Comment se prémunir des promesses de Dieu ?

   Cycle : la Paracha selon le SFORNO*

 

Sforno 1

Comment se prémunir des promesses de Dieu ?

 

Jacob fuyant son frère –et accessoirement la terre d’Israël- atteint un endroit reconnu comme ‘la porte du Ciel’ ; il ‘rêve’ (d’une échelle), c’est-à-dire dans ce contexte que Dieu lui montre une image et lui parle. Ce songe se termine sur une promesse :

« La terre sur laquelle tu te tiens, je te la donnerai ; et ta postérité sera comme la poussière de la terre, tu t’étendras à l’ouest et à l’est, au nord et au sud ; par toi serons bénies toutes les familles du sol, et par ta descendance. Et Moi je suis avec toi, et je te garderai dans toutes tes voies, je te ferai revenir dans cette terre, car je ne t’abandonnerai pas jusqu’à accomplir ce que je t’ai promis ». (28.13-15)

Est-ce que Dieu a accompli en faveur de Jacob sa promesse de donation de la terre ? Il semble que non, et l’on est enclin à penser qu’il s’agit d’une des multiples promesses de Dieu pour les descendants tardifs des patriarches, ceux qui hériteront la terre d’Israël quelques siècles plus tard. Pourtant le texte est sans ambiguïté, c’est à Jacob que l’héritage de la terre est promis ici : « je te la donnerai ». Le Sforno est le seul à répondre à cette question : ce dont il s’agit ici, n’est pas la possession exclusive de la terre, mais que Jacob sera « un prince de Dieu, parmi les résidents de la terre, comme le furent Abraham et Isaac ».  Habiter la terre, être le héraut de Dieu, voilà la promesse, et non pas repousser les nations étrangères, coloniser les territoires ou expulser les populations : cette dernière possibilité n’est pas exclue, elle est toutefois soumise à une condition qui n’est pas explicite dans ce chapitre, mais a clairement été énoncée ailleurs : pour être exclu de la terre d’Israël, il faut avoir fauté dans une mesure excessive (Béréchit 15.16).

Cette première remarque n’est pas mon propos principal : elle vise uniquement à rappeler que cette première promesse est très pragmatique. Face à elle Jacob fait un vœu : « si Dieu est avec moi, qu’il me garde dans le chemin que je m’apprête à arpenter, qu’il me donne du pain pour manger, des vêtements pour me vêtir, et que je retourne à la maison parentale, et que Dieu sois sur moi un juge ; alors la pierre que j’ai érigée sera une maison pour Dieu[1], et je donnerai la dime sur tout ce qui m’aura été donné ». (28.20-22)

Les commentateurs s’insurgent : comment Jacob ose-t-il remettre en cause la parole divine ? Plusieurs pistes sont données. Celle qu’emprunte le Sforno me semble intéressante.

Pour en comprendre les arcanes, il faut s’interroger sur une expression qui traverse toutes les sociétés religieuses : « Dieu est avec moi ». Passons les contradictions qui font les deux équipes de foot adversaires se sentent investies toutes les deux d’une mission divine. Mais à l’échelle individuelle : lorsqu’un homme dit Dieu est avec moi, il s’octroie un blanc-seing à partir duquel il pourra commettre toutes les atrocités…Dieu est avec lui. C’est comme s’il se revêtait de l’attribut de toute puissance de Dieu pour l’exercer sans vergogne en faveur de ses intérêts. Et il n’est pas nécessaire d’être clerc psychologue pour déceler que celui qui proclame « Dieu est avec moi » s’identifie à Dieu.

La tentation est d’autant plus forte lorsque la prophétie est vraie… Il est dommage de constater que peu d’ouvrages ont tenté d’élucider la difficulté d’être prophète, de recevoir la parole divine, à plus forte raison lorsque celle-ci concerne le prophète personnellement. Le commentaire du Sforno montre qu’il a envisagé la chose, et a compris la bombe à retardement que constitue la connaissance de son propre destin par anticipation.

« Si Dieu est avec moi » ne constitue pas une remise en question de la promesse divine, mais une demande supplémentaire qui n’est pas incluse dans le « Je serai avec toi » prononcé par Dieu. Chacun n’a pas les mêmes objectifs. Du point de vue de Dieu, être avec Jacob, c’est diriger les évènements de sorte à ce qu’il revienne finalement vers la maison parentale. En reconnaissant Dieu comme son juge quand il quitte Israël, le patriarche montre qu’il a conscience des dangers d’une telle promesse. Mieux, il sait que « trois choses font sortir l’homme de lui-même, et de l’intelligence[2] divine : les peuples hostiles, la pauvreté et la maladie »[3] ; certes Dieu a promis de le faire retourner pour prendre possession de la terre, mais Jacob a d’autres soucis : pour lui il faut rester soi-même, et ne pas prendre les promesses de Dieu comme des armes envers son prochain. C’est pourquoi Jacob prie. Il demande d’être gardé (de l’hostilité des hommes), d’avoir nourriture et vêture (pain et habits), mais aussi de revenir en paix (c’est-à-dire sans être malade).

Le prophète n’accueille pas la prophétie naïvement, il sait qu’être l’élu de Dieu est une épreuve en soi, et c’est une prière qu’il retourne à Dieu qui lui promet monts et merveilles.

 

Franck Benhamou.

 

*Rav 'Ovadiah Sforno, Italie 1480-1550

Texte original :

ספורנו בראשית פרק כח

לך אתננה. שתהיה אתה נשיא אלהים בקרב יושביה כמו שהיו אברהם ויצחק:

ספורנו בראשית פרק כח

(כ) אם יהיה אלהים עמדי. להסיר מעלי כל מעיק ומונע המעביר את האדם על דעתו ועל דעת קונו כאז"ל ג' מעבירין את האדם על דעתו ועל דעת קונו גוים ורוח רעה ודקדוקי עניות (ערובין מא ב):

ושמרני. מן אנשים רעים המתקוממים ומכריחים:

ונתן לי לחם לאכול. שלא יכריחני העניות לעבור על דעתי ועל דעת קוני:

(כא) ושבתי בשלום. מן החלאים המעבירים גם כן את האדם והוא רוח רעה שהזכירו ז"ל:

והיה ה' לי לאלהים. אז יהיה ה' לדיין אם לא אעבדהו בכל כחי והוא"ו כמו זאת משמשת במקום הנה. כלומר הנני מקבל עלי מעתה שהאל יתברך המרחם יהיה לי לאלהים ויתנהג עמי במדת הדין

 


[1] Lieu du Temple.

[2] Expression difficile à traduire qui demanderait un commentaire en elle-même.

[3] Ce passage du Talmud (Erouvine 41b) indique à la place de ‘maladie’ ‘mauvais esprit’. Comme on s’en rend compte quelque ligns plus bas, le Sforno comprend ça comme un dérèglement de la personne sans faire d’hypothèses sur l’existence des esprits ; il suit en cela la compréhension qui se dégage du Talmud lui-même.

 

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