Kélim, chap. 1).

    [4] Michné-Torah, Hilkhote Beth haBe’hira 6, 14.

    [5] Ibid. 7, 2. Voir R. Ovadia Yossef, Yabia ‘Omer, Yoré Déa 26, al. 3 et 11. Lorsque le Raavad ne rajoute pas une glose en marge des propos du Rambam, c'est le signe qu'il ne s'oppose pas à son avis.

    [6] Voir Ibid, al. 3.

    [7] R. David Ibn Avi Zimra, 1479-1573 (Espagne/Israël) ; Shoute haRadbaz 2, 691.

    [8] Voir R. Ovadia Yossef, Yabia Omer, op. cit., al. 11.

    [9] Principe talmudique rapporté dans différents contextes et se fondant sur un verset du livre des Proverbes : « Tous ses chemins sont des chemins agréables et ses sentiers [des sentiers de] paix » (3, 17). 

    [10] Comme le note Rav ‘Ovadia Yossef dans son responsa cité supra.

    [11] TB Makot 24b.

    [12] R. Yaakov Ettinger, 1798-1871 (Allemagne).

     

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  • L'ambition d'Israël

    • Le 16/09/2014

    L’ambition d’Israël

     

    Le Shoul’han Aroukh rapporte la coutume de consommer le soir de Roch Hachana une tête d’agneau en prononçant au préalable la formule suivante : « Que nous soyons à la tête et non à la queue » (OH 584, 2). En réalité toute tête d’animal fait l’affaire car la pratique est surtout symbolique. Il s’agit avant tout de rappeler les bénédictions de la Torah applicables à la collectivité d’Israël lorsque ses membres respectent la loi de Dieu : « L’Eternel te mettra à la tête et non à la queue, tu ne seras jamais qu’au dessus et tu ne seras pas en dessous, si du moins tu écoutes les commandements de l’Eternel ton Dieu que je te prescris aujourd’hui d’observer et d’accomplir » (Devarim 28, 13). La bénédiction s’inverse en malédiction lorsque les mitsvote sont transgressées: « L’étranger qui sera chez toi s’élèvera de plus en plus au-dessus de toi, et toi, tu descendras de plus en plus (…). C’est lui qui sera à la tête, et toi tu seras à la queue » (Devarim 28, 43-44).

     

    Agneau1

    Deux oppositions sont mises en évidences dans ces versets : haut/bas et tête/queue. La première est facilement compréhensible car elle rappelle une préoccupation basique de tout peuple : l’autonomie. Le maître peut se montrer bienveillant envers le serviteur, et même choisir de lui accorder des droits semblables aux siens, mais il aura toujours l’avantage de l’autonomie de décision, certains diront, de « l’autodétermination ».

    La seconde opposition est plus complexe. Les nations sont comparées au corps d’un animal. Pourquoi la comparaison ne se fait-elle pas plutôt avec l’homme, le « talon » remplaçant alors la « queue » ? C’est qu’il n’est pas question une nouvelle fois d’un rapport vertical, mais plutôt d’une relation horizontale du type meneur/suiveur[1]. Quel est celui qui montre l’exemple, qui prend de facto une place de modèle par rapport à l’autre, le captivant par la luminosité qu’il renvoie ?

    La réponse apportée par le texte est sans appel : Quand Israël respecte la volonté de Dieu, il devient alors le meneur, celui qui influence positivement les autres. Quand le peuple ne la respecte pas, il redevient alors un pion fondu dans la masse, suivant béatement le troupeau et sa direction qu’il ne distingue même pas.

    Queue de renard

    Qu’est-il question de mener ? À quelle direction la tête sert-elle ? Nous touchons à la difficulté de cette sentence prononcée à Roch Hachana. Chacun d’entre-nous prononce la même phrase mais l’intention n’est pas la même, à l’instar de nos ambitions… Voilà qu’on nous vante les mérites « d’Israël, la seule démocratie du Moyen-Orient »… Est-ce ça l’ambition à laquelle nous aspirons : imiter des modèles politiques non-inspirés de la Torah en s’imaginant ainsi « à la tête » ? Ou bien faut-il chercher du côté du développement des nouvelles technologies, dont certains se servent pour attirer les juifs de Diaspora vers le nouvel Eldorado ?  Devons-nous irrémédiablement reproduire la schizophrénie des Hébreux en Egypte qui tenaient à conserver leur spécificité par le nom, l’habillement et la langue (Vayikra Rabba 32, 4) tout en ayant mis fin à la pratique de la brith-mila « pour faire comme les Egyptiens » (Chemote Rabba 1, 8) ? Il est incohérent d’imiter l’autre tout en affirmant sa particularité, mais plus encore, il est présomptueux de vouloir être le meneur de celui que l’on copie.

    La tête est le centre de l’intelligence. La Torah témoigne qu’en fonction de l’attitude d’Israël, ce centre peut se déplacer. Les versets admettent que les véritables meneurs intellectuels peuvent porter en étendard une philosophie totalement déconnectée de l’intelligence de nos lois. Le juif peut bien siéger à l’Académie française, le savoir talmudique n’en reste pas moins perçu comme un joyeux folklore ou un odieux obscurantisme.

    Le souhait inverse est celui que nous formulons à Roch Hachana. Il n’est en aucun cas subjectif. L’ambition recherchée n’est pas individuelle. En ce jour nous ne recherchons ni la tête des renards, ni même celle des lions, pourtant exaltée en d’autres circonstances (Avot 4, 15).

    Dans son Sheer Israël, le Netsiv de Volozhin[2] oppose l’attitude assimilatrice des hébreux en Egypte à celle d’Abraham, à la fois séparé des autres et tourné vers eux ; non dans une attitude de plagiat, mais dans une posture de diffusion altruiste. La coutume rapportée par le Shoul’han Aroukh veut que la tête à priori utilisée soit celle d’un bélier, en souvenir de la ligature d’Itz’hak… C’est qu’à ce moment Abraham se fit pour le monde l’intermédiaire d’un message nouveau sur le rapport à Dieu. À la manière de la tête qui transmet des informations au reste du corps, il diffusa une croyance lumineuse tout autour de lui. En ce sens, Israël est le digne descendant d’Abraham… Du moins tel est le souhait que nous émettons à Roch Hachana.

    My ambition in life

     

    Yona GHERTMAN



    [1] Je remercie Elicha Touati pour cette idée d’une double opposition dans le verset entre maître/serviteur, et meneur/suiveur.

    [2] R.  Naphtali Tsvi Yehouda Berlin (Russie, 1817-1893). L’ouvrage Sheer Israël est une dissertation sur l’antisémitisme. 

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